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Analyse-Livres & Auteurs-Culture

Soi et les autres dans “Mémoires d’Hadrien” (Yourcenar)

Il s'agit d'une analyse rétrospective qui part des autres pour aboutir à la détermination de lui-même. Pour répondre à la question qui suis-je ? Hadrien est obligé de passer par des étapes : le regard de l’empereur sur les hommes; sa ressemblance avec les autres, la recherche des vertus humaines, avant de considérer sa propre supériorité qui réside dans le choix de la liberté :” Je ne méprise pas les hommes. Si je le faisais, je n’aurais aucun droit, ni aucune raison, d’essayer de les gouverner.”

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Repères : mémoires d’Hadrien : étude

Etude

Pour rappel, notre étude porte sur les trois lectures suivantes  : 

L’étude analytique de cet extrait se fera selon la méthode GROSSES CLEFS ©.

Il s’agit de prendre le texte sous six angles différents en nous fondant sur un moyen mnémotechnique comprenant des codes couleur.

Problématique

Il convient de préciser que ce texte est extrait de la deuxième partie du roman, varius multiplex multiformis. Il  s’ouvre sur la période de formation intellectuelle d’Hadrien, puis sa première expérience de juge avant qu’il n’embrasse la carrière militaire. Le passage choisi présente le regard de l’auteur sur les autres. Il s'agit d'une analyse rétrospective  qui part des autres pour aboutir à la détermination de lui-même. Pour répondre à la question qui suis-je ? il est obligé de passer par des étapes :

  • le regard de l’empereur sur les hommes
  • La ressemblance avec les autres,
  • la recherche des vertus humaines,
  • la supériorité d’Hadrien

La problématique est donc celle de savoir comment l’empereur se compare à ses contemporains pour mieux s’analyser lui-même.

Lecture analytique

 

 

"Je ne méprise pas les hommes. Si je le faisais, je n’aurais aucun droit, ni aucune raison, d’essayer de les gouverner. Je les sais vains, ignorants, avides, inquiets, capables de presque tout pour réussir, pour se faire valoir, même à leurs propres yeux, ou tout simplement pour éviter de souffrir./Je le sais : je suis comme eux, du moins par moments, ou j’aurais pu l’être.Entre autrui et moi, les différences que j’aperçois sont trop négligeables pour compter dans l’addition finale. Je m’efforce donc que mon attitude soit aussi éloignée de la froide supériorité du philosophe que de l’arrogance du César./ Les plus opaques des hommes ne sont pas sans lueurs : cet assassin joue proprement de la flûte ; ce contremaître déchirant à coups de fouet le dos des esclaves est peut-être un bon fils ; cet idiot partagerait avec moi son dernier morceau de pain. Et il y en a peu auxquels on ne puisse apprendre convenablement quelque chose. Notre grande erreur est d’essayer d’obtenir de chacun en particulier les vertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultiver celles qu’il possède. J’appliquerai ici à la recherche de ces vertus fragmentaires ce que je disais plus haut, voluptueusement, de la recherche de la beauté. Jai connu des êtres infiniment plus nobles, plus parfaits que moi-même, comme ton père Antonin ; j’ai fréquenté bon nombre de héros, et même quelques sages. J’ai rencontré chez la plupart des hommes peu de consistance dans le bien, mais pas davantage dans le mal ; leur méfiance, leur indifférence plus ou moins hostile cédait presque trop vite, presque honteusement, se changeait presque trop facilement en gratitude, en respect, d’ailleurs sans doute aussi peu durables ; leur égoïsme même pouvait être tourné à des fins utiles. Je m’étonne toujours que si peu m’aient haï ; je nai eu que deux ou trois ennemis acharnés dont j’étais, comme toujours, en partie responsable. Quelques-uns m’ont aimé : ceux-là m’ont donné beaucoup plus que je n’avais le droit d’exiger, ni même d’espérer d’eux, leur mort, quelquefois leur vie. Et le dieuqu’ils portent en eux se révèle souvent lorsqu’ils meurent. /Il n’y a qu’un seul point sur lequel je me sens supérieur au commun des hommes : je suis tout ensemble plus libre et plussoumis qu’ils n’osent l’être. "

