Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

Analyse linéaire : “le Mal “(Rimbaud)

La singularité du poème intitulé Le Mal provient du fait qu’il s’agit d’une “caricature poétique”, c’est-à-dire d’une vision exagérée et déformée tendant à ridiculiser le modèle, en l’espèce la religion. L’influence décisive de Proudhon est également à noter. On note deux axes principaux d’analyse : la folie des hommes (les deux quatrains) et la dénonciation de la religion (les deux tercets).

analyse, linéaire, le mal, Rimbaud,
Le Mal (manuscrit Rimbaud) British Library, Londres

 

repère : Rimbaud : analyse linéaire

Plan

Il convient de rappeler que notre dossier traite des points suivants : 

Contexte

Ce sonnet appartient au premier cahier. Aucune mention de date n’est spécifiée par l'auteur. 

Le critique Antoine Adam* considère que ce poème revêt une grande place dans l’œuvre, car son originalité tient à un genre auquel le poète s’intéressait particulièrement à l’été 1870 : la caricature. Il eut l’idée de transposer le ridicule en poésie.

Il s’agit donc d’une “caricature poétique”, c’est-à-dire d'une vision exagérée et déformée tendant à ridiculiser le modèle, en l’espèce la religion. 

L’influence décisive de Proudhon est également à noter. Dans son ouvrage, Philosophie de la misère, publié en 1848, il lance cette déclaration : “Dieu, c’est le mal”. Rimbaud a été un lecteur avide de cet auteur, défenseur du peuple. 

Munis de cette information, nous allons analyser ce poème en respectant notre méthode.

Méthode

Il vous est proposé d’appliquer la méthode des 6 GROSSES CLEFS©. Il s’agit de colorier le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : 

       6           GROSSES                                      CLEFS

Gr : grammaire                               C : Conjugaison

OS : oppositions                            le : champ lexical 

SE : les 5 sens                            FS : figures de style

Analyse

Le Mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille A

Sifflent tout le jour par linfini du ciel bleu ; B

Quécarlates ou verts, près du Roi qui les raille. A

Croulent les bataillons en masse dans le feu ; B

Tandis qu’une folie épouvantable, broie C
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ; D

Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie, C

Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… — D

Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées E
Des autels, à lencens, aux grands calices d’or ; F

Qui dans le bercement des hosannah sendort. F


Et se réveille, quand des mères, ramassées E

Dans langoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir, G

Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir ! G

Par ailleurs, il s’agit d’un poème, il faut vous rappeler l’acronyme SPRR : Strophe-Pieds- Rime- rythme.

Ces 4 balises se décomposent en deux parties :

  • La structure formelle du poème : strophes et pieds,
  • Les effets de la poésie : rimes et rythmes.

Notons que ce sonnet (14 vers) est composé d’alexandrins (12 syllabes), ce qui lui donne une forme verticale. Pourquoi ? Le poète a cherché à lui donner un ton léger et badin propre à la caricature. Cet exercice lui permet aussi de s’affranchir de règles de versification classiques :  

  • il n’utilise que des rimes pauvres avec un seul son en commun,
  • il ne respecte pas l’alternance des rimes masculines/féminines, 
  • il choisit enfin de s’éloigner des rimes embrassées (abba) pour proposer des rimes croisées abab/cdcd/eff/egg qui ne comprennent pas un seul jeu de rime. 

La problématique qui se pose est celle de savoir comment une esthétique du mouvement se met-elle en place dans ce poème ? Pour répondre à cette question, nous verrons les deux parties suivantes :

  • La folie des hommes (les deux quatrains)
  • la dénonciation de la religion (les deux tercets)
  1. La folie des hommes

On peut tout d’abord relever du mouvement dans cette caricature poétique que ce soit au niveau de la construction particulière des quatrains, que ce soit au travers du traitement de la guerre, ou enfin du fait des effets d’amplification.

