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- Analyse de "Sido" et "des Vrilles de la vigne" (Colette)
Bac : Découvrons quatre analyses linéaires selon la méthode des 6 GR OS SES C LE FS © tirés d'extraits des deux œuvres au programme de Colette . Colette Analyse de "Sido" et "des Vrilles de la vigne" (Colette). Il vous sera proposé d'étudier de manière linéaire quatre extraits selon la progression suivante : plan d'analyse Nous allons étudier de manière linéaire les textes selon la méthode des 6 GR OS SES C LE FS . Il s’agit de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : Gr : grammaire C : Conjugaison OS : oppositions le : champ lexical SES : les 5 sens FS : figures de style Analyse de "Sido" et "des Vrilles de la vigne" (Colette) : le choix des passages étudiés linéairement : le rôle d’initiatrice de la mère : analyse du passage : “« Sido » répugnait à toute hécatombe de fleurs. … je me taisais, jalouse…” ( Sido) le jardin d’Éden : “Dans mon quartier natal, on n’eût pas compté vingt maisons privées de jardin… (Sido) la conscience de soi : analyse du passage le Miroir dans les vrilles de la vigne : “Quoi, vous prétendez n’avoir jamais été petite…la fin. L'enjeu poétique : le rossignol : “Autrefois, le rossignol ne chantait pas la nuit” (Les vrilles de la vigne). le rôle d’initiatrice de la mère Nous allons analyser le passage : “« Sido » répugnait à toute hécatombe de fleurs. … je me taisais, jalouse…” ( Sido) : retrouvez le texte colorié selon la méthode. « Sido » répugnait à toute hécatombe de fleurs . Elle qui ne savait que donner , je l’ai pourtant vue refuser les fleurs qu’ on venait parfois quêter pour parer un c orbillard ou une tombe. Elle se faisait dure, fronçait les sourcils et répondait « non » d’un air vindicatif. – Mais c’ est pour le pauvre M. Enfert, qui est mort hier à la nuit ! La pauvre Mme Enfert fait peine, elle dit qu’elle voudrait voir p artir son mari sous les fleurs , que ce serait sa consolation ! Vous qui avez de si belles roses-mousse , madame Colette… – Mes roses-mousse ! Quelle horreur ! Sur un mort ! Après ce cri, elle se reprenait et répétait : – Non. Personne n’a c ondamné mes roses à mourir en même temps que M. Enfert./ /Mais elle sacrifiait v olontiers une très belle fleur à un enfant très petit , un enfant encore sans parole , comme le petit qu’ une mitoyenne de l’Est lui apporta par orgueil , un jou r, dans notre jardin . Ma mère blâma le maillot trop serré du nourrisson , dénoua le bonnet à trois pièces, l’inutile fichu de laine, et contempla à l’aise les cheveux en anneaux de bronze, les joues, le s yeux noirs sévères et vastes d’ un garçon de dix mois, plus beau vraiment que tous les autres garçons de dix mois. Elle lui donna une rose cuisse-de-nymphe-émue qu ’il accepta avec emportement, qu’il porta à sa bouche et suça, puis il pétrit la fleur dans ses puissantes petites mains, lui arracha des pétales, rebordés et sanguins à l’image de ses propres lèvres…/ – Attends, vilain ! dit sa jeune mère. Mais la mienne applaudissait , d es yeux et de la voix , au massacre de la rose, et je me taisais , jalouse…/ Colette, Sido Ce petit passage illustre très bien notre problématique liant la célébration du monde aux paradoxes. Ce texte montre le travail de réécriture littéraire de Colette : nous pouvons relever trois parties : 1.1. Le respect des fleurs prôné par la mère Dans ce premier paragraphe, on note la mise en récit d’une scène remarquable, un usage social bien établi et un refus paradoxal. a. une scène remarquable On relève l’opposition entre deux personnages, celle qui fait l’action, “Sido”, “elle”, et le témoin racontant dans le détail, sa fille, avec le pronom personnel “je”. Pour décrire cette scène étonnante, Colette emploie deux sens la vue “voir”/“vue” et l'ouïe “répondait” ainsi que toutes les tournures exclamatives : le but recherché est de donner l’impression d’une scène extrêmement vivante. Un principe est posé au style indirect avec la tournure : “«Sido» répugnait” . On note que le verbe comporte un sens péjoratif, ce qui est paradoxal pour définir une affection positive. Colette décrit ainsi sa mère pour souligner ses goûts tranchés et son fort caractère. C’est une description qui repose aussi sur l’imparfait “ répugnait”/“ savait/“venait“/“faisait” : la valeur de l'imparfait renvoie à une habitude. Laquelle ? Celle d’offrir des fleurs lors d’un décès. b) un usage social établi Offrir des fleurs constitue, en effet, un usage social établi à l'époque de Colette ; on le relève avec le pronom impersonnel “ on venait parfois quêter” associé à la valeur d’habitude produite par l’imparfait. Dans quel but ? L’offrande des fleurs vise à atténuer la douleur : “consolation”. C’est donc une pratique généreuse et sociale à laquelle Sido répond de manière outrancière. c) un refus paradoxal La réaction de la mère se fait contradictoire avec l’opposition “donner/refuser”. L’auteure choisit la tournure restrictive “ne…que” pour souligner sa générosité ; mais dans ce souvenir, Sido adopte une attitude contraire. Pourquoi ? le champ lexical de la mort Colette utilise un paradoxe : elle choisit le champ lexical de la mort et donc le registre tragique pour montrer son attachement à la vie : “hécatombe” qui est de surcroît une hyperbole, “corbillard” /“tombe” /“consolation”. Sous la plume de Colette, le mort est affublé du lieu de séjour des réprouvés “Enfert” : notons la