Analyse-Livres & Culture pour tous
3 Octobre 2023
Ce poème débute par une anaphore "il fait un temps", reprise trois fois, comme une litanie plaintive. La poétesse se livre, en effet, à une description alarmante de la crise climatique que nous vivons, à une critique de l’ère technologique et enfin au rapport bousculé de l’homme avec la temporalité.
repères : Hélène Dorion : analyse
Nous vous proposons un dossier comprenant une présentation générale suivie de l’analyse linéaire de trois poèmes significatifs.
Nous utiliserons un outil d’analyse basé sur la méthode des 6 GROSSES CLEFS, de la Gazette. Il s’agit de colorier le texte sous six angles à l’aide du moyen mnémotechnique suivant :
Gr : grammaire C : Conjugaison
OS : oppositions le : champ lexical
SE : les 5 sens FS : figures de style
Il fait un temps de bourrasques et de cicatrices
un temps de séisme et de chute
les promesses tombent
comme des vagues
sur aucune rive
les oiseaux demandent refuge
à la terre ravagée
nos jardins éteints
entre l’odeur de rose et de lavande/
/il fait un temps de verre éclaté
d’écrans morts de nord perdu
un temps de pourquoi de comment
tout un siècle à défaire le paysage
mon champ soulève la poussière
de spectacle muet
comme un trou béant
dans la maison noire des mots/
/il fait un temps jamais assez
un temps plus encore et encore
plus encore
plus
on ne pourra pas toujours
tout refaire
dans ce temps de bile et d’éboulis
les forêts tremblent
sous nos pas
la nuit approche/
Ce poème est situé dans la troisième partie, l’onde du chaos.
Il est composé de 27 vers libres, irréguliers tant sur le nombre de syllabes qu’en ce qui concerne les strophes.
Il débute par une anaphore "Il fait un temps" reprise trois fois, comme une litanie plaintive, mais son analyse nous fait passer du temps météorologique à un rapport à une temporalité toute autre. La valeur du présent a pour objet de signifier l’actualité d’une situation qui se déroule sous nos yeux ; le poème se fait donc narratif.
Il se divise ainsi en trois parties :
La problématique choisie s’articule autour de la question de savoir comment le dérèglement du monde extérieur produit un effet sur l’intime.
Ce poème débute par une anaphore "il fait un temps", reprise trois fois, comme une litanie plaintive. La poétesse se livre, en effet, à une description alarmante de la crise climatique que nous vivons : elle évoque le rôle des éléments (a), procède à la critique de l’inertie des hommes (b) et se fonde sur les perceptions (c).
a) le rôle des éléments
Hélène Dorion emploie des termes évoquant la crise climatique avec deux noms "bourrasques" et "séisme": on note la différence entre les deux éléments, l’un lié au vent, l’autre à la terre avec la tectonique des plaques. Mais ces deux termes se rejoignent dans le même résultat, la désolation de la nature.
La poétesse choisit de montrer la première victime : "les oiseaux demandent refuge": l’oiseau est l’image biblique qui rappelle la fin du déluge : en l’occurrence, ici, l’oiseau ne trouve pas d’endroit où se poser… On le personnalise avec "demandent" qui est un verbe de parole… Tout l’ordre de la nature est donc bouleversé par la crise climatique.
La nature est évoquée avec les noms "la terre"/”nos jardins » : on note l’emploi des déterminants singulier/pluriel passant du général au particulier, soit d’une situation globale à une perception concrète. Le terme "jardins" présente aussi un accent biblique avec l’Eden…
Pour appuyer le désastre écologique, elle utilise deux participes passés qui la qualifie "ravagée"/éteints” : la valeur de cette forme verbale est de donner un sens passif à l’action qui est donc subie. La nature est donc victime de l’homme.
b) l’inertie humaine
Le vers 3 s’analyse en une critique des hommes. Ces derniers sont jugés doublement d’une part au niveau de la nature de leurs actes, puis de la qualification de ces actes : l’action humaine est inerte.
Avec “les promesses”, Hélène Dorion ne nomme pas les auteurs, juste leurs actes, lesquels ne sont pas par nature des décisions, mais une simple parole donnée : c’est un procédé stylistique jouant sur une ellipse qui est une figure d’omission.
Regardons le déterminant défini “les” devant “promesses” : il est au pluriel pour signifier à la fois l’importance du nombre et leurs précisions ; mais si les annonces orales sont déterminées, elles sont vaines.
