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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

Le projet d’écriture d’Hadrien (Yourcenar)

La problématique dans ce passage de Mémoires d'Hadrien est celle de savoir comment l’expéditeur de la lettre cherche en définitive à écrire pour lui-même au travers de l'évolution d’une lettre qui débouche sur une méditation, de l'instauration d’un pacte autobiographique avant d’aboutir à un récit ayant pour seule finalité de se connaître :”Peu à peu, cette lettre commencée pour t’informer des progrès de mon mal...

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Marc Aurèle

 

Repères : mémoires d’Hadrien : étude

Dans l’article précédent, nous avons achevé notre présentation du livre Mémoires d’Hadrien”, nous commençons notre étude analytique…

Etude

Notre étude des trois lectures analytiques suivantes  : 

Méthode

L’étude analytique des textes se fera selon la méthode GROSSES CLEFS ©. Il s’agit de prendre le texte sous six angles différents en nous fondant sur un moyen mnémotechnique comprenant des codes couleur.

Problématique

Il convient de préciser que ce texte est extrait de la première partie du roman, animula vagula blandula, et vient après l’annonce de la maladie d’Hadrien. Le passage choisi présente l'intérêt de nous indiquer les intentions de l’auteur sur le but de cette lettre adressée à Marc Aurèle. La problématique est celle de savoir comment l’expéditeur de la lettre cherche en définitive à écrire pour lui-même.

Le plan linéaire du passage se fait en trois parties :

  • d’une lettre à une méditation
  • Le pacte autobiographique
  • Un récit pour se connaître 

 "Peu à peu, cette lettre commencée pour t’informer des progrès de mon mal est devenue le délassement d’un homme qui n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux affaires d’État, la méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs./ Je me propose maintenant davantage : jai formé le projet de te raconter ma vie. À coup sûr, j’ai composé l’an dernier un compte rendu officiel de mes actes, en tête duquel mon secrétaire Phlégon a mis son nom. J’y ai menti le moins possible. L’intérêt public et la décence m’ont forcé néanmoins à réarranger certains faits. La vérité que j’entends exposer ici n’est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l’est qu’au degré où toute vérité fait scandale. Je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à tinstruire, à te choquer aussi. Tes précepteurs, que jai choisis moi-même, t’ont donné cette éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j’espère somme toute un grand bien pour toi-même et pour l’État. Je t’offre ici comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même./ J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir."

  1. d’une lettre à une méditation

Il faut considérer l’évolution du projet que ce soit sur le plan de la forme, du fond et en examinant l'évolution de celui qui écrit. Reprenons ces trois points :

a) la forme

Hadrien rappelle le format initial qu’il a choisi “cette lettre”, ce qui implique un destinataire comme le montre le pronom personnel 2e personne du singulier “t’informer”, modèle dont il va s’éloigner avec une opposition formelle exprimée par  “la méditation “ qui ne nécessite qu’une seule personne, celle qui écrit. 

Le champ lexical de l’écrit est omniprésent dans ce premier passage : “lettre”, "écrit" et se prolonge dans tout le texte “compte-rendu officiel” “projet”,"récit", “correctif”, “conclusions”, “idées”, “principes”,“abstraits” “examen”.

Cette évolution formelle est exprimée avec le complément circonstanciel de temps “ Peu à peu “ marquant une tournure qui s’est imposée à lui graduellement. 

Ce changement se trouve appuyé par le verbe au passé composé “est devenue" donnant un sentiment lent et non voulu. Le fond de la lettre est aussi bouleversé.

b) le fond

L’empereur joue sur l’opposition entre le but initial de sa lettre exprimée par la subordonnée infinitive “pour t’informer des progrès” et le but final : il l’exprime avec les deux attributs du sujet “le délassement “ signifiant la détente et “méditation “. 

Déjà cette détente s’opposait aux obligations manifestées par la périphrase “aux affaires d’Etat”. 

On note enfin la gradation entre les deux attributs passant d’une activité de plaisir à une véritable démarche philosophique. On mesure la profondeur de l’entreprise d’écriture qui n’est plus seulement récréative. La lettre se veut aussi narrative puisqu’elle a pour projet de se fonder sur des “souvenirs”. Notons que le changement du statut de la lettre va de pair avec celui qui l’écrit, le locuteur.

c) le locuteur

On voit apparaître une évolution dans la manière dont Hadrien se présente. 