liberté de ton et l’humour noir de l’auteure. Par ailleurs, Colette montre le caractère entier de Sido à l’aide d’une énumération de verbes en apposition “faisait dure”, "fronçait" et “répondait non d’un ton vindicatif”. Pour que nous ayons une idée plus vivace de Sido, Colette choisit le style direct avec trois courts dialogues : elle passe alors au présent et recourt à des phrases exclamatives, donnant de la vigueur au récit. la demande initiale Dans un premier temps, le contenu de la demande est exprimé par une personne non nommée ; elle veut émouvoir Sido avec la répétition de l’adjectif “pauvre”. Cette requête est polie et compassée avec une phrase complexe comportant une subordonnée relative “qui est mort” et des subordonnées conjonctives réintroduisant le style indirect “elle dit que” suivi du conditionnel "voudrait voir”/”serait” : la quémandeuse donne toutes les raisons pour obtenir gain de cause. Elle finit par l’apostrophe “Vous qui avez”/“madame Colette” en interpellant directement Sido tout en la flattant avec la formulation “si belles roses-mousse”. Mais les points de suspension montrent que Sido lui coupe la parole et s’emporte. La fin de non-recevoir Cette dernière s’y oppose, en effet, de manière impolie avec trois phrases non verbales exclamatives : “ Mes roses-mousse ! Quelle horreur ! Sur un mort !” . On note ainsi son insensibilité qui est accentuée avec l’opposition “sous les fleurs”/”sur un mort”. Pour insister sur le manque de tact de Sido, Colette emploie en outre le terme “cri”, le sens de l'ouïe est encore une fois convoqué dans ce souvenir. La réponse est une atteinte à la bienséance. Sido, sur le fond et sur la forme, adopte une attitude particulièrement choquante. D’ailleurs, Colette procède par allusion avec “elle se reprenait”. Il est suggéré que Sido se rend compte de son manque de tact, qu'elle change d’attitude : on assiste à une réponse en bonne et due forme avec une phrase cette fois verbale. Changeant de ton, Sido ne change pas sur le fond puisqu’elle répète la négation “non”. Elle conclut l’entretien par une affirmation solennelle : “ Personne n’a c ondamné mes roses à mourir en même temps que M. Enfert.” Cette phrase nous renseigne sur les valeurs morales de Sido. Ainsi on note une personnification de ses fleurs, “condamné mes roses” : ces dernières sont présentées comme des victimes innocentes d’un supplice injuste : Colette magnifie paradoxalement ses fleurs en partant du registre tragique. On est dans le champ lexical morbide du châtiment, “condamné”/”mourir”. Elle refuse de lier leur sort à la mort de son voisin avec le connecteur “en même temps”. L’emploi du pronom indéfini “personne” est en réalité un pied de nez à la demande, mais aussi à la société, aux conventions voire à la religion. Sido voue un culte à la nature et donc aux fleurs de son jardin avec le possessif “mes roses”. Ce portrait de Sido suffirait à nous la représenter comme une femme non conformiste, mais Colette poursuit dans une autre séquence beaucoup plus étonnante. 1.2 Le sacrifice d’une fleur permis par la mère Revisitant son passé, Colette choisit de compléter le portrait de Sido. Elle utilise un procédé particulier afin d’obtenir le renversement de perspective et de rendre un culte à la vie. a) un procédé inversé Colette lie les deux séquences avec une conjonction de coordination “mais” introduisant une opposition à venir. Dans ce nouvel exemple, l’écrivaine choisit d’inverser les personnages. Ainsi “Monsieur Denfert” est remplacé par un enfant en bas âge, soit deux personnages représentant les deux extrémités de la vie. Cette fois-ci, c’est le champ lexical de l’enfance qui est convoqué : “nourrisson” /“maillot”/”sans parole”/”bonnet”/”fichu”. En outre, la quémandeuse est remplacée par une voisine avec la périphrase :” une mitoyenne de l’Est”. Colette nous la désigne comme une mère jugée inexpérimentée par Sido toute-puissante “blâma” : “trop serré”/”dénoua”/”inutile”. L’action est clairement située dans le jardin, lieu clos, qui est le centre de gravité. L’action est décrite au passé simple, comme un événement unique : “ comme le petit qu’ une mitoyenne de l’Est lui apporta par orgueil , un jou r,” Il reste que Sido est là comme dans la première partie, mais son attachement aux fleurs change radicalement : “ Mais elle sacrifiait v olontiers une très belle fleur “ : la notion de sacrifice présente un sens positif, c’est devenu un don qu’elle fait de bon cœur. Elle joue un rôle actif et non passif comme dans la première phase. Quelle est la raison d’un tel revirement ? Un renversement de perspective. b) un renversement de perspective Colette renverse, en effet, la perspective : le culte de Sido pour les fleurs dépasse le cadre de la nature pour embrasser, en réalité, quelque chose de plus profond : la vie. La vie est incarnée par l’enfant, terme utilisé plusieurs fois avec des redondances "petit"/nourrisson/”garcon de dix mois”. C’est un être pur, avec l’expression “sans parole”. Sido adopte une conception rousseauiste, l’innocence. Le bébé est rendu à la nature, dépouillé de ce qui, culturellement, le cache et surtout l’entrave, “trop serré”/”dénoua”/”inutile” : ce qui constitue une forme de mort d’un être à lui-même. Et c’est Sido qui restitue à l’enfant sa vraie nature comme un grand prêtre. Elle utilise des termes liturgiques “sacrifice”/“bronze” ainsi que lerythme ternaire “blama”/”dénoua”/contempla”. Puis