Cette vacuité est à noter avec le verbe “tombent” qui indique un mouvement soudain allant de haut en bas : ce sont des engagements sans effets, ce qui est le contraire d’une promesse qui tend vers le haut, le futur…
Hélène Dorion insiste sur le même caractère avec la comparaison marine. Cette dernière est proposée à l’aide des deux noms communs : “vagues” et “rives”. Il y a un effet saisissant produit par la tournure négative “aucune rive” du fait du déterminant indéfini “aucun” suggérant l’absence totale. Reprenant le vers, on peut se demander comment une vague peut-elle ne pas gagner la berge ? C’est l’image pourtant choisie par la poétesse afin d’évoquer le caractère évanescent de la parole politique.
On note donc l’opposition entre les promesses “tomber” et les vagues sur “aucune rive” : l’inversion de l’ordre des choses. Cela équivaut à dire que ce sont de fausses promesses. La critique est acerbe comme le montre le double enjambement avec contre-rejet “comme des vagues”/ » sur aucune rive » : un effet d’insistance sur la faiblesse de la nature humaine. La poétesse joue aussi sur les perceptions.
c) le rôle des perceptions
On compte quatre des cinq sens présents dans cette première partie du poème. On note le toucher avec « chute », l’ouïe avec « les promesses »/ » demandent », la vue avec « éteints » et l’odorat avec « odeur »/ » rose/ » lavande ». Pourquoi Hélène Dorion recourt-elle à toutes ces perceptions ? Il s’agit pour elle de passer de l’extérieur vers l’intérieur, de faire surgir l’intime. On trouve ainsi des éléments propres au corps « cicatrices »/ » chute » : deux noms signifiant la douleur physique.
La crise du climat laisse donc des traces tant à l’extérieur de nous qu’à l’intérieur. Mais dans ce registre tragique, une lueur d’espoir demeure avec la présence de plantes : « rose/ » lavande » : soit deux couleurs pastel, signes de douceur…
Cette crise va de pair avec celle causée par la technologie.
2. la crise technologique
Cette crise s’oppose à celle climatique par la brièveté de sa description (a) au profit de la fragmentation du poème (b) et des conséquences nombreuses (c)
a) brièveté de sa description
On quitte la sphère de la nature pour aboutir à la dénonciation d’une activité humaine : la technologie.
Cette dernière est signifiée par deux noms communs « verre/écrans » : notons l’habituelle opposition singulier/pluriel, en l’occurrence la matière générique « verre » au singulier et ses dérivés au pluriel « d’écrans ».
On a vu précédemment l’emploi de participes passés, comme actions subies : on retrouve le même procédé avec les termes « éclaté/morts/perdu ». Avec « éclaté », on relève le bruit et donc le sens de l’ouïe qui évoque le chaos pour la poétesse.
Le registre est donc tout aussi tragique. Mais nous n’avons pas d’autres précisions si ce n’est l’effet produit par la fragmentation de deux vers.
b) fragmentation des vers
Si la poétesse n’apporte pas plus d’éléments à la crise technologique, c’est qu’elle le fait de manière formelle en rompant avec le rythme de la strophe précédente.
On est en présence de deux vers qui tranchent avec les autres : « d’écrans morts de nord perdu/un temps de pourquoi de comment » : l’auteure joue sur les deux blancs typographiques qui accentuent le malaise.
Le premier brise le sens en reliant de loin l’ère du numérique « écran » comprenant téléphones, tablette etc… à « nord perdu » » soit un ancien instrument d’orientation en verre, la boussole : ce sont deux techniques opposées tant dans leur construction (taille etc…) que dans leur utilité (se repérer/se perdre).
Le deuxième blanc typographique illustre l’étendue du problème éthique posé par la technologie : on voit l’opposition entre “pourquoi/comment”. Entre les deux, ce blanc pour signifier que l’un n’allant pas forcément avec l’autre, d’où la crise… Les conséquences sur l’environnement et sur les hommes sont ensuite évoquées.
c) les conséquences
La critique se fait amère avec le vers suivant qui est seul : “tout un siècle à défaire le paysage” : on voit bien l’importance de la crise technologique qui est à l’origine de la crise climatique.
Le verbe “défaire” est un terme négatif avec le préfixe “dé” qui inverse une tendance : on est donc sur une logique de destruction.
On se souvient que l’on avait pour signifier l’environnement “terre”/ "nos jardins". La nature devient ici « le paysage », soit une localisation proche qui nous touche. On prend conscience de la gradation avec "mon champ" au vers suivant : la focalisation se fait de plus en plus précise. Et l’emploi du déterminant possessif « mon » relève l’angoisse du sujet qui se rend compte intimement de la crise qui se déroule sous ses yeux : « poussière » qui signe la finitude d’une chose.
