Analyse-Livres & Culture pour tous
3 Octobre 2023
Il s’agit d’un poème composé de 27 vers libres qui concluent le recueil. Notons qu’il fait écho au premier poème intitulé Mes forêts sont de longues traînées de temps. Ce texte d’une grande simplicité dans l’emploi des termes dont le sens est en revanche à creuser peut se découper en deux mouvements principaux : une forêt humaine, une forêt littéraire.
repères : Hélène Dorion : analyse
Nous vous proposons un dossier comprenant une présentation générale, suivie de l’analyse linéaire de trois poèmes significatifs.
Nous utiliserons un outil d’analyse basé sur la méthode des 6 GROSSES CLEFS de la Gazette. Il s’agit de colorier le texte sous six angles à l’aide du moyen mnémotechnique suivant :
6 GROSSES CLEFS
Gr : grammaire C : Conjugaison
OS : oppositions le : champ lexical
SE : les 5 sens FS : figures de style
Mes forêts sont de longues tiges d’histoire
elles sont des aiguilles qui tournent
à travers les saisons elles vont
d’est en ouest jusqu’au sud
et tout au nord
mes forêts sont des cages de solitude
des lames de bois clairsemées
dans la nuit rare
elles sont des maisons sans famille
des corps sans amour
qui attendent qu’on les retrouve
au matin elles sont
des ratures et des repentirs
une boule dans la gorge
quand les oiseaux recommencent à voler
mes forêts sont des doigts qui pointent
des ailleurs sans retour
elles sont des épines dans tous les sens
ignorant ce que l’âge résout/
/elles sont des lignes au crayon
sur papier de temps
porte le poids de la mer
le silence des nuages
mes forêts sont un long passage
pour nos mots d’exil et de survie
un peu de pluie sur la blessure
un rayon qui dure
dans sa douceur
et quand je m’y promène
c’est pour prendre le large
vers moi-même/
Il s’agit d’un poème composé de 27 vers libres qui concluent le recueil. Notons qu’il fait écho au premier poème intitulé Mes forêts sont de longues traînées de temps. On y retrouve des références communes :
Mais c’est un poème singulier en ce qu’il synthétise la vision esthétique d’Hélène Dorion dans son rapport à la temporalité et à la création. Ce texte est d’une grande simplicité dans l’emploi des termes alors que le sens est en revanche à creuser. On peut le découper en deux mouvements principaux :
La problématique choisie s’articule autour de la question de savoir comment le dérèglement du monde extérieur produit un effet sur l’intime.
Hélène Dorion choisit de définir ce que représentent les forêts de manière complexe en partant des éléments de la nature (a), de la notion de temps (b) pour aboutir à une personnalisation (c).
a) La nature
La poétesse présente les forêts sous un jour sombre en convoquant le champ lexical des végétaux, en recourant à de nombreuses oppositions et en situant les forêts dans un espace géographique.
Les éléments de la nature "tiges/aiguilles/bois/épines" ne sont pas de purs objets de contemplation : la poétesse a choisi de les définir de manière simple et concise. Il y a un refus de toute forme de lyrisme dans la description. On est sur une économie de mots pour signifier paradoxalement beaucoup.
La définition des forêts s’établit par la matière végétale que l’on peut toucher : on a vu que ce sens est très important chez l’auteure.
On note aussi la présence d’oiseaux : "quand les oiseaux recommencent à voler". Là encore, économie de mots. Les animaux ne sont évoqués que par leur fuite.
C’est finalement un lieu où demeurent seules les forêts, l’homme n’y apparaît pas : si l’humain n’apparaît pas, c’est de manière à suggérer sa non-nécessité dans l’environnement de la nature qui se suffit à elle-même. Les oppositions restituent le cadre qui n’a rien d’enchanteur.
Les forêts sont décrites de manière différente si l’on considère le centre (tiges/bois) ou les extrémités "aiguilles/épines". Une opposition est sous-jacente entre la matière lisse ou piquante : on note justement la gradation entre "aiguilles" (vers 2)/"épines” (vers 18) : la forêt se fait plus sauvage, moins accueillante. Dans ce recueil, on a vu que la poétesse joue sur la dualité de la nature.
En outre, la nature est définie de manière statique avec l’anaphore “mes forêts sont/elles sont” : l’auxiliaire “être” suggère un état immuable et non une action entreprise. Et pourtant, l’auteure recourt à des verbes de mouvement qui convoquent le sens de la vue : “tournent”/vont/retrouve/voler/pointent » : là encore, une série de paradoxes courante dans l’esthétique d’Hélène Dorion. Il s’agit pour elle de révéler toute la complexité de l’environnement naturel.
D’autres oppositions figurent également dans cette première partie du poème : il s’agit de considérer la place les forêts dans un espace géographique : notons la référence aux quatre points cardinaux : « d’est en ouest jusqu’au sud/et tout au nord » : on observe l’espace typographique entre ouest/sud destiné à montrer la rupture entre la ligne transversale du globe terrestre des pays riches et l’hémisphère austral où se trouve notamment la forêt amazonienne gravement en péril.
