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Analyse-Livres & Auteurs-Culture & Éducation par la littérature

Gazette littéraire

Analyse linéaire de “Rêvé pour l’hiver” (Rimbaud)

Ce sonnet appartient au deuxième Cahier de Douai. L'analyse linéaire de ce poème conduit à l'examen de deux parties : le voyage (2 quatrains) et l’appel des sens (2 tercets). La forme de ce sonnet est verticale, signe de l’expression des premiers émois amoureux.

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Poème écrit de la main par Rimbaud (British Library, Londres)

 

repère : Rimbaud : analyse linéaire

Plan

Il convient de rappeler que notre dossier traite des points suivants : 

Contexte

Ce sonnet appartient au deuxième Cahier de Douai. Il a été écrit le 7 octobre 1870 comme l’indique Rimbaud lui-même.

Il faut rappeler que c’est au moment de sa seconde fugue que ce poème a été composé. Il quitte Charleville le 2 octobre pour la Belgique avant de revenir en France le 11 octobre à Douai. C’est donc un texte écrit au cours d'une période heureuse, sur la route de Bruxelles où l'adolescent espère être employé comme journaliste. 

Ce sonnet comprend une dédicace et fait référence à un poème de Théodore de Banville que Rimbaud aimait beaucoup.

Il vous est proposé d’appliquer la méthode des 6 GROSSES CLEFS©. Il s’agit de colorier le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : 

       6           GROSSES                                      CLEFS

Gr : grammaire                               C : Conjugaison

OS : oppositions                            le : champ lexical 

SE : les 5 sens                            FS : figures de style

Analyse

Retrouvons en un tableau le poème avec ses rimes et le nombre de syllabes.

Rêvé pour l’hiver

À… Elle.

L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.
 


Tu fermeras l’œil, pour ne point voir, par la glace,

Grimacer les ombres des soirs,

Ces monstruosités hargneuses, populace

De démons noirs et de loups noirs.

A

B

A

B


C

 

D

C

D

 


 

12

6

12

6


12

 

8

12

8


 

Puis tu te sentiras la joue égratignée

Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou

Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tête,
Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
— Qui voyage beaucoup

En Wagon, le 7 octobre 70.

E

E

G

 

H

H

G

 

 

 

 

 

12

12

6

 

12

12

6

 

 

 

Par ailleurs, il s’agit d’un poème, il faut vous rappeler l’acronyme SPRR : Strophe-Pieds- Rime- rythme.

Ces 4 balises se décomposent en deux parties :

- La structure formelle du poème : strophes et pieds

- Les effets de la poésie : rimes et rythmes.

Ce sonnet est transgressif, car il comporte des irrégularités sur le plan de la versification. En effet, Rimbaud a pris des franches libertés dans la composition de ce poème :

  • Les rimes sont croisées et non pas embrassées,
  • on ne trouve pas un seul jeu de rimes, mais des variés à chaque strophe,
  • ces rimes sont pauvres,
  • les vers sont surtout irréguliers avec un mélange d’alexandrins, hexasyllabes, octosyllabes,

La forme de ce sonnet est verticale, signe de l’expression des premiers émois amoureux. La problématique qui se pose est celle de savoir comment une esthétique du mouvement se met-elle en place dans ce poème ? Pour répondre à cette question, nous verrons les deux parties suivantes :

  • le voyage (2 quatrains)
  • l’appel des sens (2 tercets)
  1. Le voyage

Rimbaud situe son rêve dans un train (A), ce qui lui permet de créer un imaginaire romantique avant d’établir un contraste entre les deux quatrains : le premier offre une atmosphère apaisante d’un cocon (B), tandis que le second en raconte les risques (C).

  1. Un rêve dans un train

La thématique de voyage en train est une singularité à relever puisqu'elle véhicule un imaginaire puissant traduit par l’emploi du futur pour évoquer une romance pleine de fougue.

  • l’imaginaire du train

Le poète envisage un voyage à deux avec le pronom personnel “nous” répété deux fois aux vers 1 et 3. C’est à une forme d’aventure amoureuse que convie le poème.

Les références au rail sont précisées avec l’emploi du nom “un wagon”/”coin”/”coussins” /glace (vers 5). C'est un cadre propice au déplacement du corps avec le verbe aller, “nous irons” , mais aussi des cœurs avec le verbe être “nous serons bien”. 

Le train offre un imaginaire puissant par le déplacement qu’il offre, formant des perspectives romantiques. Il porte ainsi en lui une forme d’exotisme qui se conçoit au XIXe siècle, siècle de la naissance et de l'essor du système ferroviaire en Europe. 

  • une romance rêvée

On perçoit l’aspect onirique avec l’emploi du futur présent dans tout ce sonnet : “irons”/serons/fermeras/sentiras/diras”.

La valeur de ce temps est celle d’un projet inabouti et donc, en l’espèce, c’est le temps idéal pour évoquer les rêves, les  émois et, disons-le, les fantasmes d’un adolescent. Rimbaud joue sur les contrastes en choisissant de débuter par la description d’un cocon.