à la phrase suivante, Sido aboutit à un don, “donna”. La fleur est l’objet d’un culte sacrificiel. c . le culte de la vie Colette recourt à une phrase complexe donnant un rythme lent. Colette entend magnifier le spectacle qui se joue sous ses yeux. Le champ lexical du corps est employé “bouche”/”mains”/”lèvres”. C’est une expérience sensorielle à laquelle on assiste avec le toucher “pétrit”/ “arracha”, le goût ”porta à sa bouche”/”suça”: l’enfant détruit la fleur “arracha les pétales”. Mais loin d’être décrite comme une catastrophe, la scène est de l’ordre du mélioratif,“pétrit” : on pétrit le pain pour en faire quelque chose, combler une faim. Sur le plan symbolique, l’enfant fait totalement corps avec la fleur comme Colette le suggère avec la comparaison entre la rose et les lèvres de l’enfant “à l’image de ses propres lèvres…“ De cette destruction sort une connaissance simple, proche de la nature, qui éveille l’enfant, sa conscience. C’est une démarche pleine de vitalité. Mais les points de suspension rythment à nouveau cette scène qui s’arrête. Pourquoi ? C’est le moment où la fille reprend en main l’histoire. 1.3 La jalousie de la fille. Les points de suspension mettent fin à l’épisode et témoignent d’un malaise avec une chute saisissante. a. la fin de l’épisode Avec les points de suspension, on coupe court à la description et on revient à l’histoire : Colette fait alors intervenir la jeune mère jusque-là taiseuse. Le style direct est là de nouveau avec une phrase exclamative comprenant un impératif : “Attends, vilain ! “. L’enfant est donc grondé. L’action est brève et contraste avec le temps long de la préhension de la fleur par l’enfant. L’histoire change à nouveau de rythme pour repartir au style indirect avec une deuxième rupture : “Mais la mienne applaudissait”. On mesure l’opposition entre la jeune mère et Sido, l’une qui se fâche et l’autre qui encourage “applaudissait” et l’insistance avec les éléments du corps “ yeux et de la voix” : Sido se met à l’unisson avec l’enfant en s’opposant à la mère de ce dernier. On note une gradation : le sacrifice est devenu “un massacre de la rose” : on est encore dans le domaine de la personnification et du registre tragique, mais à des fins de glorification de la vie. b. une chute saisissante Dans la dernière proposition coordonnée, le témoin de la scène fait une brève apparition dans l’histoire : “et je me taisais, jalouse…” : de manière elliptique, Colette en dit long d’abord sur son opposition avec sa mère qui parle alors qu’elle se tait. Elle en donne l’explication avec l’adjectif “jalouse” mis en apposition. La remémoration du souvenir laisse des traces d’une souffrance passée qui redonne à nouveau une nouvelle forme au registre tragique. Pour souligner cette pudeur, Colette recourt à nouveau aux points de suspension. Le jardin d'Eden Nous verrons le deuxième passage démontrant l’importance du jardin dans la construction du lien avec le monde. Nous l’analyserons en utilisant la méthode des 6 GR OS SES C LE FS ©. Découvrons-la dans le détail, si vous le voulez bien. “/ Dans mon quartier natal , on n’ eût pas compté vingt maisons privées de jardin . Les plus mal partagées jouissaient d’une cour, plantée ou non, couverte ou non de treilles. Chaque façade cachait un « jardin-de-derrière » profond, tenant aux autres jardins-de-derrière par des murs mitoyens. Ces jardins-de-derrière donnaient le ton au village. On y vivait l’été , on y lessivait ; on y fendait le bois l’hiver, on y besognait en toute saison , et les enfants , jouant sous les hangars , perchaient sur les ridelles des chars à foin dételés./ /Les enclos qui jouxtaient le nôtre ne réclamaient pas de mystère la déclivité du sol , des murs hauts et vieux , des rideaux d’arbres protégeaient notre « jardin d’en haut » et notre « jardin d’en bas ». Le flanc sonore de la colline répercutait les bruits, portait , d’un atoll maraîcher cerné de maisons à un « parc d’agrément », les nouvelles. De notre jardin, nous entendions, au Sud , Miton éternuer en bêchant et parler à son chien blanc dont il teignait, au 14 juillet, la tête en bleu et l’arrière-train en rouge. Au Nord, la mère Adolphe chantait un petit cantique en bottelant des violettes pour l’autel de notre église foudroyée , qui n’a plus de clocher. À l’Est, une sonnette triste annonçait chez le notaire la visite d’un client … Que me parle-t-on de la méfiance provinciale ? Belle méfiance ! Nos jardins se disaient tout./ /Oh ! aimable vie policée de nos jardins ! Courtoisie , aménité de potager à « fleuriste » et de bosquet à basse-cour ! Quel mal jamais fût venu pardessus un espalier mitoyen, le long des faîtières en dalles plates cimentées de lichen et d’ orpin brûlant , boulevard des chats et des chattes ? De l’autre côté, sur la rue, les enfants insolents musaient, jouaient aux billes, troussaient leurs jupons, au-dessus du ruisseau ; les voisins se dévisageaient et jetaient une petite malédiction , un rire, une épluchure dans le sillage de chaque passant , les hommes fumaient sur les seuils et crachaient … Gris de fer, à grands volets décolorés, notre façade à nous ne s’entrouvrait que sur mes gammes malhabiles, un aboiement de chien répondant aux coups de sonnette, et le chant des serins verts en cage. Peut-être nos voisins imitaient-ils, dans leurs jardins , la paix de notre jardin où les enfants ne se battaient point, où bêtes et gens s’exprimaient