10 Juin 2011
Dans le "Bachelier" de Vallès, le jeune narrateur, Jacques Vingtgras, a trouvé un moyen pour déjeuner au restaurant sans payer le prix fort. Mais voilà la combine sur le point de ne plus marcher lorsqu'il doit départager le patron de son cuisinier : "Diogène" ou "Diogerne" ?
Il vous est proposé au cours des articles qui vont être publiés durant cette première quinzaine de vous intéresser aux plaisirs de la table avec une série d'articles divers :
Après nous être appesantis sur l'art de dresser la table, prémice à un beau moment de joie, troublons l'ambiance par des questions bêtement triviales : le coût d'un repas...
L'extrait qui vous est proposé est tiré du cycle Jacques Vingtgras de Jules Vallès : Le narrateur a trouvé un moyen pour déjeuner moins cher au restaurant. Mais voilà la combine sur le point de ne plus marcher lorsqu'il doit départager le patron de son cuisinier.
Ce passage savoureux nous montre qu'un bon repas à petit prix peut valoir quelques arrangements avec la vérité.
Lorsque l'orthographe et la prononciation de « Diogerne » deviennent finalement secondaire...
"DIOGERNE
Je vais quelquefois dans un restaurant à prix fixe de la rue Rambuteau, à deux heures moins cinq. Je viens à ce moment là, parce qu’à deux heures le déjeuner finit et le dîner commence.
C’est cinquante centimes le déjeuner.
Pour cinquante centimes on a un plat de viande, du pain, un dessert. À cet instant de la journée, ce repas – à cheval sur le matin et sur le soir – est très profitable.
J’ai le droit de rester le temps qu’il me plaît, je lis les journaux et je réfléchis.
C’est au premier. – On entre par une allée noire, mais la salle est vaste, bien éclairée, avec des glaces dont le cadre est entouré de mousseline blanche.
Il y a toujours une odeur de rognons sautés qu’on respire pour rien.
De la fenêtre, on plonge dans la rue ; on aperçoit le Colosse de Rhodes, on voit aller et venir un monde d’ouvriers.
J’éprouve de la joie à reposer mes yeux sur la foule des plébéiens ; il y a chez eux de la simplicité, de l’abandon, des gestes ronds, des éclats de gaieté franche. Ce n’est pas grimaçant et tendu comme le milieu où je promène mon existence inutile.
Dès que je puis, je descends vers ces halles bruyantes et dans ce tourbillon de peuple.
Il faut pour cela que j’aie les cinquante centimes du déjeuner, plus les deux sous pour le garçon : il faut aussi que je ne sois pas trop ridicule de mise et n’aie pas l’air trop râpé. On peut avoir une blouse sale – c’est le travail qui a fait les taches – mais un habit noir fripé vous fait remarquer dans ces quartiers simples. On croit qu’il a été sali par des vices.
J’achevais mon dessert, le nez dans le journal.
Le patron entre avec un homme que je reconnais.
Il chantait le Vin à quatre sous, du temps de l’Hôtel Lisbonne, quand nous allions à Montrouge – sous le grand hangar – où l’on buvait assis sur les bancs de bois, dans de gros verres.
Ils sont camarades, le maître du restaurant et lui, et ils viennent siffler – loin de la chaleur des fourneaux – une bouteille de bordeaux frais.
Ils trinquent, retrinquent, causent et discutent à propos de chansons.
À un moment, ils ont besoin d’une consultation.
Le patron dit :
« Adressons-nous à monsieur. »
C’est de moi qu’il parle, et vers moi qu’il se tourne.
« Vous prendrez bien un verre de vin avec nous ? et vous nous direz qui a tort de nous deux. »
C’est offert de bon cœur, et j’accepte.
« Voici la chose : Je dis à Rogier qui est là, qu’il ne doit pas dire Diogène mais Diogerne – pas Gène : Gerne ! J’en appelle à vous, fait le cuisinier en enfonçant sa toque blanche sur sa tête ; vous avez de l’éducation. Prononcez. » Diable !
Si je me prononce contre lui, me laissera-t-il encore venir à deux heures moins cinq pour déjeuner : quand l’avis affiché sur le mur dit qu’à partir de deux heures tous les repas sont de seize sous ?
J’hésite.
Le cuisinier répète en tapant sur la table :
« Je prétends que le refrain est comme ceci : »
Il chante :
C’est la lanterne De Diogerne.
L’autre me regarde. Je me prononce :
« Oui, l’on dit DiogeRne ! »
Que ceux qui ne connaissent pas le repas à cheval me jettent la première pierre ! mais que ceux qui le connaissent me pardonnent !
Le Bachelier, chapitre 27, Jules Vallès
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Bachelier/27
repère à suivre : des petits arrangement avec la morale (Dumas)