  1. Le cocon intérieur

Tout à son voyage, Rimbaud place paradoxalement son premier quatrain sous le signe d’un hâvre de paix, c'est-à-dire de l'immobilisme, du repos avant l'annonce de moments fougueux en perspective. On assiste ainsi à une modulation du mouvement des corps.

  • un hâvre de paix

Pour souligner toute la douceur, il situe l’action en hiver, à la saison froide. L’auteur choisit de commencer par la description d’un intérieur clos, celui d’un wagon qui fait figure d’écrin de son rêve. On obtient donc une opposition entre le froid (dehors) et le chaud (intérieur). 

Il recourt à une métaphore évoquant la nature lorsqu’il utilise le nom de “nid” et le verbe “repose”. Ces termes bien trouvés traduisent la chaleur de cette atmosphère avec l’adjectif “petit” qui rassure, mais aussi douillette avec le décor composé de “coussins”.

Les coins qui ont cessé d'être raides deviennent confortables dans son rêve avec l’adjectif épithète “moelleux”. C’est le sens du toucher qui évoque le hâvre, mais la vue a toute son importance dans cette description irréelle.

Rimbaud joue sur les coloris “rose” qui s’oppose aux “bleus” : l’association des couleurs donne une tonalité pastelle, douce, faussement mièvre.

  • des perspectives fougueuses

Loin d’être un sonnet mièvre comme le suggère les coloris pastels, regardons le choix de la métrique irrégulière des deux vers (2 et 4) en hexasyllabes (6 syllabes). 

Ils tranchent avec les alexandrins et interrogent : “Avec des coussins bleus.”/Dans chaque coin moelleux.” Pourquoi cette rupture dans le rythme qui est une autre forme de mouvement cette fois stylistique ?

La référence aux coussins et au caractère moelleux est en réalité une invitation à l’amour. 

La métaphore du “nid de baisers” le dit sans voile tout comme à l’inverse l’oxymore “coin moelleux”. 

Le choix des allitérations donne un aspect sensuel avec l’opposition entre le s “coussins/serons/qui s’opposent au z “nous irons/ rose/baisers/repose”. Les assonances en “on”/ou” donnent du relief aux émois suggérés. Rimbaud fait donc preuve d’une audace certaine en faisant des références explicites à l’amour charnel. Mais ce voyage n’est pas sans risques comme l’invite l’examen du second quatrain.

  1. Les risques de l’extérieur

Ce second quatrain tranche par rapport au précédent : la focalisation est sur l’aimée craintive et l’atmosphère y est effrayante comme la construction, une nouvelle fois irrégulière, de la strophe l’indique.

  • l’irrégularité du quatrain

On a vu que le premier quatrain était irrégulier avec les 2 hexasyllabes mêlés aux alexandrins. Il s'agit d’un choix d’une certaine logique mathématique 6 étant la moitié de 12. 

Mais le phénomène s’aggrave dans le second avec la présence, cette fois, d’octosyllabes (8 syllabes) parmi les alexandrins : ”Grimacer les ombres des soirs/De démons noirs et de loups noirs.”
On ne voit pas de logique mathématique, la bizarrerie est manifeste. L’idée est de montrer le caractère irrationnel des visions et des peurs.

  • l’aimée craintive

Rimbaud emploie le pronom personnel “tu” pour évoquer non plus le couple, mais l’un de ses membres : la femme. On rappelle la dédicace de ce poème qui reprend ce point. 

La vision de la femme est celle d’un être craintif avec l’emploi de la tournure négative “ne point” insérée dans la proposition infinitive mise en apposition “ pour ne point voir” : notons qu’aucune virgule dans ce vers 5 ne respecte l’hémistiche, preuve de l’émancipation créatrice du jeune poète qui, rappelons-le, n’avait pas encore 16 ans lorsqu’il a composé ce sonnet.

La peur est abondamment commentée avec le fait que la scène se déroule de nuit avec “les soirs”.  Cette impression de crainte est exprimée par le choix de ne pas regarder : “tu fermeras l'œil/”ne point voir”. 

  • une atmosphère effrayante

Cette circonstance d’immobilité dans l’attitude avec les yeux clos permet paradoxalement de créer un imaginaire en convoquant le bestiaire fantastique, lequel est toujours en mouvement  “grimace”/”hargneuses”/populace. L’hostilité est palpable.

Le choix du pluriel des noms communs en fait un nombre effrayant : il sont de plus présentés avec des pronoms soit définis “les ombres”, soit démonstratifs “ces monstruosités”. Or l’apposition du nom “populace” perd son déterminant et annonce des compléments du nom indéfinis : on voit le jeu dans la composition poétique ; on part du défini à l’indéfini pour exprimer l’effroi de l'extérieur.

Le poète établit ensuite une gradation dans l’effroi : il utilise le verbe “grimacer” et le nom commun “ombres”, puis l'impression se transforme en quelque chose d’inqualifiable avec “monstruosités hargneuses” qui devient clairement cette fois “de démons”/”de loups” : on passe de l’indéfini au défini, mais loin de rassurer, ce bestiaire fantastique devient de plus en plus effrayant à mesure qu’il se précise comme le suggère la couleur sombre répétée deux fois “noirs”.