1. Le regard de l’empereur sur les hommes

Hadrien part des autres pour se définir lui-même; il procède par une démonstration sur l’amour qu’il porte à ses contemporains qui le mène à embrasser paradoxalement une vision pessimiste des hommes. 

a) un amour pour les hommes

Hadrien se lance dans une phrase déclarative pour témoigner de son amour pour le commun des mortels ; il le fait par une phrase d’accroche au présent de l’indicatif :”Je ne méprise pas les hommes.”: mais la tournure négative donne un malaise traduit par un effet de litote ; en effet, il signifie par là le contraire  ; mais cette litote introduit une distance entre l’empereur et ses contemporains. 

Pour appuyer ses dires, il explicite cette affection en recourant au mode conditionnel, celui de l’hypothèse : là encore, c’est par un biais rhétorique qu’il procède ; il va, en effet, faire la preuve de son respect pour ses sujets. Ainsi en tête de phrase, on note l’insistance sur la conjonction de subordination “si” introduisant une proposition subordonnée à l'imparfait suivie de celle au conditionnel : ”Si je le faisais, je n’aurais.“ C’est une situation qui se veut donc de l’ordre de la spéculation d’idées. 

Mais cette démonstration reprend encore la tournure négative :” je n’aurais aucun droit, ni aucune raison” : le rythme est binaire avec la répétition “aucun”, “aucune” qui fait référence à une opposition entre le droit, soit l’autorité de l’état et la raison, d’ordre pratique. Cette insistance ouvre le champ à la conséquence exprimée :”d’essayer de les gouverner.” On relève l’emploi du verbe de la tentative “essayer” qui est aussi de l’ordre de la litote. Cet effet de minimisation situe l’empereur dans une distance immense entre lui et les hommes, lesquels sont réduits à leur plus simple expression avec le pronom “les” répétés deux fois. 

b) une vision pessimiste des hommes

Ce sentiment de supériorité vis à vis de ses contemporains vient du verbe savoir qui est celui d’une déclaration de principe :”Je les sais”. Suit une énumération d’attributs du compléments d’objet direct tous péjoratifs :”vains, ignorants, avides, inquiets, capables de presque tout pour réussir, pour se faire valoir, même à leurs propres yeux, ou tout simplement pour éviter de souffrir.” On comprend donc mal comment l’empereur peut aimer le genre humain dont il ne voit paradoxalement que les travers. Par un effet de surprise, il nous met sur la piste. 

2. Hadrien, un homme comme les autres

Hadrien en vient à se  comparer à ses contemporains avant de se situer vis-à-vis d’eux sur le plan moral. 

a) Le faux abaissement d’Hadrien 

Pour ce faire, il reprend le verbe “savoir” mais en omettant le pronom personnel relatif aux hommes “les” pour lui adjoindre celui au singulier “le” qui est de l’ordre de la connaissance; pour se faire bien comprendre, une proposition coordonnée vient à l’appui de cette phrase déclarative, lapidaire, qui est à la voie affirmative :”je suis comme eux,”. 

La comparaison de Hadrien avec les hommes réduit la distance précédente par un effet de surprise : en un mouvement descendant, il s’abaisse pour leur ressembler. 

Mais aussitôt, il se corrige avec la locution adverbiale qui introduit le complément circonstanciel de temps :”du moins par moments”. L’atténuation du propos se poursuit avec la deuxième proposition coordonnée qui annule l’effet initial  : “ou j’aurais pu l’être.” L'emploi du conditionnel indique que l’empereur n’est concrètement pas comme ses contemporains. 

Dès lors, on ne comprend plus sa démonstration qui vient à son point de départ. Que cherche-t-il à nous dire ? 

b) Le plan moral

Il faut comprendre que la comparaison d’Hadrien avec le commun des mortels se veut non pratique, mais théorique. Il a besoin des autres pour se situer lui-même.

