Analyse-Livres & Culture pour tous
2 Septembre 2020
Dans le Malade imaginaire, Argan vit une contradiction insurmontable : il a le désir d’être guéri tout autant que le plaisir d’être malade. Argan prend donc la figure d’un malade qui a perdu son libre arbitre pour se confier dans les mains de médecins incompétents et vénaux. Mais au sein de la maisonnée, deux personnes cherchent à lui faire entendre raison, Toinette, sa servante et Béralde, son frère.
repères : le malade imaginaire : étude
Dans l’article précédent, nous avons présenté les caractéristiques de ce que l’on appelle « le cas Argan » selon la formule de Patrick Dandrey. Nous travaillerons la notion autour des trois points suivants :
Aujourd’hui, nous étudierons le deuxième point. La question qui se pose est celle de savoir si Argan n’est pas davantage atteint par la peur de mourir. Cette crainte irrationnelle le conduit à vivre une contradiction impossible.
Argan vit une contradiction insurmontable : il a le désir d’être guéri tout autant que le plaisir d’être malade.
Sa sociabilité est constituée par ses relations dans le monde médical. Il vit donc en vase clos en étant obsédé par cette maladie qu’il est incapable de nommer si ce n’est sous la forme « mon mal » (acte III, scène 4)
Molière le présente sous les traits d’un malade qui a perdu toute dignité. Sur scène, Argan court aux toilettes (acte 1, scène 3) ; il ne parle que de traitements médicaux sans éprouver aucune pudeur (lavement, vents, selles, etc…).
Au fond, Argan aime être au cœur des attentions de sa maisonnée. Il est materné par sa femme; il vit dans un fauteuil avec ses couvertures et oreillers, il fait quelques pas dans sa chambre. Il a manifestement perdu toute forme de virilité. Il accepte d’être une chose entre les mains des médecins, abdiquant ainsi de sa superbe. Reste sa tyrannie qui ne s’exerce sur sa fille que dans son rapport central avec la maladie. Cette circonstance le pousse à choisir lui-même le gendre idéal pour entretenir son délire.
Argan est à la recherche de nouveaux soins, abandonne un traitement pour un autre (Acte III, scène 5) en se laissant examiner par un médecin de passage (Toinette déguisée). Il communique sur sa maladie avec des plaintes, des récriminations, du chantage. Il crie, il se met en colère. Au fond, il souffre d’une angoisse, celle bien humaine qui est celle de mourir. Mais cette angoisse le pousse à s’infliger toujours plus de remèdes dangereux, parce qu’il aime cette souffrance qui le fait exister.
Argan prend donc la figure d’un malade qui a perdu son libre arbitre pour se confier dans les mains de médecins incompétents et vénaux. Mais au sein de la maisonnée, deux personnes cherchent à lui faire entendre raison, Toinette, sa servante et Béralde, son frère.
Chacun des protagonistes de l’action va agir de manière directe ou frontale ou de manière plus subtile et donc indirecte. Les traitements imposés à Argan sont de plusieurs natures au cours de la pièce.
Ainsi le premier traitement qu’il reçoit, c’est l’appel à la raison.
Le deuxième est censé apporter une distraction à ses maux.
Ensuite le troisième prend la forme d’une mise en scène par l’absurde, suivi par l’épisode cathartique avec le rôle du mort joué par Argan.
Puis enfin, il ne reste plus que la mise à distance de la mort par l’intronisation d’Argan dans l’ordre des médecins. Reprenons ces différents points, si vous le voulez bien.
De manière frontale, Toinette commence en se moquant de la fausse maladie de son maître :
« Ce monsieur Fleurant-là, et ce Monsieur Purgon s’égayent bien sur votre corps ; ils ont en vous une bonne vache à lait ; et je voudrais bien leur demander quel mal vous avez, pour vous faire tant de remèdes. « (acte I, scène 2)
Avec lucidité, Toinette met le doigt sur le problème :
C’est dans la bouche de la servante que la vérité se profile, mais bien entendu, c’est un langage que le maître est incapable d’entendre. Nous verrons dans un article dédié la conversation métaphysique de Béralde avec son frère. Pour l’heure, celui-ci n’arrive qu’à la fin de l’acte II et dans un but d’adoucir les maux d’Argan.