À ce stade de l’écriture, c’est la lettre qui occupe toute la place avec sa fonction de sujet de cette phrase complexe : “ cette lettre commencée est devenue”. Le locuteur n’est que marginal dans cette démarche puisqu’il s’assigne avec le groupe nominal “un homme”, c'est-à-dire, comme le suggère l’article indéfini “un”, un statut de simple être humain. 

Il ne fait que rappeler de manière incidente son statut d’empereur avec la périphrase “n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux affaires d’État” : on note la référence impériale de manière négative avec la tournure “ne…plus” montrant une impossibilité d’exercer cette fonction politique. 

On assiste en outre à une gradation entre “homme” qui devient “un malade” ; là encore il partage avec le genre humain la tentation de revisiter sa vie avant de mourir. 

Il se définit par le recours à un déterminant possessif de la 1e personne du singulier “des progrès de mon mal”  pour aboutir à une mise à distance que l’on note avec la 3e personne du singulier, “ d’un homme qui n’a plus” et “d’un malade qui donne audience à ses souvenirs.” 

Il fait, à ce stade de l'entreprise, une forme de testament politique avec la tournure “donne audience”. 

Mais surtout, il s’envisage dès lors comme un autre. Il devient le sujet de son étude. Il définit le pacte autobiographique.

2. Le pacte autobiographique

On entre dans l'intimité d'Hadrien qui décrit les contours de son autobiographie, questionne le nouveau statut de la vérité et enfin adopte un registre didactique.

a) contours de l’autobiographie

Notons que le locuteur écrit, désormais, à la première personne du singulier : “je”, “ma vie”, “mes actes”. Le pacte autobiographique adopte des contours précis sur le plan temporel et sur le plan du discours choisi. Dans les deux cas, l’empereur adopte un rythme binaire entre ce qu’il a déjà écrit et sur ce qu’il propose de faire dans cette lettre.

Ainsi Hadrien emploie les adverbes et locutions de temps “maintenant” qui s’oppose à “l’an dernier” pour dater précisément l’autobiographie en cours d'écriture et en montrer l’importance. Cette temporalité se retrouve dans la conjugaison soit au présent “ Je me propose” qui s’oppose au passé composé “ j’ai composé"," j’ai menti” : pour le locuteur, il s’agit d’un discours nouveau avec un objet autre.

Pour le décrire, il fait encore une opposition entre un précédent discours historique, “un compte rendu officiel de mes actes” et une première autobiographie “le projet de te raconter ma vie”. 

Le premier ne le satisfait pas puisqu’il n’accède qu’à un vague statut avec la dénomination de “compte rendu” soit une terminologie technique. Ensuite il ne porte que sur des “actes”, c’est-à-dire sur l’action politique et sur ce point, la vérité est toute relative puisqu’il n’emploie jamais le terme et qu’il utilise au contraire une litote : “J’y ai menti le moins possible.” Hadrien recourt, en outre, à un euphémisme “L’intérêt public et la décence m’ont forcé néanmoins à réarranger certains faits”. Le mensonge est donc la raison d'être d’un discours officiel. Il s’en dédouane en jouant sur l’obligation ”m’ont forcé”. La raison d’État impose une absence de transparence. Cela ne satisfait pas la morale personnelle et c’est la raison pour laquelle cet écrit a été signé par un subalterne, son secrétaire "Phlégon", qui se porte garant de la “vérité” officielle et extérieure. 

Le nouveau projet recueille tout son intérêt, car il s’agit d’écrire un véritable “récit” qui se fonde plus largement sur sa “vie”, c’est-à-dire sur son aspect extérieur, mais également intime. On comprend non seulement des faits, mais aussi des pensées, des désirs etc…

Les contours des deux discours ne portent donc pas sur la même ambition. L’autobiographie se veut ainsi une vérité personnelle dont Marc-Aurèle serait le seul dépositaire. Il reste que le pacte autobiographique pose aussi la question du sort de la vérité.

b) le statut de la vérité

Entre l’auteur et le destinataire de la lettre, il doit être convenu qu’il n’y aura plus de mensonge ni d’arrangement, “réaménagement”, avec la vérité qui sera dite “toute vérité”. 