Hadrien se situe sur le plan moral comme on le comprend avec l’opposition entre le pluriel, “les hommes” et “autrui”, le genre humain. 

Dès lors, l’analyse comparée commence par une affirmation philosophique qu’il vient de poser selon laquelle le statut de l’empereur “moi” appartient au genre humain “autrui” : l’importance de l’autre est accentuée puisqu’il est placé en premier dans la comparaison qui est mise en apposition : “Entre autrui et moi,”. Hadrien partage les qualités et les défauts de la nature humaine.

Hadrien se livre en outre à des comparaisons qu’il effectue avec le champ lexical du calcul : “différences”, “addition” "supériorité". Il poursuit en utilisant des adverbes marquant des degrés différents, excessif avec “trop” et d’égalité avec “aussi”; ces éléments démontrent le souci de l'empereur en matière de positionnement vis-à-vis de ses sujets dans l’exercice du pouvoir.

On voit bien que la manière de se comporter n’est pas définitive puisqu’elle nécessite d’être chaque fois réajustée : on le note avec le mode du subjonctif “que mon attitude soit aussi” qui est le mode du doute et de la réflexion. 

Le verbe “s’efforcer” montre que l’action n’est pas acquise une fois pour toute et que l’objectif  est difficile : l’empereur est donc dans une démarche où il se questionne et se remet en question. 

Pour définir son rôle, il le fait par la voie de l’opposition “philosophe/César” qui constituent les deux limites à ne pas dépasser : son rôle se situe entre l’entre deux,  loin de la condescendance “froide supériorité du philosophe” ou loin de la suffisance tout comme l’expression  “l’arrogance du César” l’indique; 

La démarche de l’empereur est donc toute en nuance.

3. La recherche des vertus humaines

Pour se définir lui-même, Hadrien recherche ce qui constitue la nature humaine. Il réfléchit comme un philosophe en quête de vertus humaines, mais il le fait d’abord à des fins politiques.

a) La nature humaine

L’empereur commence son argumentation par la conclusion : “Les plus opaques des hommes ne sont pas sans lueurs”. Cette sentence pleine de contraste avec les adverbes  “plus” opposé “sans” se veut universelle puisqu’il utilise le présent de vérité générale : “sont”, “joue”, “est”; 

Là encore, il procède par litote avec l’emploi de la négation et de l’adverbe”sans”. 

Il dit peu pour, en réalité, asséner une vérité positive selon laquelle les hommes ne sont pas totalement mauvais. 

Il cherche à expliciter sa position à l’aide d’exemples pris au hasard :

Avec des propositions coordonnées, on a une suite d’énumérations avec un rythme ternaire : “cet assassin joue proprement de la flûte ; ce contremaître déchirant à coups de fouet le dos des esclaves est peut-être un bon fils ; cet idiot partagerait avec moi son dernier morceau de pain.” 

Il emploie des exemples extrêmes : “assassin”, “contremaître” violent et “idiot” réunis par le déterminant démonstratif “cet”, “ce”, purement rhétorique, pour donner un visuel à sa démonstration. La démonstration repose aussi sur une description sensorielle avec la vue “lueurs”, le goût avec “pain” l'ouïe avec “la flûte" et le toucher “avec le fouet” : les passions humaines reposent sur l’exercice de nos sens;

Il choisit d’opposer la nature violente ou bête de l’homme “assassin”, “contremaître” violent et “idiot” avec ses qualités intrinséques telles que l’aptitude musicale “la flûte”, le respect filial “ un bon fils”, la générosité “partagerait”. 

Ces qualités sont décrites à l’aide d’une gradation avec l’adverbe positif “proprement”, l’adverbe de doute “peut-être” et le verbe “partagerait” qu’il a pris soin de mettre au conditionnel, car il n’émet qu’une hypothèse. L’homme dans sa généralité est donc un être double à la fois mauvais, mais capable de bonnes choses.

