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Analyse-Livres & Auteurs-Culture & Éducation par la littérature

Gazette littéraire

La violence dans “juste la fin du monde” (Lagarce)

Au début de “juste la fin du monde”, on perçoit l’énervement d’Antoine qui va évoluer graduellement. Lorsque les mots ne peuvent être dits, la violence finit par surgir comme dans la scène 2 de la 2e partie avec la libération de la parole d’Antoine.

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repère : JL Lagarce : analyse

Dans l’article précédent, nous nous sommes intéressés à la crise du langage tout en rappelant la problématique choisie : en quoi ce drame est-il placé sous le signe de l’étrangeté ? Nous avons analysé l’intermède situé entre la 1e et la 2e parties faisant surgir un véritable dialogue de sourds.

Il reste que la crise du langage dérive vers une forme de violence. En effet, c'est le cas lorsque les mots ne trouvent pas à dire. Antoine, le cadet, incarne cette violence tout le long de cette pièce. On note un effet crescendo passant de l’énervement à la colère. On note qu’elle se cristallise dans le face à face entre les deux frères dans les scènes suivantes : 

  • première prise de parole de Louis (partie 1, scène 10)
  • menace d'Antoine (partie 2, scène 2)
  • Libération de la parole de Louis (partie 2, scène 3).

Nous reprendrons quelques extraits avec la méthode des 6 GROSSES CLEFS ©qui se décompose comme suit : 

Gr : grammaire                               C : Conjugaison

OS : oppositions                            le : champ lexical 

SE : les 5 sens                            FS : figures de style

Énervement

À la vue de son frère, Antoine éprouve de l’énervement qu’il refrène difficilement. On a montré précédemment, le transfert de responsabilité qui a pesé sur ses épaules depuis le départ de Louis. Au lieu d’exprimer sa colère à l’égard de son aîné, il la réserve à sa sœur, à sa femme, à sa mère. Son mauvais caractère étant reconnu par tous, ses propos rapidement injurieux sont acceptés comme des paroles banales :

“ANTOINE.— Suzanne, fous-nous la paix ! (1ere partie, scène 1)

ANTOINE.—Ta gueule, Suzanne ! (intermède, scène 8)”

On note même de l’ironie avec l'antiphrase  :

“Antoine- Cela va être de ma faute.

Une si bonne journée.”

(partie 1, scène 2)

A l’inverse de son frère, Louis demeure tout le long de la pièce calme et quasi silencieux. Loin d’apaiser les choses, cette placidité aggrave la situation.

Calme

Louis est présenté comme un être taiseux qui ne s’énerve jamais. Ce tableau est dressé par sa mère qui le connaît bien  :

Tu répondras à peine deux ou trois mots

et tu resteras calme comme tu appris à l’être par toi-même

ce n’est pas moi ou ton père,

ton père encore moins,

ce n’est pas nous qui t’avons appris

cette façon si habile et détestable d’être paisible en toutes circonstances, je ne m’en souviens pas

ou je ne suis pas responsable

tu répondras à peine deux ou trois mots,

ou tu souriras, la même chose,

tu leur souriras

et ils ne se souviendront, plus tard

ensuite, par la suite,

le soir en s’endormant,

ils ne se souviendront que de ce sourire,

c’est la seule réponse qu’ils voudront garder de toi,

et c’est ce sourire qu’ils ressasseront et ressasseront encore,

rien ne sera changé, bien au contraire,

et ce sourire aura aggravé les choses entre vous,

ce sera comme la trace du mépris, la pire des plaies”

(1e partie, scène 8)

L’usage du futur présente un aspect de prévision certaine qui entre en résonance avec les connecteurs de temps “plus tard, ensuite”. Cet extrait traite de l’opposition entre la placidité de Louis exprimée par l'adjectif “calme” et la formulation “façon si habile et détestable”  : on comprend que cette attitude n’est pas valorisée. On relève aussi l’opposition entre sourire et mépris ; le premier étant considéré comme une marque de dédain. Puis, vient le temps du face à face entre les frères.

Première prise de parole de Louis

C’est à la dernière scène (scène 10) de la partie 1 que Louis va engager une véritable conversation. Cela marque sa première prise de parole : il adopte enfin un rôle actif ; et c’est face à son frère qu’il parle et évoque son arrivée. 

“Je ne suis pas arrivé ce matin, j’ai voyagé cette nuit” (ligne 1). 

Mais la conversation est aussitôt empêchée par Antoine qui coupe court à la discussion :

 “Pourquoi est-ce que tu me racontes ça ?"  (ligne 10).

Il adopte un ton agressif, refuse de l'écouter avant de quitter la scène. La tension entre les frères monte d’un cran avec la scène 2 de l’acte 2.

Menace d’Antoine

Lorsque les mots ne peuvent pas être dits, la violence finit, en effet, par surgir. Dans l’extrait ci-dessous, on voit qu’Antoine n’arrive plus à se contenir et que sa parole doit se libérer. Malheureusement, les mots ont du mal à être énoncés, c'est confus…

“ANTOINE. – Je n’ai rien dit, ne me touche pas !