  1. La construction particulière 

On note que les deux quatrains ne suivent pas le même modèle comme on l’a déjà vu avec les rimes. On voit un effet d’emballement partant d’une construction irrégulière à une dislocation voulue.

  •  construction irrégulière

Même s’ils débutent par une anaphore “tandis que”, le poète procède à une savante entreprise de bousculement des vers. Ainsi cette locution conjonctive “tandis que” fait entrer théoriquement deux actions dans une simultanéité. Si dans le premier quatrain, la règle est respectée avec “que les crachats…sifflent”/Qu’écarlates…croulent”, il n’en va pas de même pour le second “qu’une folie broie/ … ": rien ne vient  : on est donc sur une construction volontairement bancale. 

Dans la même idée, Rimbaud a entrepris de respecter l'hémistiche “Qu’écarlates ou verts,” (6 syllabes) avant de l’oublier dans le second quatrain “— Pauvres morts ! “. 

  • dislocations poétiques

Les dislocations poétiques s’enchaînent avec, dans le premier quatrain, un enjambement avec rejet “mitraille /Sifflent”, ce qui donne un effet de surprise, alors que, dans le deuxième quatrain, l’inverse se manifeste via un enjambement avec un contre-rejet “une folie épouvantable, broie “ dans une perspective cette fois de mise en valeur. 

On note enfin la régularité de la ponctuation qui change de rythme aux vers 7 et 8 avec les trois exclamations lyriques “ Pauvres morts ! /Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… “ On notera le sous-entendu des points de suspension, l’adverbe “saintement” marque une certaine ironie compatible avec le genre caricatural brossé par Rimbaud.

  1. le traitement de la guerre

La guerre est omniprésente dans ces deux quatrains : la manière de l’évoquer repose sur l’inversion des rôles entre la machine et l’homme, avant de distiller une faible critique du pouvoir.

  • Inversion des rôles

 Dans ces quatrains, l’accent est mis d’abord sur les objets et non sur les hommes, c’est-à-dire que la responsabilité de ces derniers n’est jamais évoquée. L’ironie est donc palpable, à l’image de Voltaire (cf.passage de la guerre dans Candide). 

Ainsi au premier quatrain, ce sont les armes en mouvement qui sont mises en relief et qui sont les sujets de l’action avec la métaphore “crachats rouges”/ “la mitraille”/ “sifflent”/”croulent/”le feu”/. Les hommes n’occupent que la fonction de complément.

Les êtres humains apparaissent en second et sous deux formes :  les vivants, le “Roi” (vers 3) et les hommes, statiques, soit réunis en “bataillons en masse” (vers 4) soit morts “tas fumant” / “pauvres morts” (2e quatrain).

  • une faible critique du pouvoir

La responsabilité des hommes est finalement voilée. Le vers 5 évoque “une folie épouvantable” sans préciser de complément de nom. Notons l’emploi de l’article indéfini “une folie”, comme n’importe laquelle ? De qui proviendrait-elle donc ? 

La mention “du Roi” avec une majuscule n’est pas convaincante, car il est au singulier : il faut bien deux belligérants au moins pour une guerre. Et l’attitude du monarque est étonnante :  il “raille”, c’est-à-dire qu’il se moque des boulets de canon, attitude légère et décalée, au lieu de plaindre ses troupes. On est encore dans une caricature qui repose sur des effets d’amplification.

  1. Des effets d’amplification

On trouve un grand nombre d’exagération que ce soit au niveau du jeu de couleurs, du jeu des sens, du jeu des figures de style et enfin du jeu des sonorités.

  • jeu de couleurs

Cette scène est extrêmement vivante dans le premier quatrain par le jeu des couleurs : on est dans une vaste gamme de couleurs entre “rouge”/écarlates” évoquant le sang et donc la mort. Mais le poète les oppose à des couleurs froides “bleu” symbolisant le “ciel” et “verts” symbolisant la nature. C’est donc la vue qui est convoquée par le poète, mais ce n’est pas le seul.

