Analyse-Livres & Culture pour tous
7 Février 2010
Le thème de la justice dans la littérature nous a offert de belles plaidoiries, mais aussi des plus cocasses comme celle de l'affaire Crainquebille mis en mots par Anatole France.
Repère : thème de la justice : présentation
Dans l'article précédent, nous avons montré un accusé hors du commun, aujourd'hui il sera question d'une plaidoirie célèbre.
La justice humaine ne serait rien sans les droits de la défense. La Gazette vous propose de lire une savante plaidoirie de Maître Lemerle, avocat de Monsieur Crainquebille.
Quelles sont les charges qui pèsent sur l'accusé ? Vol, meurtre... Nullement, il lui est reproché d'avoir invectivé un agent de police.
Plaidoirie
Il convient de rappeler les faits et la procédure.
Marchand des quatre-saisons en attente du règlement par une cliente, Crainquebille a refusé d'obtempérer aux ordres de l'agent 64 qui lui demandait de circuler. L'agent de police dénommé Matra (ainsi qu'il en ressort des minutes du jugement) se sentant insulté arrête le commerçant et fait confisquer la carriole. Crainquebille passera une nuit en prison avant de comparaître le lendemain en jugement.
L'interrogatoire entre le Président et Crainquebille prend à peine six minutes, l'accusé, saisi d'effroi, n'étant pas à même de répondre. Son avocat prend alors la parole dans son intérêt : admirez le talent du plaideur qui finit par solliciter la clémence du tribunal en humiliant son client au passage !
***
"Le calme s’étant rétabli, maître Lemerle se leva. Il commença sa plaidoirie par l’éloge des agents de la Préfecture, « ces modestes serviteurs de la société, qui, moyennant un salaire dérisoire, endurent des fatigues et affrontent des périls incessants, et qui pratiquent l’héroïsme quotidien. Ce sont d’anciens soldats, et qui restent soldats. Soldats, ce mot dit tout… » .
Et maître Lemerle s’éleva, sans effort, à des considérations très hautes sur les vertus militaires. Il était de ceux, dit-il,« qui ne permettent pas qu’on touche à l’armée, à cette armée nationale à laquelle il était fier d’appartenir » .
Le président inclina la tête.
Maître Lemerle, en effet, était lieutenant dans la réserve. Il était aussi candidat nationaliste dans le quartier des Vieilles-Haudriettes.
Il poursuivit :
« Non certes, je ne méconnais pas les services modestes et précieux que rendent journellement les gardiens de la paix à la vaillante population de Paris. Et je n’aurais pas consenti à vous présenter, messieurs, la défense de Crainquebille si j’avais vu en lui l’insulteur d’un ancien soldat. On accuse mon client d’avoir dit : "Mort aux vaches !" Le sens de cette phrase n’est pas douteux. Si vous feuilletez le Dictionnaire de la langue verte, vous y lirez : » Vachard, paresseux, fainéant ; qui s’étend paresseusement comme une vache, au lieu de travailler. —— Vache, qui se vend à la police ; mouchard." Mort aux vaches ! se dit dans un certain monde. Mais toute la question est celle-ci : Comment Crainquebille l’a-t-il dit ? Et même, l’a-t-il dit ? Permettez-moi, messieurs, d’en douter.
« Je ne soupçonne l’agent Matra d’aucune mauvaise pensée. Mais il accomplit, comme nous l’avons dit, une tâche pénible. Il est parfois fatigué, excédé, surmené. Dans ces conditions il peut avoir été la victime d’une sorte d’hallucination de l’ouïe. Et quand il vient vous dire, messieurs, que le docteur David Matthieu, officier de la Légion d’honneur, médecin en chef de l’hôpital Ambroise-Paré, un prince de la science et un homme du monde, a crié : "Mort aux vaches !" nous sommes bien forcés de reconnaître que Matra est en proie à la maladie de l’obsession, et, si le terme n’est pas trop fort, au délire de la persécution.
« Et alors même que Crainquebille aurait crié : "Mort aux vaches !" il resterait à savoir si ce mot a, dans sa bouche, le caractère d’un délit. Crainquebille est l’enfant naturel d’une marchande ambulante, perdue d’inconduite et de boisson, il est né alcoolique. Vous le voyez ici abruti par soixante ans de misère. Messieurs, vous direz qu’il est irresponsable. "(...)
Anatole France, L'affaire Crainquebille, chapitre II, Wikisource.lien
Pour aller plus loin avec Anatole France L'INSTRUCTION ET LE SAVOIR...
repère à suivre : la parole donnée à l'accusé