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Analyse-Livres & Auteurs-Culture

Analyse linéaire de l’acte 3, scène 3, du malade imaginaire (Molière)

Dans le Malade imaginaire, Argan lance une discussion sérieuse sur la croyance en la médecine. Un surprenant dialogue prend corps entre son frère et lui. Notre problématique tourne autour de la question de savoir si la maladie d’Argan ne serait pas un pur aveuglement.

 

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repères : le malade imaginaire : étude

 

Dans l’article précédent, nous avons présenté les caractéristiques de ce que l’on appelle « le cas Argan » selon la formule de Patrick Dandrey. Nous travaillerons la notion autour des trois points suivants :

Aujourd’hui, nous étudierons le troisième point.

Illusion

La question qui se pose est celle de savoir si la maladie d’Argan ne serait pas au fond qu’une illusion de sa perception du monde. C’est le sens du dialogue célèbre entre Argan et Béralde à l’acte 3, scène 3.

Contexte

La scène se situe dans le dernier acte. Précisons le contexte, si vous le voulez bien.

 

Après avoir diverti son frère avec le 2e intermède, Béralde cherche à l’entretenir du projet de mariage forcé entre Angélique et Thomas Diafoirus. La conversation les conduit à la justification du choix d’un gendre médecin et partant de la critique de la médecine. Piqué au vif, Argan lance une discussion sérieuse sur la croyance en la médecine. Un surprenant dialogue prend corps entre eux. Notre problématique tourne autour de la question de savoir si la maladie d’Argan ne serait pas un simple aveuglement.

Lecture analytique

Relisons ensemble la fin de cette scène selon la méthode que vous connaissez bien maintenant, la méthode des 6 GROSSES CLEFS © où il est question de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : 

6        GROSSES                                      CLEFS

             Gr : grammaire                               C : Conjugaison

             OS : oppositions                             le : champ lexical

            SES : les 5 sens                                FS : figures de style

 

ARGAN.- Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine ?

BÉRALDE.- Non, mon frère, et je ne vois pas que pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.

ARGAN.- Quoi vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée ?

BÉRALDE.- Bien loin de la tenir véritable, je la trouve entre nous, une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes ; et à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie ; je ne vois rien de plus ridicule, qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre.

ARGAN.- Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?

BÉRALDE.- Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose./

ARGAN.- Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?

BÉRALDE.- Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités ; savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir, et les diviser ; mais pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout.

ARGAN.- Mais toujours faut-il demeurer d’accord, que sur cette matière les médecins en savent plus que les autres.

BÉRALDE.- Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand-chose, et toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets./

ARGAN.- Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et aussi habiles que vous ; et nous voyons que dans la maladie tout le monde a recours aux médecins.

BÉRALDE.- C’est une marque de la faiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.

ARGAN.- Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu’ils s’en servent pour eux-mêmes.

BÉRALDE.- C’est qu’il y en a parmi eux, qui sont eux-mêmes dans l’erreur populaire, dont ils profitent, et d’autres qui en profitent sans y être. Votre Monsieur Purgon, par exemple, n’y sait point de finesse ; c’est un homme tout médecin, depuis la tête jusqu’aux pieds. Un homme qui croit à ses règles, plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques, et qui croirait du crime à les vouloir examiner ; qui ne voit rien d’obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de difficile ; et qui avec une impétuosité de prévention, une raideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu’il pourra vous faire, c’est de la meilleure foi du monde, qu’il vous expédiera, et il ne fera, en vous tuant, que ce qu’il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu’en un besoin il ferait à lui-même.

ARGAN.- C’est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais enfin, venons au fait. Que faire donc, quand on est malade ?

BÉRALDE.- Rien, mon frère.

ARGAN.- Rien ?

BÉRALDE.- Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. »/

 

Plan analytique

Trois axes peuvent être dégagés de la lecture de ce passage : Il convient de les distinguer dans le texte avec les symboles / :

La croyance en la médecine

C’est Argan qui initie ce saisissant dialogue avec son frère. C’est lui qui mène tout le long la conversation en posant des brèves questions interro-négatives à trois reprises : « Vous ne croyez donc point », « vous ne tenez pas », « Pourquoi ne voulez-vous pas, ».

Le temps du présent est utilisé puisqu’il s’agit d’une proclamation de foi.

 

Argan tente ainsi de pousser son frère à adhérer à sa croyance en la médecine avec de surcroît des verbes appartenant à la liturgie :« croire », « tenir », « voulez-vous ». On entre ainsi dans le champ lexical de la religion « révérée », « salut » « mystères » « véritable « chose établie »

Argan utilise pour ce faire trois différents types d’arguments :

- argument de la majorité : elle est partagée par tout le monde : opposition entre Béralde et les hommes : « vous ne tenez pas par tout le monde »

- argument du temps : elle existe depuis toujours : « et que tous les siècles ont révérée ? » Il s’agit d’une personnification du temps qui s’associe à la croyance de l’homme.

- argument d’utilité : elle guérit : « qu’un homme en puisse guérir un autre ? » : opposition entre le médecin et l’homme.

 

Les réponses de Béralde se font sous le sceau de la confidence « entre nous ». Par opposition à son frère, il se livre à une contre-déclaration de foi d’une manière solennelle. Il utilise ainsi des phrases complexes, des tournures négatives avec le mode indicatif joint au subjonctif : « je ne vois pas que pour son salut, il soit nécessaire d’y croire. » Ses dénégations se font plus longues que les questions d’Argan.