  • jeu des sens

Au premier quatrain, Rimbaud évoque les combats par le bruit. On a donc l'ouïe manifestée par le verbe “sifflent” (vers 2). Mais on a aussi le toucher avec deux verbes “croulent”/broie” et enfin l’odorat avec “fumant”. L’exagération est au centre de la caricature.

  • jeu des figures de style 

Ces quatrains comportent des métaphores avec les “crachats rouges” qui font un lien entre la salive humaine et la puissance de feu. La guerre prend la forme d’une allégorie confirmée par l’expression “folie épouvantable”. 

Rimbaud recourt aussi à des hyperboles pour accentuer le trait caricatural : “croulent les bataillons en masse” : effet d’effondrement tout comme le verbe “broie” qui donne un effet d’éclatement. La puissance d’évocation est vive. 

On relève de plus une réification avec le passage “des hommes” à “un tas fumant” : l’effet est saisissant, d’une crudité absolue, mais sans nuances. 

À l’inverse, la “Nature” est personnifiée au vers 8 avec sa majuscule : le poète la tutoie “ô toi qui fis” et l’invoque de manière lyrique comme une divinité antique, créatrice avec le verbe “faire”. On note que ce même verbe dans la main de cette “folie” non nommée détruisait “Et faitun tas fumant”

Enfin il faut évoquer la curieuse répétition au vers 7 : “dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie, “ : cela contraste avec la fureur des combats et avec la mort en début de vers. On est encore sur une exagération avec “dans ta joie” puisque la guerre ravage tout comme le rappelle le vers 2 “ tout le jour par linfini du ciel bleu”. On est bien dans une caricature. C’est au jeu des sonorités que le rôle du poète s’est adonné.

  • jeu des sonorités

Dans ces deux quatrains, le poète s’est donné à cœur joie dans le choix de ses allitérations et des ses assonances.

Dans le premier quatrain

Les allitérations sont nombreuses et brutales en q/c/r/t/d/s/ : c’est pour signifier la puissance du feu, les rafales de canons, son bruit et la mort avec le m, “masse/mitraille/hommes/fumant. Ces allitérations s’opposent au l, coulant et doux, l’infini/ciel/l’été/l’herbe/ qui est le dernier son d’humanité. On a aussi une dissonance entre le son s “tandis”/sifflent”/ciel/masse et le son z “écarlates ou” : elle sera récurrente par la suite. 

Rimbaud joue aussi une partition musicale avec les assonances : dans le premier quatrain, on a le son a “crachat/écarlates/bataillon/masse : cela donne un effet dur. 

Le poète emploie aussi le son “ou” : “rouges/jour/croulent/épouvantable” : cela donne un effet de désastre. 

Dans le second quatrain

Rimbaud limite les illustrations précédentes pour mettre en relief les sons f/m/l : on se situe après la bataille. On voit une nouvelle assonance en “an” : “cent”/ ”dans” /”saintement” : cela crée un effet plus lent, rompant ainsi avec le rythme soutenu de la violence des combats.

  1. La critique du poète

Avec ces deux tercets, on comprend l’objet de la caricature. Il s’agit de dénoncer la religion. Pour ce faire, Rimbaud recourt au champ lexical de la religion, et critique la divinité en s'en moquant avec des tournures exagérées.

  1. Champ lexical de la religion

On note l’opposition dans le rythme du poème entre les quatrains et les tercets. Cela permet au poète de mener à bien sa critique de la religion qui repose sur l’emploi des termes appartenant au lexique liturgique. 

  • rupture de rythme

Après le champ de bataille, nous voici dans un tout autre univers. Ce premier tercet nous situe dans un lieu clos. On se trouve, en effet, dans une église avec un élément décoratif : “autel”.

On est dans une immobilité avec la tournure impersonnelle “il est un Dieu” : cela fige la situation qui est donnée une fois pour toutes comme dans un récit biblique. 

