Analyse-Livres & Culture pour tous
2 Février 2009
Deux extraits vous sont proposés, une fable de la Fontaine, intimiste, le laboureur et ses enfants et une scène narrant le coucher d'un enfant de Marcel Proust extrait du son premier livre de la Recherche du temps perdu.
Repères : thème de la famille: poésie choisie
La poésie choisie vous plongera dans l'univers de la fable avec La Fontaine et la prose évoquera le récit plus intimiste d'une scène de famille.
Fable : le conseil de famille
Le Laboureur et ses Enfants
Travaillez, prenez de la peine :
C’est le fonds qui manque le moins.
Un riche laboureur sentant sa mort prochaine
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
« Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’août.
Creusez, fouillez, bêchez, ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse. »
Le Père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout ; si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
D’argent, point de caché. Mais le Père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor.
Jean de La Fontaine, Fables (livre 5, fable 9)
Scène de la vie familiale : le coucher de l'enfant
«Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de rien.» — «Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant… » — « Mais il ne s’agit pas d’habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher. »
On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé par ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies, avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se départir du côté d’Ïsaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours, et de nouvelles se sont édifiées, donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.
Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au moment où je venais de commettre une faute telle que je m’attendais à être obligé de quitter la maison, mes parents m’accordaient plus que je n’eusse jamais obtenu d’eux comme récompense d’une belle action. Même à l’heure où elle se manifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce quelque chose d’arbitraire et d’immérité qui la caractérisait, et qui tenait à ce que généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que d’un plan prémédité. Peut-être même que ce que j’appelais sa sévérité, quand il m’envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou ma grand’mère, car sa nature, plus différente en certains points de la mienne que n’était la leur, n’avait probablement pas deviné jusqu’ici combien j’étais malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grand’mère savaient bien ; mais elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à m’épargner de la souffrance, elles voulaient m’apprendre à la dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté. Pour mon père, dont l’affection pour moi était d’une autre sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage : pour une fois où il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dit à ma mère: « Va donc le consoler. » Maman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter d’aucun remords ces heures si différentes de ce que j’avais eu le droit d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda: « Mais Madame, qu’a donc Monsieur à pleurer ainsi ? » maman lui répondit: « Mais il ne sait pas lui-même, Françoise, il est énervé ; préparez-moi vite le grand lit et montez vous coucher. » Ainsi, pour la première fois, ma tristesse n’était plus considérée comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu’on venait de reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n’étais pas responsable ; j’avais le soulagement de n’avoir plus à mêler de scrupules à l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je n’étais pas non plus médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et m’avait fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m’élevait à la dignité de grande personne et m’avait fait atteindre tout d’un coup à une sorte de puberté du chagrin, d’émancipation des larmes. J’aurais dû être heureux : je ne l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui devait lui être douloureuse, que c’était une première abdication de sa part devant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que pour la première fois, elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il me semblait que si je venais de remporter une victoire c’était contre elle, que j’avais réussi comme auraient pu faire la maladie, des chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à faire fléchir sa raison, et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une triste date. Si j’avais osé maintenant, j’aurais dit à maman : « Non je ne veux pas, ne couche pas ici. » Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste comme on dirait aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardemment idéaliste de ma grand’mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait, elle aimerait mieux m’en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait que cela n’aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que n’avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais d’une main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots, et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d’un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Comme elle sentit que je m’en étais aperçu, elle me dit en riant : « Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman non plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres. » Mais je n’en avais pas là. « Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta grand’mère doit te donner pour ta fête ? Pense bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? » J’étais au contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, amis qui, sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an dernier. C’était la Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs.
Proust, Extrait du Côté de chez Swann (1ère partie Combray), Wikisource, la Bibliothèque libre.
Repères à suivre : bibliographie sur le thème de la famille