Hadrien conclut avec l’emploi de “il y a” qui est une locution de temps qui forme une nouvelle vérité générale exprimée cette fois par le mode subjonctif “il y en a peu auxquels on ne puisse apprendre convenablement quelque chose.”: on voit là encore qu’il utilise la négation “on ne puisse” et le savoir dispensé n’est pas défini “quelque chose.” 

L’homme est donc capable d’apprendre. Il s’ensuit une réflexion cette fois politique de l’empereur.

b) une réflexion politique

On entre dans une nouvelle perspective avec le changement de pronom “notre” qui englobe la responsabilité des gouvernants : elle repose sur une analyse erronée “notre grande erreur”; Hadrien joue sur les oppositions entre essayer/négliger et vertus qu’il n’a pas et “celles qu’il possède”. Le politique ne connaît pas la nature humaine comme lui vient de le faire. D'ailleurs, il s’extrait de cet aveuglement du pouvoir politique en mettant en place une quête méthodique “la recherche de ces vertus” qualifiées de “fragmentaires” compte tenu de la nature imparfaite de l’homme. Cette recherche se fait comme un art puisqu’il la compare à “ la recherche de la beauté.”

c) les vertus humaines

La suite de l’argumentation d’Hadrien quitte le champ des exemples généraux pour se faire plus particulière. 

On est dans le registre de la confidence avec le souvenir de ses rencontres personnelles durant son règne : “J’ai connu”, “j’ai fréquenté “”j’ai rencontré” “’ai eu”  tous au passé composé comme un temps qui vient de s’achever; 

Là encore, il procède par énumération “plus nobles, plus parfaits“, “bon nombre de héros, et même quelques sages”. Il utilise surtout des comparaison avec lui-même “que moi-même,”. On note la comparaison  entre Hadrien et Antonin, “comme ton père Antonin” qui se fait en faveur du père de Marc Aurèle.

Hadrien montre la versatilité de l’homme “peu de consistance dans le bien, mais pas davantage dans le mal”. Il ne va au bout de nulle chose : il est velléitaire.

Leur inconstance est soulignée par l’opposition entre “méfiance” “indifférence”, termes qui se transforment en “gratitude, en respect,”. C’est l’intérêt bien compris qui les rend si changeants.

Il en vient aux relations des autres avec lui-même ; il se met à une distance pour comprendre la manière dont il a été perçu. il se considère avec lucidité; il se connaît et se souvient de ses actions coupables. Et c’est l’étonnement qui prévaut avec le subjonctif :” Je m’étonne toujours que si peu m’aient haï”.

Il en vient à se dédouaner “ ennemis acharnés dont j’étais, comme toujours, en partie responsable.” L’autre lui permet de se juger sans concession avec l’adverbe “comme toujours” mais avec nuance “en partie”; 

Il finit par valoriser les autres “ Quelques-uns “ “ceux-là”, “les autres” “ils” qui l’ont impressionné. Il se sent indigne de mériter ce qu’il a reçu, preuve encore de la juste connaissance de lui-même. pour autant, nous ne sommes pas au bout de cette argumentation.

4. La supériorité d’Hadrien

Cette complète démonstration, lente et nuancée, s’achève sur une nouvelle comparaison, mais qui vient trancher cette fois en faveur d’Hadrien : “je me sens supérieur au commun des hommes “. C’est une parfaite antithèse avec tout ce qui a été dit plus haut. Mais cela ne concerne pas toute la personne de l’homme, mais “sur un point”. On a vu précédemment qu’il reproche à ses contemporains leur inconstance. Hadrien, lui, érige en vertu le fait d’être “plus libre et plus soumis” que les autres. 

Dans son esprit, cela le situe dans un plus grand détachement avec la liberté qu’il s’est obligé à chercher et l’ayant choisie, il n’y déroge pas. La liberté est devenue un principe de vie et une vertu.

Dans l’article suivant, nous analyserons le bilan de lui-même fait par Hadrien

repère à suivre :”Je suis ce que j’étais “(Yourcenar)

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