avec douceur, un jardin où, trente années durant, un mari et une femme vécurent sans élever la voix l’un contre l’autre …”/ Colette, Sido Ce passage illustre le travail de l’écrivain qui interprète ses souvenirs pour en donner une vision littéraire qui se fonde sur une image totalement idéalisée comme nous pouvons le voir au travers du découpage de ce texte : 2.1 Les jardins du village Colette adopte un point de vue généralisant pour commencer sa description « objective » qui devient progressivement de plus en plus individualisée. Le jardin clos entre dans un ensemble uniformisé. a) une vision “objective” C’est par un point de vue externe, et même plongeant partant du haut vers le bas que l’auteure débute sa description pour donner une vision objective, entièrement retravaillée. Elle emploie le pronom impersonnel « on » et le passé antérieur pour parler d’un décompte effectué a posteriori “on n’eût pas compté” : arrêtons-nous sur cette négation en forme de litote “ne…pas”, sur le participe passé, “privées”, et sur les deux tournures négatives qui sont destinées à amplifier paradoxalement l’importance positive du jardin. Ce choix descriptif permet donc de voir par-delà les murs jusque dans les recoins cachés. À ce stade du texte, la description concerne le lieu et non ses habitants qui sont indéfinis “Les plus mal partagées”. Colette envisage ensuite la description de manière individuelle avec le déterminant indéfini “chaque façade" : chaque signifie “tous”, mais comme un élément individuel dans lequel on trouve, au choix, une “cour”, “ces jardins-de-derrière”,“hangar”, "enclos". Ces jardins entrent aussi dans un ensemble uniformisé. b) un ensemble uniformisé Colette considère le jardin comme la norme à la fois dans sa composition mais également dans le mode de vie commun avant de signifier que c’est un lieu de récréation. -un“jardin-de-derrière” L’auteure y décrit un même urbanisme “ autres jardins-de-derrière »: ce néologisme décrit en une image l’emplacement du lieu, loin des regards avec le verbe “cachait”. Elle en précise la grande surface avec l’adjectif “profond” et l’importance par le fait que cela donne un effet pittoresque “le ton au village”. C’est le particulier qui définit le général dans l’esprit de Colette qui envisage aussi la destination commune de ces lieux. - une destination commune Après avoir décrit l’uniformité du lieu, c’est maintenant sa commune utilisation. Pour cela, l’auteure recourt aux oppositions entre les saisons “été”/”hiver” avant de considérer son usage durant toute l’année “en toute saison”. Qu’y fait on ? Dans la première partie du texte, on y “jouissait” sens repris avec le verbe “vivait”, c’est-à-dire qu’on en profitait. Le champ lexical de la verdure appuie cette passivité avec “plantée”/”treille”/”bois”/”foin”. Mais en réalité, on s’active dans ce jardin devenu un adverbe ‘y” : on note la gradation des verbes particuliers ”lessivait”(le linge)/ ”fendait” (le bois de chauffage) et finalement “besognait” (toute activité) : on passe là encore du particulier au général. - un lieu de récréation C’est enfin un lieu de récréation et de jeux avec la présence “d’enfants” : on relève que les habitants ne sont pas définis, alors que les enfants émergent de cette indifférenciation. Pourquoi ? Ils sont décrits, minutieusement, dans un lieu “sous les hangars” et dans le choix, précis, d’un jeu : “perchaient sur les ridelles des chars à foin dételés”. C’est une évocation illustrative de la candeur de l’enfance comme on peut le voir avec le fait d’utiliser des choses usuelles “char à foin dételé” pour jeu. On est dans le domaine du naturel et non de l’artifice. Ce cadre posé permet de centrer la description sur la particularité du jardin natal. Ce deuxième paragraphe précise les contours du jardin de l’auteure. On assiste aussi à une description fondée sur le sens de la vue, de l'ouïe et du toucher qui instillent une dimension à la fois joyeuse, mais aussi tragique. On voit enfin que le jardin occupe une place centrale. 2.2 La place centrale du jardin a) les contours du jardin Colette entre dans le cœur de sa description. On arrive au caractère particulier du jardin. Elle brosse le portrait d’un lieu contrasté ; il comporte a priori des défauts : il est coincé entre deux jardins “jouxtaient”, il est en pente “déclivité” et enfin il est cintré par de “vieux murs”. Mais sous la plume de l’auteure, cela donne un aspect bénéfique exprimé, toujours chez elle, par la négation en forme de litote “ne réclamaient pas de mystère” : c’est donc une donnée de la nature qui est bonne en soi à la manière rousseauiste. Ce jardin est curieusement découpé en deux parties opposées : “jardin d’en haut »/«jardin d’en bas » : cette périphrase topographique avec des éléments simples, “haut” et “bas”, aboutit à la création de noms distinctifs formant ensemble ce jardin de l’enfance. Colette utilise enfin la métaphore “rideaux d’arbres” pour signifier le côté intime et son aspect chaleureux avec “protégeaient”. C’est le moment où l’auteure décide d’utiliser la large palette de sens pour frapper l’imagination. b) l’utilisation des sens Chez Colette, les sens jouent toujours un rôle important : ils permettent de donner une vision concrète des choses entrant dans le domaine de l’enfance. Jusqu’à présent, la description reposait sur la vue “vingt maisons” “jouxtaient”, “en haut/en bas”, elle utilise désormais l'ouïe “sonore”/”bruits”. Le quartier donne vraiment l’impression d’être une caisse de résonance avec un élément encore non évoqué “colline”, associée au terme “répercutait” : les bruits perçus de la nature, “atoll maraîcher”, métaphore pleine de fraîcheur, deviennent alors des “nouvelles” de la société, ”parc d’agrément”, groupe nominal présentant un aspect superficiel. On est sur un rythme binaire nature/culture qui est repris par la suite. L’auteure se fonde également sur les habitudes prises, fournies par une autre valeur de l’imparfait. Elle s’emploie alors à détailler ce qu’elle entend habituellement, “éternuer”, “chantait”, "annonçait" : la gradation produit un effet crescendo, du naturel, “éternuer”, “chanter”, au social avec "annonçait". Rythme binaire. Donnant un aspect plus vivant, en mouvement, Colette ajoute le sens du toucher à l'ouïe. Les voisins sont, cette fois, nommés “Miton”, “la mère Adolphe”, “le notaire” : leur action laisse à comprendre ce qu’ils font puisque les murs empêchent de voir. Le jardinier “éternue” et “bêche”, la voisine “chante” en faisant un bouquet “bottelant” et un quidam présenté par l’adjectif défini “le client” appuie sur la sonnette. Pour donner davantage de relief, l’auteur ajoute de nombreux détails visuels réinterprétés a posteriori : le chien blanc en version tricolore : “la tête en bleu et l’arrière-train en rouge. “ pour la fête nationale ; le bouquet de “violettes” : l’auteure puise dans la gamme des couleurs primaires opposant la couleur chaude “rouge” à la couleur froide “bleu” ; les deux couleurs associées formant le violet, couleur secondaire. L’auteure brosse avec ses mots un portrait coloré. Mais on perçoit un changement de registre. c. un registre tragique Colette joue aussi sur les registres pour donner de l’ampleur à son texte. Ainsi le registre lyrique est rappelé par la mention de la fête nationale “14 juillet” ; mais s’ouvre alors un autre registre, tragique cette fois. On le voit avec le champ lexical de la mort avec “petit cantique”/ “autel foudroyé” /“église qui n’a plus de clocher” avec la personnification de la “sonnette triste” et les points de suspension pour évoquer l’annonce d’un deuil. Dans l’esprit de Colette, la joie est toujours mêlée à la mort. Son écriture vise à fixer de manière littéraire le caractère binaire de l’existence. Il reste que la focalisation est poussée d’un cran, car le jardin de son enfance occupe désormais une place centrale. d. la place centrale du jardin La ligne de fuite converge vers le jardin de son enfance même si c’est encore un pur travail de réécriture littéraire. Pour souligner le rôle central, il faut comprendre que la délimitation du jardin se fait par rapport aux autres fonds, définis, eux, par les points cardinaux “nord””sud”est”. On sait, en outre, que c’est sa place centrale qui en fait le réceptacle des secrets du voisinage. C’est une redondance avec la fin du paragraphe précédent, mais l’effet est accentué : on passe des “nouvelles” à “nos jardins se disaient tout” : on note la personnification du jardin voulue par l’auteure. 2.3 Un jardin d’Eden L’auteure entend faire du jardin de son enfance un abri loin du monde qui est porteur d’une puissance délétère avant d’en faire le siège de sa famille. a) un abri hors du monde Elle se fonde sur une opposition entre deux côtés, entre le “jardin “et la “rue”, et sur l’opposition des registres lyrique/tragique. -le jardin aux accents lyriques Dans le jardin, véritable paradis, tout y est bien ordonné : “policée”/”courtoisie” ; l’existence y est décrite comme douce avec l’adjectif “aimable” et le nom “aménité”. On vit loin du monde et en autarcie avec les fruits et légumes “potager” satisfaisant les besoins alimentaires (primaires) ; on y trouve même une basse cour. Mais le jardin n’a pas qu’une fonction utilitaire, il permet également de satisfaire le goût pour l'esthétique (besoin secondaire) avec la vision de la beauté “fleuriste” et “bosquet”. L’emploi des phrases exclamatives, donnant un rythme ternaire, forment un cri du cœur. On est dans le registre lyrique C’est pour mieux souligner le contraste avec la deuxième branche de l’opposition, la rue. C’est par une phrase interrogative que Colette pose les contours hostiles du monde extérieur : “Quel mal jamais fût venu pardessus un espaliermitoyen, le long des faîtières en dalles plates cimentées de lichen et d’orpin brûlant, boulevard des chats et des chattes ?”. Elle dresse une frontière entre le bien non expressément nommé et “le mal”. Le bien est implicitement décrit dans l’union du minéral “dalles plates”, du végétal “espalier” et de l’animal dans ses deux genres complémentaires “chat/chattes”. On est là encore dans le registre lyrique. On assiste donc à une description idéalisée d’un jardin d’Eden : cette description prend tout son sens avec son exact opposé, le monde extérieur. -la rue aux accents tragiques Le monde extérieur hostile se fait proche, car il s’agit “de l’autre côté”, mention elliptique omettant volontairement le terme mur, contrastant avec la description fourmillante du jardin. On adjoint le terme défini, “la rue”, produisant un effet redondant et inutile. Ce monde est en tous points désaccordé, sans harmonie. On y entre crescendo avec les enfants, pour arriver aux voisins et enfin aux hommes. Ce sont des groupes hostiles. À la différence des enfants jouant paisiblement dans le jardin, les enfants de la rue sont