 

À la croyance, il répond par des verbes empiriques liés à la vue : « les yeux » « à regarder les choses », « je ne vois point » , « je ne vois rien ».

Béralde se place en philosophe et c’est le champ lexical de la critique qui trouve à s’employer : « grandes folies » « momerie » « ridicule ». Il utilise une opposition entre la nature et les hommes pour ramener ces derniers à la modestie. Le corps de l’homme est d’une infinie complexité, « une machine » insondable. Pour le dire autrement, il s’appuie sur une métaphore pour dévoiler l’ignorance des hommes « des voiles trop épais ». Après le registre de la connaissance, on entre dans celui du savoir.

 

Le savoir de la médecine

C’est encore Argan qui mène la discussion avec une question interro-négative « Les médecins ne savent donc rien» qui se transforment en question positive, « faut-il demeurer d’accord ». C’est Béralde qui administre une longue leçon à son frère en recourant par la voie du présent à des considérations générales, « Ils savent », répétées trois fois pour montrer l’inanité de leur champ de compétence : « Ils savent la plupart de fort belles humanités ; savent parler en beau latin, savent nommer en grec … c’est ce qu’ils ne savent point du tout. » Les oppositions corroborent la satire médicale « savent «  « ne savent point », opposition entre le latin/grec, « des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets. »

 

L’ironie est patente lorsque Béralde oppose le fait de savoir et de guérir puisque l’un ne sert pas à l’autre. Pour cela, il emploie deux antiphrases « de fort belles humanités », « toute l’excellence de leur art », inutiles pour la médecine et même qui s’apparentent par la redondance à du « galimatias » ou « spécieux babil ». Les médecins se bornent finalement à nommer les maladies plus qu’à les guérir. Et même dans ces opérations purement lexicales, on note leur charlatanisme avec l’opposition entre « définir » « diviser ».

 

Mais la fonction de nommer impressionne Argan, comme on le voit avec l’emploi du comparatif de supériorité, «les médecins en savent plus que les autres » et l’adverbe « toujours ». Sa maladie imaginaire entre bien dans le champ de cette recherche de définition puisqu’au fond elle n’a pas d’autre symptôme que son propre aveuglement du monde.

 

Argan obtient une réponse de son frère toujours plus cassante ; ce dernier montre la vacuité des connaissances médicales avec la périphrase : « Ils savent ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand-chose ». On est donc dans le domaine du non-savoir. La critique de Béralde sans appel ne convainc pourtant pas Argan qui poursuit son questionnement en abordant le sujet des remèdes.

 

Le meilleur recours

Argan est toujours dans l’aveuglement. Il oppose une résistance à Béralde avec des conjonctions de coordination, « mais enfin », « mais » en signe de dénégation. Il ne pose plus de questions ; il affirme avec un retour aux arguments d’autorité.

 

Pour en imposer son frère, il utilise des comparatifs, « aussi sages et aussi habiles que vous ». Il reprend alors son argument imparable, celui de la majorité comme au début du passage, « tout le monde a recours aux médecins ». Là on passe de la croyance en la médecine au simple besoin d’être soigné.

 

Béralde répond en une phrase, ce qui n’est pas son habitude, pour montrer que la médecine s’appuie sur une variable de l’être humain, sa crédulité, « l’erreur populaire ». Il oppose « faiblesse humaine » à « vérité ». C’est une maxime morale au présent de vérité générale.

Il développe ensuite la principale critique de la médecine tirée de son arrogance « une raideur de confiance », de sa nocivité « en vous tuant, » et de son imposture « homme qui croit à ses règles, plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques ».

 

C’est alors qu’a lieu l’apologie de la raison. Il le fait en sa qualité d’honnête homme au sens du XVIIe siècle, c’est-à-dire d’un personnage aristocratique doté d’une sagesse fondée elle-même sur une solide culture scientifique avec l’opposition entre « sens commun » et « raison ». Pour lui, il n’y a pas de connaissance digne de ce nom sans le doute, « ne balance aucune chose ».

Ce doute conduit logiquement à la modération en matière médicale. Béralde va plus loin dans cette connaissance du cœur humain. Il fait surgir l’opposition entre nature et culture, « la nature d’elle-même » avec l’énumération des défauts de l’homme « notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout, ». Cette distinction est radicale entre le « rien » et le « tout », mourir de « leurs remèdes » et non de « leurs maladies ». On note qu’il s’agit de la condition humaine qui est sous-entendue avec l’article possessif « notre » opposé à la crédulité du peuple « leurs ».

 

C’est un appel à la raison qu’effectue Béralde. On sort donc du champ de la croyance chère à Argan qui n’est pas, par définition, questionnée.

 

Pour autant, il sera question dans l’article suivant de la portée de la dénonciation de l’aveuglement d’Argan en quoi, Le Malade imaginaire est-il un hymne à la rationalité ?

 

 

Source : Patrick Dandrey, le cas Argan : Molière et Le Malade imaginaire, Bibliothèque d’histoire du théâtre, Klincksieck

 

Repère à suivre : Le Malade imaginaire, un hymne à la rationalité ?

 

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