On est plongé dans un nihilisme tragique avec la formulation métaphorique "la poussière de spectacle" soit la négation même d’une œuvre et l’adjectif « muet » renvoyant cette fois au silence à la différence du participe passé « éclaté : on a affaire à des sens bousculés (vue/ouïe).
Mais c’est avec une comparaison “comme un trou béant/dans la maison noire des mots » que l’effet se fait saisissant : on est encore plus près dans la focalisation puisqu’on se situe à l’échelle d’une maison. On a l’opposition entre l’extérieur/intérieur. On pénètre dans l’intimité d’un lieu.
Mais celui-ci renvoie non à un refuge, mais à un enfermement avec le groupe nominal « trou béant » : la sensation vertigineuse de « chute » est reprise avec cet effet de redondance comme au début du poème. Il s’agit pour Hélène Dorion de dénoncer l’emprise de l’écran : « maison noire des mots ». Elle critique cette technologie qui nous isole. La référence à la vue et à la couleur « noire » évoque précisément la mort, redondance de la formule « d’écrans morts » vue précédemment : on est encore dans le registre tragique.
Hélène Dorion insiste sur une temporalité "un siècle" qui vient s’ajouter à la notion de temps évoquée précédemment.
3. la crise de la temporalité
On assiste dans cette dernière partie à l’exposé de la perte de repères tant par la forme (a), que par le rapport à un temps dévoyé (b).
a) perte de sens
Cette crise technologique et climatique entraîne une fulgurante perte de sens : on le voit sur la forme avec l’exacerbation de la fragmentation du vers et de l’impossibilité à énoncer.
On note que cette strophe de 6 vers comprend à la fois deux blancs typographiques. Ils sont placés autour de l’adverbe “encore” soit après soit avant, comme autant d’impatience signifiée.
Le rythme des vers va decrescendo : “un temps plus encore et encore/plus encore/plus" : cela évoque un essoufflement dans une lutte au temps dont il faut désormais parler.
Le ton saccadé des vers est à relever avec la figure de style de la répétition. Tout est répété que ce soit le groupe nominal "un temps", des adverbes "plus/encore/"
On relève aussi l’entrechoquement des adverbes opposés : "jamais/toujours" qui rendent confus le propos.
Tout cela rend compte d’une impossibilité à dire par l’homme moderne qui est toujours connecté : la perte de sens vue avec les écrans entraîne un appauvrissement du langage traduisant une impossibilité de penser comme celui du rapport au temps.
b) un rapport au temps dévoyé
La formulation saccadée, brouillonne, signifie l’impatience subie par l’homme qui prend le temps comme une simple donnée alors que la nature continue à faire les frais de nos incohérences.
Le temps ne s’impose plus comme une donnée avec laquelle il doit composer, mais comme une donnée qu’il cherche à contrôler : "temps jamais assez/un temps plus encore et encore/plus" : il s’agit de voir dans ces mots des réflexions humaines, intimes, capricieuses. Ce sont des volontés de toute-puissance qui s’analysent comme autant de tentatives infructueuses de le modeler selon nos envies. Cela crée de la frustration comme le nom "bile" en témoigne.
Devant cette temporalité malmenée, la voix revient au poète qui énonce avec le pronom impersonnel, "on" une vérité exprimée au futur cette fois ; le choix de la forme négative tranche comme un moment de lucidité et donc de rupture avec le reste du texte : "on ne pourra pas toujours/tout refaire" : l’enjambement avec contre-rejet sert à mettre en valeur l’action humaine dans sa dimension positive : de fausses "promesses" à la destruction, on voit une note optimiste "refaire’": mais l’emploi de l’indéfini "tout" montre l’énormité de ce qu’il y a à accomplir et la modestie qu’il faut avoir "pas toujours". Mais la nature n’entre pas dans ces incohérences humaines.
Les derniers vers opposent le temps des hommes à celui de la nature.
La nature, non seulement, ne peut plus attendre, mais, en plus, elle souffre de nos incohérences "nos pas".
On a ainsi le verbe "tremblent" et le caractère inquiétant du désastre qui s’annonce avec la métaphore de la nuit "la nuit approche".
repère à suivre : Analyse linéaire "mes forêts sont de longues tiges d’histoire" dans le recueil "Mes Forêts" (H.Dorion)