décrits avec les détails péjoratifs “insolents” et le verbe “musaient” signifiant perdre son temps. L’énumération des verbes d’inaction et d’action montrent l'ennui profond qui les atteint. Même les jeux “jouaient aux billes”,/sauter au-dessus de l'eau “troussaient leurs jupons” n’ont pas de cohérence avec le milieu bucolique qui les entoure. Ils y sont indifférents. L’emploi de l’adverbe “au-dessus du ruisseau” montre le détachement vis à vis de la nature que l’on franchit allègrement. Les adultes ne sont pas épargnés : on notera que l’auteure utilise le terme “les voisins” qui englobent le masculin et le féminin. On note une distinction dans les comportements des deux sexes, si on analyse bien les choses. Colette commence par les femmes sans les nommer justement ; on le comprend a contrario lorsque l’auteure évoque expressément, cette fois, leurs maris : “les hommes fumaient sur les seuils et crachaient”. On note ainsi une opposition entre les femmes situées à l’intérieur, en train de vaquer à leur travail, et les hommes, placés devant la porte, et donc paresseux. L’activité des femmes est tournée, non sur ce qu’elles font, mais sur ce qui se passe en dehors de chez elles. Comme leurs enfants, elles perdent leur temps, mais cette fois non à jouer, mais à se jalouser entre elles “dévisageaient“. Ce n’est qu’un préalable avant d’en venir aux méchancetés avec le verbe “jetaient”. Le sens de ce verbe est très fort même s’il doit être pris dans le sens figuré. On assiste alors à une énumération de marques d’hostilités allant crescendo avec l’emploi d’un article indéfini, un/une marquant ainsi un large éventail dans la bassesse ordinaire. Ainsi on débute par “une petite malédiction" avec l’adjectif “petite” qui laisse à penser qu’elle est dite de manière peu audible et donc sournoise. Cette invective se transforme ensuite en moquerie, “un rire”, que l’on sent cette fois audible et donc cruel puisque l’auteure n’a pas jugé nécessaire de lui adjoindre un quelconque qualificatif. Et l’on finit par la pure malveillance avec le jet de légume “épluchure” sur toute personne avec “chaque passant” suggérant le caractère répétitif du méfait. Les hommes ne sont pas en reste avec le fait de cracher par terre, constituant en lui-même une marque d’hostilité. On retrouve le procédé des points de suspension indiquant que la liste des avanies ordinaires n’est pas close. Le monde de la rue est donc décrit sous un jour particulièrement violent :“insolent”/“jetaient”/”malédiction”/”fumaient”/“crachaient”. Le registre est volontiers tragique puisque la mort rôde eu dehors du jardin. b) le siège de la famille On comprend mieux pourquoi la famille de l’auteure s’est mise volontairement en retrait de ce monde avec l’emploi de la tournure restrictive “ne… que” associé au verbe “s’entrouvrir”, c'est-à-dire ouvrir faiblement les portes. On peut noter que c’est la façade qui est évoquée puisqu’elle donne sur la rue et non le jardin qui, lui, est étanche au mal. L’univers familial est clos : rien ne s’y échappe, si ce n’est la musique qui a l’art d’adoucir les mœurs avec “mes gammes malhabiles”. On est passé du nous au possessif de la première personne du singulier. À chaque sollicitation des hommes, hostiles avec le sens du toucher “coups” de sonnette, on rétorque par la douceur animale “aboiement du chien” “chant des serins”. Le bonheur, côté jardin, est caractérisé par l’union du genre humain “les gens” et du règne animal “les bêtes”. Tous vivent en harmonie comprise comme “la paix” et “la douceur”. C’est l’antithèse du monde extérieur avec la violence qui n’a plus cours : “ les enfants ne se battaient point”. Le jardin est ce lieu clos où l’auteure glorifie non plus une famille ; le possessif de la première personne du pluriel s’efface “notre jardin “ pour mettre en lumière deux personnes prises ensemble : “un homme et une femme”. Il s’agit de deux êtres issus de la nature, au même titre que les chats et les chattes ou les bêtes mentionnées ci-avant. Avec cette tournure indéfinie, on peut voir une métaphore d’Adam et Eve, placés dans ce jardin d’Eden. Mais le lien conjugal, lien social par excellence, est ensuite souligné avec “un mari et une femme”. On a vu précédemment que tout ce qui venait de la culture n’était pas valorisé dans ce texte. Mais là, on peut voir son aspect mélioratif avec la longévité mentionnée “trente années durant”, mais surtout l’harmonie exceptionnelle “sans élever la voix l’un contre l’autre…” Les points de suspension soulignent l’admiration de l’auteure devant ce fait remarquable. La conscience de soi Ce troisième passage illustre le travail de l’écrivain qui interprète ses souvenirs pour en donner une vision littéraire entièrement repensée, comme dans cet extrait mettant en présence la narratrice, sous les traits de Colette, et son personnage de fiction, Claudine. Les deux personnages en miroir échangent, se questionnent, l’une étant le double de l’autre ; nous sommes à la fin de ce texte et c’est Claudine qui interpelle Colette sur son enfance. “/– Quoi ! Vous prétendez n’ avoir jamais été petite ? – Jamais. J ’ ai grandi , mais je n ’ ai pas été petite. Je n’ ai jamais changé. Je me souviens de moi avec une netteté, une mélancolie qui ne m’ abusent point. Le même cœur obscur et pudique , le même goût passionné pour tout ce qui respire à l ’air libre et loin de l’homme – arbre, fleur, animal peureux et doux, eau furtive des