Analyse-Livres & Culture pour tous
30 Juin 2013
Repères : thème du ridicule : le feuilleton
L'ancêtre du jeu des cadavres exquis
Le jeune homme s'avéra un être complet en société : après les épreuves physiques du lancer du couteau, il excella aussi aux travaux plus intellectuels. Il inventa bien avant l'heure ce qui deviendrait le jeu des cadavres exquis, en mettant à l'honneur l'association libre de mots donnés ça et là par le public. Avec dix mots aussi divers que prosaïques tels que chaudron, indigène, champagne, cape, sang, piano, plume, chevaux, Grand-mère, sabre, il se lança dans un récit plein d'exotisme et de suspense : qui de la Grand-mère ou de l'indigène emmènerait dans son chaudron magique les éléments aussi disparates que ceux qui pourraient être issus plus tard de ce qu'on appellerait le catalogue de Prévert ? Il réussit à élaborer sans peine des récits loufoques. Son éloquence n'était pas prise en défaut. Un homme du monde, ce Théodore...
Derrière cet homme du monde, apparemment sans aspérité, se cachait un être vulnérable qui ressentait en lui un profond besoin de s'étourdir. Le divertissement n'était qu'une échappatoire à cette soif de dénoncer la violence inscrite au cœur de l'homme. Les deux ans et demi de guerre lui avaient permis de voir la profondeur du mal ; sa quête de la vérité au risque de sa transparence lui semblait une entreprise ardue et pleine de pièges. Dénoncer, critiquer n'est pas un art à la portée de tous, cela implique de revivre en profondeur les choses avant de pouvoir les mettre en mots. Revivre sa souffrance dans sa complète vérité. Une plaie à vif que les mots ne referment jamais...
Le divertissement restait donc une source d'inspiration dès qu'il se mettait à sa table de travail.
Au petit matin, lorsque d'autres allaient se coucher, lui se mettait aussitôt à écrire. Il avait le sentment d'avoir engrangé de la vie en quantité suffisante pour pouvoir s'abîmer dans les replis profonds de sa quête de vérité. Il trouvait une inspiration forte entretenue par un café bien fort qu'il se faisait servir dans sa chambre. Le jeune homme noircissait ses feuillets rédigés au vu d'une vérité blessante comme une lame de poignard.
Durant des mois, il évoluait dans deux mondes bien opposés, celui de la fête, celui du silence de son bureau. Il considéra que, loin de s'opposer, les deux facettes de sa vie le nourrissaient : il avait besoin de légèreté pour écrire au petit matin avec toute la violence de ses mots. Théodore se voyait comme un Janus, un être à deux faces. La guerre l'avait rendu ainsi...
M.Aragnieux
repères à suivre : éditorial