Les allitérations accompagnent cette peur avec les consonnes dures telles que t/g/p/d qui vont de pair avec l’assonance en a d’une tonalité froide “fermera/grimace/populace/hargneuse” et l’opposition reprise entre les “on”/ou”.

Cette vision contrastée proposée par ces deux quatrains débouche sur l’appel des sens.

2. L’appel des sens

Les deux tercets reprennent une construction irrégulière (A), font apparaître le corps comme élément central (B) et conduisent à une conclusion audacieuse (C). 

  1. une construction irrégulière

Rimbaud a choisi de reprendre le schéma initial, tout en l’altérant avec le jeu de ponctuation.

  • une reprise du schéma initial

Dans le premier quatrain, nous avions 12/6 syllabes. On le retrouve dans les deux tercets  : “Te courra par le cou…/— Qui voyage beaucoup…”

On a vu que c’est celui qui permet de montrer l’ardeur des pulsions. 

Mais l’effet est d’autant plus saisissant sur un tercet puisqu’un tiers des vers est affecté  : on donc le schéma 12/12/6. Notons la puissance dans les derniers vers des deux tercets. 

Le poète introduit un mouvement plus brusque comme nous le suggère la ponctuation.

  • un jeu de ponctuation

Rimbaud rompt aussi avec la ponctuation classique employée dans les deux précédentes strophes. On a vu l’effet saisissant des deux hexasyllabes, mais c’est sans compter sur le fait qu'ils s'achèvent par des points de suspension pleins de sous-entendus comme nous le verrons. Cela allongerait le vers de manière finalement implicite, audace du versificateur.

La ponctuation se déchaîne au second tercet avec l’introduction du style direct « Cherche ! »  et les tirets, le point d’exclamation. Le poète suggère les effusions amoureuses, faites de mouvements passionnés. Le corps joue de ce point de vue un rôle central.

  1. Le rôle central du corps

La place du corps était suggérée dans le premier quatrain ; il l’est explicitement dans les deux tercets. On assiste à un jeu amoureux qui n’est pas dénué de violence.

  • une référence explicite

Le champ lexical du corps est précisé dans ce deuxième temps illustré par l’adverbe “puis”. Si on a eu “l'œil “au vers 4, on a désormais d’autres parties du visage : “la joue”/le cou/ la tête.” 

Notons que le mouvement est descendant, dans une volonté de signifier l’aspect érotique de “la joue” au “cou”. Dans le second tercet, la femme indique un mouvement de la même nature “en inclinant la tête,”. Il s’agit d’évoquer un jeu amoureux.

  • un jeu amoureux

On assiste à un jeu érotique, fantasme du poète avec les allitérations en t/b/c qui marquent l’intimité des corps. 

Ce jeu repose sur le sens du toucher avec le verbe “sentiras”/“courra/”trouver”.  

L’objet du jeu concerne une étreinte exprimée par le nom commun : “un baiser”. L’adjectif épithète “petit” donne un aspect ludique à la scène. 

Mais au fil des vers apparaît une temporalité marquée avec les deux conjonctions de coordination “et” placées en tête des vers  12-13 : le jeu consiste à alterner un geste qui en entraîne un autre, le tout de manière lente “nous prendrons le temps” qui est justement un alexandrin.

C’est une complicité amoureuse qui est mise en scène avec le rôle de la femme qui est la seule à s’exprimer dans ce sonnet. Le poète la met en avant avec le recours au style direct. “Cherche !” : notons l’emploi de l’impératif qui suggère une invitation, un consentement de la femme, ce qui donne une modernité au texte. On note aussi un degré de violence.

  • une certaine violence

Le jeu érotique repose sur une dose de violence. Pour cela, Rimbaud s’appuie sur le champ lexical de l’animal : “araignée/cette bête” qui se distingue des bêtes effrayantes du 2e quatrain. 

Ce sont deux figures de style, l’une, une comparaison, l’autre, une métaphore : les deux ont pour fonction d’évoquer la sexualité (cf. l’annonce du “loup noir” annoncé fin du vers 8).

Mais ce jeu n’est pas dénué d’une certaine violence lorsqu’on lit avec attention ce sonnet. Les adjectifs épithètes “égratignée/folle” en témoignent : on relève ainsi le caractère effréné des ébats amoureux puisque si le baiser est réputé “petit”, l’acte est au contraire plein de fougue avec le groupe nominal “folle araignée”/”courra dans le cou”. 

C’est sans compter sur le vers final plein d’audace.

  1. Une conclusion audacieuse 

Rimbaud fait correspondre les deux derniers vers : “prendre le temps” avec “beaucoup”, l’adverbe de quantité, soit la réunion de la durée et de l’intensité. 

On retrouve le thème du voyage dans le dernier vers exprimé au présent de vérité générale : “cette bête/— Qui voyage beaucoup…” avec la dernière syllabe, un  jeu de mot, potache qui rappelle le “courra dans le cou” : la référence est désormais explicite.

Source

*Antoine Adam, Rimbaud, Œuvres complètes, La Pléiade, 1972,  Notes page 868

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