Faites comme vous voulez, je ne voulais rien de mal, 

je ne voulais rien faire de mal, il faut toujours que je fasse mal,

je disais seulement,

cela me semblait bien, ce que je voulais juste dire

toi, non plus, ne me touche pas !

je n’ai rien dit de mal,

je disais juste qu’on pouvait l’accompagner, et là, maintenant, 

vous en êtes à me regarder comme une bête curieuse,

il n’y avait rien de mauvais dans ce que j’ai dit, ce n’est pas bien, ce n’est pas juste, ce n’est pas bien d’oser penser cela,

arrêtez tout le temps de me prendre pour un imbécile ! 

il fait comme il veut, je ne veux plus rien,

je voulais rendre service, mais je me suis trompé,

il dit qu’il veut partir et cela va être de ma faute,

cela va encore être de ma faute,

ce ne peut pas toujours être comme ça,

ce n’est pas une chose juste,

vous ne pouvez pas toujours avoir raison contre moi. cela ne se peut pas,

je disais seulement,

je voulais seulement dire

et ce n'était pas en pensant mal, je disais seulement, je voulais seulement dire...

LOUIS. - Ne pleure pas.

ANTOINE. - Tu me touches : je te tue.”

(2e partie, scène 2)

Dans cet extrait, on voit l’émotion d’Antoine qu'il a du mal à refouler avec les oppositions entre les pronoms personnels je/vous. Il est tellement bouleversé qu’il cherche ses mots, il les répète plusieurs fois de différentes manières. Le verbe “dire” est au cœur de son explication. Cette difficulté à s'exprimer est accentuée avec le terme “juste” pris dans les deux sens, l’un adverbial avec le sens de seulement, et l’autre adjectif avec le sens équitable. Son phrasé est lent, maladroit. Il retrouve de la vigueur face à la gentillesse de son frère avec l’impératif, “Ne pleure pas” ayant la forme d’un conseil. C’est alors qu’Antoine menace son frère avec une phrase lapidaire :

“Tu me touches : je te tue.” : on entrevoit l’opposition franche entre les deux frères avec je/tu et touches/tue. C’est un face à face terrible jusque là différé. Dès lors, il n’y a pas d’autre solution que le départ de Louis, conseillé, cette fois, par Catherine et la mère. Cette crise personnelle et familiale est à son acmé, comme une catharsis qui permet de purger les passions. Cela permet à Antoine de dire ce qu’il a sur le cœur dans un mouvement de libération.

La libération de la parole d’Antoine

Antoine livre ce qu’il a sur le cœur depuis des années : il évoque cette incompréhension, ce malentendu entre eux, cet amour déçu. Puis il conclut dans l’extrait ci-dessous :

(...) Je te vois, j’ai encore plus peur pour toi que lorsque j’étais enfant,

et je me dis que je ne peux rien reprocher à ma propre existence,

qu’elle est paisible et douce

et que je suis un mauvais imbécile qui se reproche déjà d’avoir failli se lamenter,

alors que toi,

silencieux, ô tellement silencieux,

bon, plein de bonté,

tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne saurais pas même imaginer le début du début.

Je ne suis rien,

je n’ai pas le droit,

et lorsque tu nous quitteras encore, que tu me laisseras,

je serai moins encore,

juste là à me reprocher les phrases que j’ai dites,

à chercher à les retrouver avec exactitude,

moins encore,

avec juste le ressentiment,

le ressentiment contre moi-même.

Louis ?

LOUIS.— Oui ?

ANTOINE.—J’ai fini.

Je ne dirai plus rien.

Seuls les imbéciles ou ceux-là, saisis par la peur, auraient pu en rire.

LOUIS.—Je ne les ai pas entendus.

(2e partie, scène 3)

Dans cet extrait final, il est intéressant de voir la fluidité des idées et de la parole d’Antoine. Il ne cherche plus ses mots, il adopte un ton calme, mesuré, celui de la confession. En effet, il emploie des subordonnées conjonctives “que je ne peux rien reprocher”/relatives “ imbécile qui se reproche” qu’il enchaîne avec des conjonctions de coordination “et”. On ne l’arrête plus. Il manie l’ironie à la fois contre lui-même en se traitant “d’imbécile”, mais surtout contre son aîné “replié sur ton infinie douleur intérieure”. Il l’a percé à jour, il ne veut plus sans laisser compter.

A ce stade de la scène, Antoine conclut :

 “je serai moins encore,

juste là à me reprocher les phrases que j’ai dites,” : 

Il recourt à un comparatif d’infériorité pour rompre avec la culpabilité et la colère qui l’a rongé depuis lors. 

La réaction de Louis est intéressante, car il donne à comprendre qu’il a compris son frère. Mais il le dit de manière détournée, en recourant à une litote : 

“Seuls les imbéciles ou ceux-là, saisis par la peur, auraient pu en rire.

LOUIS.—Je ne les ai pas entendus.”

S’il n’a pas entendu les ricaneurs, cela signifie donc qu’il est du côté de son frère. Il sous-entend qu’il a compris son point de vue. Mais il ne peut pas le dire plus explicitement puisque dans cette famille, “rien jamais ici ne se dit facilement” (partie 2, scène 3)

Dans l’article suivant, nous verrons le choix du dramaturge de recourir dans cette crise du langage aux monologues.

repères : le recours aux monologues dans “juste la fin du monde” (Lagarce)

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