Le seul mouvement qui s’effectue, c’est un balancement léger, “bercement”. 

  • Lexique liturgique

On voit apparaître ainsi les objets liturgiques proprement dit tels que “nappes/autels/encens, calices”. Rimbaud se fait donc aussi moqueur avec les adjectifs épithètes entrant dans le champ lexical de la richesse “damassées/grands/or/. Le sens de la vue joue donc un rôle critique.

À côté de ces objets, on assiste à un rite liturgique avec le terme “hosannah” : c’est l'ouïe qui est présent et qui est le pendant de l’odorat avec l’encens.

  1. critique de la religion

Rimbaud a choisi de personnifier la divinité en la caricaturant, il joue sur l’effet de tension avant de dénoncer la vénalité de Dieu. 

  • une personnification

Rimbaud présente la divinité “un Dieu” comme une personne humaine, c’est-à-dire comme un homme : l’emploi du déterminant indéfini “un” forme une critique de toute forme de divinité.  Cette personnification pour laquelle il lui donne une majuscule en fait un être avec des attitudes simples : “qui rit”/”s’endort”/”se réveille”. 

Examinons les attitudes : opposition entre immobile/mobile avec “s’endort”/”se réveille”. Pourquoi dort-il ? Les prières “les hosannah” n’ont pas d’effet sur lui. Cette indifférence est soulignée avec le terme “bercement” qui faussement l’infantilise. Il apparaît ainsi comme un personnage éloigné des malheurs humains énoncés dans les précédentes strophes. Il est donc lointain et paresseux. 

Mais la rupture de rythme apparaît avec le verbe “se réveille”. Pourquoi se réveille-t-il ? Pour cela, il faut revenir à sa première attitude apparemment innocente, ce dieu qui “rit” : cette indication le rend immoral. Pourquoi rit-il ? Il rit parce que la richesse des objets liturgiques ne l’intéresse pas et le rend moqueur, voire cynique. Il se réveille pour une seule chose : pour l’argent ainsi que nous le verrons.

  • une tension 

Rimbaud travaille ses sonorités dans le premier tercet et notamment les s de l’argent “encens/sous/damassée/calice qui s’opposent au z “hosannah/des autels : cela crée une tension. L’assonance en “en” produit un effet solennel “encens/grands/bercement/endort, mais il est factice. Il l’est parce que Dieu qui est le mal selon le titre du poème est vénal.

  • la vénalité de Dieu

Cette vénalité se mesure à l’opposition entre Dieu et les femmes “mères”. La mise de ces dernières s’oppose à la richesse conférée à Dieu : “vieux bonnet noir”/mouchoir” : ces termes soulignent leur pauvreté.

La présence de ces femmes rattache ce dernier tercet à la situation de guerre décrite précédemment : ce ne sont pas n'importe quelle prières ; ce sont des prières lancées par des mères en deuil. Comment le sait-on ? Le poète emploie trois termes “pleurant/angoisse/ramassées. Elles attendent de Dieu une consolation en contrepartie du paiement de leur maigre offrande “un gros sous” qui n’a rien à voir avec l’or du calice.

Cette vénalité divine se remarque avec la proposition circonstancielle de temps : “quand des mères (...)Lui donnent” : le caractère immoral provient de l’encaissement des pièces.

Rimbaud caricature donc un Dieu brossé sous les traits d'un être intéressé et indifférent au sort de l'humanité, ce qui contrevient à la vision de son époque. Ce poème a clairement une visée transgressive.

Source

*Antoine Adam, Rimbaud, Œuvres complètes, La Pléiade, 1972,  Notes page 867

repère à suivre : analyse linéaire : Rêvé pour l’hiver

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
B
Pouvez-vous me donner une ouverture pour ce texte ?
Répondre
L
Je vous propose Jules Laforgue : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Complaintes_(Mercure_de_France_1922)/Complainte-Litanies_de_mon_Sacr%C3%A9-C%C5%93ur<br />