sources inutiles , – la même gravité vite muée en exaltation sans cause… Tout cela , c’ est moi enfant et moi à présent … / Mais ce que j’ ai perdu , Claudine, c’ est mon bel orgueil, la secrète certitude d’être une enfant précieuse , de sentir en mo i une âme extraordinaire d’homme intelligent , de femme amoureuse , une âme à faire éclater mon petit corps … Hélas , Claudine, j’ ai perdu presque tout cela , à ne devenir après tout qu ’ une femme … Vous vous souvenez du mot magnifique de notre amie Calliope , à l’homme qui la suppliait : « Qu ’avez-vous fait de grand pour que je vous appartienne ? » Ce mot-là, je n’ oserais plus le penser à présent , mais je l’aurais dit , quand j ’avais douze ans. Oui , je l’aurais dit ! Vous n’ imaginez pas quelle reine de la terre j’ étais à douze ans ! Solide, l a voix rude, deux tresses trop serrées qui sifflaient autour de moi comme des mèches de fouet ; les mains roussies, griffées, marquées de cicatrices , un front carré de garçon que je cache à présent jusqu’aux sourcils … Ah ! que vous m ’auriez aimée , quand j’avais douze ans , et comme je me regrette !/ /Mon Sosie sourit, d’un sourire sans gaîté , qui creuse ses j oues sèches , ses joues de chat où il y a si peu de chair entre les t empes larges et les mâchoires étroites : – Ne regrettez-vous que cela ? dit-elle. Alors je vous envierais entre toutes les femmes… Je me tais, et Claudine ne semble pas attendre de réponse. Une fois encore, je sens que la pensée de mon cher Sosie a rejoint ma pensée, qu’ elle l’épouse avec passion, en silence… Jointes, ailées, vertigineuses, elles s’élèvent comme les doux hiboux veloutés de ce crépuscule verdissant. Jusqu’à quelle heure suspendront-elles leur vol sans se disjoindre , au-dessus de ces deux corps immobiles et pareils , dont la nuit lentement dévore les visages ?… 1. être et avoir été toujours la même personne Ce texte se fonde sur un premier mouvement qui soutient le paradoxe pour Colette d’avoir toujours été la même personne ; nous verrons la forme choisie par Colette, avec le dialogue et la mise en abyme avant le fond du sujet. la forme Sur la forme, cette affirmation est rendue particulièrement vivante par le jeu du miroir et le recours aux dialogues. -un jeu de miroir Dans ce passage, Colette évoque librement son enfance en mettant en présence le double en miroir : la narratrice qui s’exprime avec le pronom personnel “je” et sa créature, Claudine, copie de celle qu’elle a été. Il s’agit d’un récit qui évoque une enfance revisitée : il s’agit d’une réinterprétation de l’enfance à des fins littéraires. C’est aussi un moment d’introspection en miroir avec l’opposition entre “je” pronom personnel sujet et “moi” pronom personnel complément : “je me souviens de moi” : celle qui est maintenant regarde celle de l’enfance. -le recours aux dialogues On assiste à un échange entre l’auteure et son personnage, Claudine. On relève la distance voulue entre la créatrice et sa créature avec le vouvoiement “vous”. Cette dernière n’est pas servile, elle fait preuve d'autonomie puisqu’elle prend l’initiative de la questionner. Elle fait preuve également de liberté de ton en mettant en doute ce que dit la narratrice avec le verbe “prétendre”. La question est précédée d’une exclamation “Quoi !” qui montre son parfait étonnement et sa spontanéité. Avec la longueur de sa réponse, l’auteure reprend l’initiative en monopolisant la parole : il s’agit de comprendre qu’en parlant à sa créature, à son double, appelé aussi “mon Sosie”, elle se parle à elle-même sous le contrôle de sa créature littéraire. le fond La réponse de la narratrice est fondée sur des antithèses, véritables paradoxes et sur le registre nostalgique. - les paradoxes Ce passage porte en germe l’antithèse exprimée par deux propositions indépendantes coordonnées, l’une évoquant le fait de prendre de l’âge à la voix affirmative “j’ai grandi” et l’autre évoquant l’enfance, rappelée par la voix négative, “je n ’ ai pas été petite”. C’est une technique usuelle chez Colette d’affirmer une chose par la voix négative. Elle expose un paradoxe insoutenable : grandir sans jamais avoir été une enfant, ce qui suscite évidemment de la curiosité. L’auteur répète l'adverbe “jamais” en indiquant dans une seule proposition, encore une fois négative, : “Je n’ ai jamais changé.” Cette proposition se veut conclusive alors que rien n’a été jusque-là démontré. Pour persuader son double, la narratrice fait alors appel aux souvenirs qu’elle fait remonter cette fois au présent de l’indicatif “je me souviens”. Elle puise aussi dans les sentiments avec le sens de la vue “avec une netteté”. Elle évoque le siège des émotions “le cœur” et “le goût” : on est sur une perception sensorielle des choses. Mais l’argumentation semble bancale, car on tombe sur une opposition dans son caractère changeant pris entre “gravité” et “exaltation” : deux attitudes différentes, exclusives l’une de l’autre. Les points de suspension en disent long. Le champ lexical de la nostalgique s’incarne dans ses mots. -le champ lexical de la nostalgie La narratrice abolit la distance entre le passé “c’est moi enfant” et le présent “moi à présent” : on note la répétition du pronom personnel “moi” qui serait donc un trait commun. Notons néanmoins qu’elle ne se qualifie pas en tant qu’adulte, elle le suggère seulement de manière indéfinie avec les points de suspension. Le champ lexical de la nostalgie