Cette volonté de tout dire repose sur une opposition entre une affirmation “La vérité que j’entends exposer ici” et la négation ayant le sens d’une litote “n’est pas particulièrement scandaleuse” : on sort d’une logique morale binaire bien/mal. La vérité n’est pas immorale. Il entend faire la part noble à un récit empreint de nuances avec l’adverbe “particulièrement”. Le récit prend le temps d’examiner les choses pour ce qu’elles sont avec la proposition subordonnée “où toute vérité fait scandale.” : il s’agit avec l’emploi du présent d’une vérité générale de poser un axiome. Dans l’esprit du locuteur, la transparence est totale.

L’audace d’Hadrien repose sur deux points :

-un discours complexe pour son destinataire encore jeune :  “que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose” : à ce stade de la lettre, on peut considérer la lettre en sa forme testamentaire, à lire ou relire pour en comprendre la portée avec l’expérience.

-un discours intégrant le champ lexical de la transgression : “scandale”, “te choquer”, “correctif”. Sur ce point, il convoque aussi le registre didactique avec le rythme binaire " à t’instruire, à te choquer aussi.”

c) registre didactique

L'éducation de Marc Aurèle est un sujet constant de préoccupation  d’Hadrien. On voit son implication dans la vie de son petit-fils avec le choix de verbes : “que j’ai choisis” avec la redondance “moi-même”, “offre”. 

On retrouve logiquement le champ lexical de l’éducation : “t’instruire, précepteurs, éducation”. Cette éducation du futur empereur est dispensée dans l’intérêt de Marc Aurèle, “pour toi-même”, mais aussi de Rome dans la perspective de la succession du pouvoir “pour l’État”. 

Elle  se fait par l’intermédiaire de précepteurs avec le rythme ternaire de l’énumération “cette éducation sévère, surveillée, trop protégée” donnant l’idée d’un savoir idéal et théorique avec l’expression méliorative “un grand bien”. 

On note cependant le doute de l’empereur sur la  complète réussite de l’entreprise avec des adverbes d’incertitude “peut-être”, en y apportant de la nuance“ “somme toute” et enfin en choisissant le verbe  “j’espère”. C’est une manière d’introduire l’idée suivante.

Hadrien entend compléter lui-même son éducation. Notons que c’est un geste qui se veut généreux “je t’offre”. On quitte le champ théorique “d’idées préconçues” et “ principes abstraits” pour entrer dans le domaine du récit et donc des choses pratiques. 

On voit bien l’opposition entre ces deux formes d'éducation. Pour lui, cette dernière éducation est la meilleure puisqu’elle est qualifiée de “correctif”. 

Il fonde donc son enseignement sur sa propre expérience. Il prend à nouveau la distance avec lui-même : “d’un seul homme qui est moi-même.” On est toujours dans la réflexivité, soi comme un autre. Cette lettre adopte donc le registre didactique. 

3. Un récit pour se connaître 

On comprend que cet enseignement n’est pas figé puisqu’il n’en connaît pas l’issue : il le dit à l’aide de la proposition subordonnée interrogative indirecte : “J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera.” Le doute prend alors tout son sens. Le locuteur est dans une démarche introspective qui part du présent “J’ignore” pour aller au futur “entraînera”.

Hadrien révèle dans la dernière phrase la véritable intention de cette lettre qui est en réalité à sa propre intention. On voit que ce projet dépasse le cadre didactique pour devenir philosophique. Hadrien s’inscrit dans les pas de la culture grecque qu’il aime tant. Il reprend le projet socratique “connais-toi, toi-même “ qui figure sur le temple de Delphes. Cette démarche philosophique repose sur un rythme ternaire allant crescendo : “pour me définir”, “me juger” ,“ me mieux connaître”. 

Le récit rétrospectif permet à l’auteur avec la distance réflexive de se confronter à lui-même avant de “ avant de mourir.” : "J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître »

Dans l’article suivant, nous analyserons un prochain passage : « Je ne méprise pas les hommes…n’osent l’être » (page 51-52)

 

repère : soi et les autres 

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