Analyse-Livres & Culture pour tous
5 Juin 2011
Dans l'Avare de Molière, relisons la scène savoureuse et d'anthologie où Harpagon, le maître des lieux convoque son cuisinier, Maître Jacques, pour l'organisation d'un repas, prémices à son propre mariage avec Marianne : le budget est plus que serré...
repères : thème de la nourriture : présentation
Il vous est proposé au cours des articles qui vont être publiés durant cette première quinzaine de vous intéresser aux plaisirs de la table avec une série d'articles divers :
Voyons aujourd'hui -sans tabou- le coût de la dépense à effectuer.
Harpagon (nom emprunté au latin harpago « harpon », au figuré « rapace »*), le bien nommé, se trouve dans cette même situation.
Assistons à la savoureuse scène où le maître des lieux convoque son cuisinier, Maître Jacques, pour l'organisation d'un repas, prémices à son propre mariage avec Marianne.
Vient la discussion sur les mets. Harpagon n'aime pas à dépenser ; mais Maître Jacques connaît, lui, le prix des choses...
Prenant le parti de Harpagon qu'il cherche à flatter pour obtenir la main de sa fille, Elise, les mots de Valère donnent à cette scène une tournure mordante.
De l'art de recevoir lorsqu'on est mesquin : une scène d'anthologie à relire...
"(...)
Harpagon
Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.
Maître Jacques à part.
Grande merveille !
Harpagon
Dis-moi un peu : nous feras-tu bonne chère ?
Maître Jacques
Oui, Si vous me donnez bien de l’argent.
Harpagon
Que diable, toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient autre chose à dire : De l’argent, de l’argent, de l’argent ! Ah ! ils n’ont que ce mot à la bouche, de l’argent ! toujours parler d’argent ! Voilà leur épée de chevet, de l’argent !
Valère
Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l’argent ! C’est une chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît bien autant ; mais, pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent.
Maître Jacques
Bonne chère avec peu d’argent !
Valère
Oui.
Maître Jacques à Valère.
Par ma foi, Monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien vous mêlez-vous céans d’être le factotum.
Harpagon
Taisez-vous. Qu’est-ce qu’il nous faudra ?
Maître Jacques
Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.
Harpagon
Haye ! Je veux que tu me répondes.
Maître Jacques
Combien serez-vous de gens à table ?
Harpagon
Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit : quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.
Valère
Cela s’entend.
Maître Jacques
Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes… Potages… Entrées.
Harpagon
Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière.
Maître Jacques
Rôt…
Harpagon mettant la main sur la bouche de maître Jacques.
Ah ! traître, tu manges tout mon bien.
Maître Jacques
Entremets…
Harpagon mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.
Encore ?
Valère à maître Jacques.
Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et Monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ? Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès.
Harpagon
Il a raison.
Valère
Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes ; que pour se bien montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne ; et que, suivant le dire d’un ancien, "il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger" .
Harpagon
Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie : « Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… » Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?
Valère
Qu’« il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. »
Harpagon à maître Jacques.
Oui. Entends-tu ? (À Valère.) Qui est le grand homme qui a dit cela ?
Valère
Je ne me souviens pas maintenant de son nom.
Harpagon
Souviens-toi de m’écrire ces mots : je les veux faire graver en lettres d’or sur la cheminée de ma salle.
Valère
Je n’y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n’avez qu’à me laisser faire : je réglerai tout cela comme il faut.
Harpagon
Fais donc.
Maître Jacques
Tant mieux ! j’en aurai moins de peine.
Harpagon à Valère.
Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord : quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.
Valère
Reposez-vous sur moi.(...)3
L'avare, Molière , acte 3 scène V
http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Avare_%28Imprimerie_nationale%29#Sc.C3.A8ne_2_3
*http://www.cnrtl.fr/etymologie/harpagon