Béralde cherche à le soigner par la distraction. C’est le sens du deuxième intermède qui est placé sous fond d’exotisme. Béralde considère que la maladie de son frère est de l’ordre de l’âme :
« Ah ! voilà, qui est bien. Je suis bien aise que la force vous revienne un peu, et que ma visite vous fasse du bien. Oh ça ! nous parlerons d’affaires tantôt. Je vous amène ici un divertissement, que j’ai rencontré, qui dissipera votre chagrin, et vous rendra l’âme mieux disposée aux choses que nous avons à dire. Ce sont des Égyptiens vêtus en Maures, qui font des danses mêlées de chansons, où je suis sûr que vous prendrez plaisir, et cela vaudra bien une ordonnance de Monsieur Purgon. Allons. »
La musique remplit son office de thérapeutique à la mélancolie d’Argan et devient une alternative douce aux dangereux médicaments prescrits. On voit donc comment le spectacle et la mise en abyme jouent un rôle déterminant dans la pièce.
Toinette ne perd pas l’occasion d’administrer une leçon à son maître. Cette fois-ci, elle use de subterfuge en se déguisant en faux médecin avec l’ambition achevée de lui faire perdre le goût des traitements. Elle lui propose à cette fin deux traitements radicaux, une amputation d’un bras et le percement d’un œil. Mais la leçon ne guérit pas pour autant Le Malade imaginaire qui en reste au statu quo :
«La belle opération, de me rendre borgne et manchot ! » (acte III, scène 10)
Argan est manifestement veuf d’un premier mariage. Peut-être que cette peur de la mort trouve son origine dans cette source. Il n’empêche qu’à trois reprises, la mort va s’inviter sur scène en toute bienséance bien sûr puisqu’il s’agit de feintes et d’occasions pour celui qui la craint de la sublimer.
Pour échapper à une correction avec un fouet, Louison, sa cadette, fait semblant de mourir. La réaction d’Argan est immédiate :
« Holà, qu’est-ce que là ? Louison, Louison. Ah ! mon Dieu ; Louison. Ah ! ma fille. Ah ! malheureux, ma pauvre fille est morte. Qu’ai-je fait, misérable ? Ah ! Chiennes de verges. La peste soit des verges. Ah ! ma pauvre fille ; ma pauvre petite Louison. »
(Acte II, scène 8)
On voit le père tomber dans le piège tendu par sa petite fille, preuve que la mort l’effraie et qu’il perd toute raison
Mais Toinette décide de lui faire endosser le rôle du mort. Il s’agit de lui ouvrir les yeux sur les vrais ou faux attachements qu’on lui porte. C’est ainsi qu’Argan jouant le mort verra que sa femme ne l’aime pas. (acte III, scène 12) et que sa fille éprouve du chagrin (acte III, scènes 13-14). Si les deux morts feintes purgent les passions et résolvent l’intrigue du mariage forcé, reste la question de la médecine à laquelle Argan ne peut se déprendre. On assiste à une conversation tout à fait étonnante :
« Argan
« Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage. Oui faites-vous médecin, je vous donne ma fille. »
Cléante
Très volontiers, Monsieur, s’il ne tient qu’à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n’est pas une affaire que cela, et je ferais bien d’autres choses pour obtenir la belle Angélique. »
(acte III, scène 14)
C’est le dernier rebondissement de l’intrigue que Béralde, cette fois initiateur suivi par Toinette, va résoudre une bonne fois pour toutes : il s’agit du seul moyen pour Argan de combattre son mal par son intronisation dans l’ordre des médecins.
Mise à distance de la mort
C’est le sens du troisième intermède : dans la même verve que le Bourgeois Gentilhomme, on assiste à une intronisation burlesque d’Argan dans l’ordre de la médecine.
C’est le moyen le plus simple pour permettre les noces de Cléante et d’Angélique. C’est également le moyen pour rendre à Argan la maîtrise de son corps et de sa dignité. Cela met fin à l’abus des faux-médecins même si Argan par l’entreprise devient lui-même un charlatan. C’est le prix à payer pour que Le Malade imaginaire mette à distance la mort. Il se trouve face à lui-même, objet de maladie et sujet habilité à se soigner. C’est le faire entrer dans le champ de l’automédication.
Dans l’article suivant, il sera question de voir dans Le Malade imaginaire, la question de l’aveuglement d’Argan au travers de l’étude de la scène 3 de l’acte 3.
Source : Patrick Dandrey, le cas Argan : Molière et Le Malade imaginaire, Bibliothèque d’histoire du théâtre, Klincksieck
Repère à suivre : analyse linéaire de l’acte 3, scène 3, du malade imaginaire (Molière)