Par ailleurs, le sud, preuve de son importance, vient avant le nord : tout est donc bouleversé dans cette nature. La temporalité est également présente dans cette vision.
b) la notion de temps
Hélène Dorion choisit d’évoquer le temps non plus sous son aspect climatique, mais sous l’angle de la temporalité, elle-même déclinée sous deux formes, le temps long et le temps court.
La poétesse a dédié le vers le plus long de ce poème à ce temps long qui est celui choisi pour achever son recueil : « Mes forêts sont de longues tiges d’histoire ».
On note la métaphore liant le végétal et l’histoire : « longues tiges d’histoire ». Elle sert à évoquer le rapport entre la nature et l’existence même du monde, offrant ainsi un registre lyrique.
À côté de cette dimension historique, l’auteure joue sur une autre notion.
Hélène Dorion aborde dans son poème une autre temporalité, plus courte : l’échelle d’une journée. On voit ainsi l’opposition entre « la nuit » et « au matin ». Mais rien n’est simple dans cet espace-temps. Pourquoi choisit-elle cet oxymore avec le terme « nuit rare » ?
Peut-être veut-elle évoquer la pollution lumineuse dans le ciel ou les ravages des incendies dans les forêts ?
Dans les deux cas, c’est une critique à peine voilée de l’activité humaine qui perturbe la nature.
On peut aussi voir dans le groupe nominal « des lames de bois clairsemées » une dénonciation tenant, cette fois, à l’exploitation intensive de la forêt. La poétesse recourt par la suite à un autre procédé stylistique.
c) une personnalisation
Le poème suit une progression qui conduit à donner à la nature une apparence humaine tant en ce qui concerne le corps que s’agissant de l’esprit. On note aussi le choix du registre pathétique.
Hélène Dorion donne aux forêts une corporalité tout humaine avec les termes « corps »/ » gorge »/doigts » : on relève le mouvement d’un tout vers une partie, du centre vers une extrémité à l’image des végétaux décrits précédemment. C’est pour elle l’occasion d’accorder à la nature une sensibilité particulière : le corps étant relié aux sens de la vue et de l’odorat, celui de la gorge au goût et à l’ouïe et enfin les doigts au toucher. Ce sens se retrouve avec le nom «les ratures ».
Ce choix poétique consiste à susciter une empathie, une compassion avec la nature. Mais cette personnification n’est pas que relative au corps.
La personnification est complète avec l’esprit. On peut ainsi relever le nom « solitude » qui va de pair avec les tournures négatives "sans famille / sans amour". Cela donne un sentiment d’abandon accentué avec l’expression "la boule dans la gorge " : il est question cette fois de chagrin voilé. On voit dans le même sens le terme « repentirs » qui est de l’ordre de la conscience des forêts. Ces dernières sont présentées comme des êtres de chair et d’esprit avec pour point commun l’évocation d’un registre pathétique.
Ce registre transparaît, en outre, avec la dimension d’isolement accentué par la notion d’enfermement. La poétesse a choisi de définir les forêts au travers du prisme des «cages /maisons », soit des lieux clos.
Le sentiment qui est exprimé par les forêts est celui de la relégation par les hommes qui ne l’habitent plus.
Il y a quelque chose de tendre dans l’attente d’une venue qui ne se fait pas : "qui attendent qu’on les retrouve“: la valeur du présent est celle d’une habitude qui ne se dément pas. Les forêts sont désertées par les animaux "les oiseaux" mais aussi par les hommes comme l’indique le pronom impersonnel "on"
2. Une forêt littéraire
La deuxième partie du poème s’ouvre sur l’hommage aux arbres dans une perspective littéraire. On voit ainsi la référence à l’écriture (a), mais aussi un aveu de la poétesse (b).
a) l’écriture
La forêt sert à la fois de support et de sujet d’écriture. La poétesse rend d’abord un hommage à la forêt en utilisant la métaphore des crayons : "elles sont des lignes au crayon" la représentant dans un rapport horizontal.
Mais c’est surtout pour souligner le support qu’elle offre.
On voit ainsi le champ lexical de l’écriture avec les noms communs comme : "lignes"/”crayons "/ "papier ". Le support papier provient de l’univers sylvestre.
Elle poursuit cet hommage à la nature en montrant le contenu de l’écrit, "nos mots".
La forêt est également un sujet d’inspiration lorsqu’elle dit : « mes forêts sont un long passage » : on note la répétition de l’adjectif « long » évoqué dans le premier vers.
La création poétique est désormais indiquée avec deux thèmes qui lui importent : « d’exil et de survie ». On est toujours sur un registre pathétique contrebalancé par un peu de sensibilité avec le sens de la vue et du toucher : « un rayon qui dure/dans sa douceur ».
b) la poétesse
C’est l’instant où l’intime se fait jour. Cela répond au titre du recueil « mes forêts » et à l’anaphore de ce poème mes forêts sont ;
Que sont-elles pour la poétesse ?
C’est le moment pour elle de se révéler.
Les trois derniers vers réunis dans cette strophe finale disent le lien réflexif entre la forêt et la création : "et quand je m’y promène/c’est pour prendre le large/vers moi-même/