résulte des termes “mélancolie”, de la répétition du pronom personnel “moi”, de l’adverbe “même”, pour le caractère indéfini de ce qu’elle évoque “tout ce qui respire”/”tout cela”. On note la pudeur de l’auteure dans cette difficulté à dire. Mais la nostalgie transparaît par le refus de s’exprimer au passé : l’auteure débute en recourant du bout des lèvres au passé composé, le temps le plus proche du présent, qui permet l’introspection, “ J ’ ai grandi”/ “ Je n’ ai jamais changé.” Ensuite, elle parvient au présent “je me souviens”. Colette emploie à la fin une longue phrase non verbale : “Le même cœur obscur et pudique , le même goût passionné/ la même gravité vite muée en exaltation sans cause… “ : on note donc le refus de se positionner sur une échelle de temps. Elle préfère utiliser le participe passé “ vite muée” ou la proposition infinitive “ pour tout ce qui respire “ . L’effet obtenu est de donner un aspect extrêmement lyrique à ces souvenirs avec le champ lexical de la nature et l’énumération “ arbre, fleur, animal peureux et doux, eau furtive des sources inutiles”. : association du végétal, de l’animal et les éléments. On retrouve cette soif de liberté qui la rend si proche de la nature “pour tout ce qui respire” et éloignée de la société “loin des hommes” : on retrouve l’opposition entre la nature et la culture. Cette position tranchée connaît une rupture. 2. La perte de soi On assiste dans ce paragraphe à une antithèse avec la thèse développée précédemment : la narratrice soutient qu’elle n’est plus vraiment la même par un effet de rupture. Elle fait état des modifications qui touchent son caractère, avant d’évoquer par opposition le bouleversement physique. Enfin nous verrons les registres opposés. un effet de rupture Colette se fonde sur la conjonction de coordination “mais” qui se veut tranchante alors que rien ne le justifie en réalité. Cela produit un effet de contraste marquant la perte irrémédiable qui suggère des sanglots. -une perte irrémédiable Elle allègue d’une perte “j’ai perdu” s’exprimant à la voix affirmative, en décalage avec le procédé précédent, tout en conservant le passé composé, temps de l’introspection. On note une gradation au fil du paragraphe avec “j’ ai perdu presque tout” : l’adjonction de l’adverbe produit un effet de litote. En fait, elle signifie que ce passage de l’enfance à l'âge adulte est irréparable. Notons que l’auteure choisit le pronom démonstratif “ce que” en apposition, avant de procéder à l’énumération des différences entre les deux âges de la narratrice. L’accentuation est mise sur la perte elle-même, comme phénomène marquant, et non sur l’objet de la perte. -des sanglots On relève la présence d’une longue phrase complexe, sinueuse, avec ces nombreuses propositions en apposition : “c’est mon bel orgueil, la secrète certitude d’être une enfant précieuse, de sentir en moi une âme extraordinaire d’homme intelligent, de femme amoureuse, une âme à faire éclater mon petit corps…” : cela produit un effet haché, comme un sanglot. La narratrice prend enfin deux fois à témoin sa créature, avec le vocatif “Claudine,” et “Hélas, Claudine” en l’interpellant “Vous n’imaginez pas” “Ah ! que vous m’auriez aimé”. Elle l’associe à son introspection. Voyons maintenant les transformations qu’elle a subis. Elle fait état des changements de caractère et de son corps. les modifications de son être La narratrice fait état du changement dans son caractère qu’elle ramène paradoxalement à son seul corps. On a vu que le paradoxe joue sur le refus de se laisser enfermer par une logique. Examinons d’abord le premier point -une perte immatérielle L’auteure débute par une perte immatérielle : changement de caractère et de son âme. Le caractère est vu de manière méliorative “bel orgueil” , précisé par l’apposition “secrète certitude”. Elle évoque “l’âme” deux fois ; es adjectifs sont mélioratifs “précieuse”/“extraordinaire”/”amoureuse”. On est dans le champ de ce qui ne se voit pas, de ce qui constitue un être. C’est une vision spiritualiste, idéale. Mais cette vision ne dure pas. On relève l’opposition majeure dans ce paragraphe entre les deux auxiliaires, avoir : “j’ai perdu”/ “de sentir en moi” / “que je vous appartienne”/ “j’avais douze ans” et être “d’être une enfant”/ “ à ne devenir”/ “j’étais à douze ans !”: c’est bien le paradoxe du changement, le manque (avoir) qui transforme (être) Cette opposition en sous-tend de nombreuses autres disséminées. D’abord, L’auteure souligne son appartenance naturelle à l’espèce humaine avec un âge d’or qu’elle fixe à ses douze ans répétés deux fois : il s’agit de marquer cette période d’avant l’adolescence. On peut ainsi opposer “une enfant précieuse,” et l’être humain, pris dans son sens universel “d’homme intelligent”. On note ensuite une lente gradation qui concerne, cette fois, le genre masculin : “à l’homme qui la suppliait”/”de garçon” et le genre féminin : ”femme”/ “une enfant précieuse”/ “reine” : là encore, c’est une différence dans l’ordre de la nature. L’opposition que la narratrice n’admet pas, c’est celle qui concerne son corps : “être une enfant” “reine de la terre” et “à ne devenir … qu’une femme” : le verbe être se transforme avec le verbe d’état “devenir” impliquant un changement corporel, celui qui fait horreur la narratrice. - un changement corporel La narratrice fait état du changement dans son caractère qu’elle ramène paradoxalement à son seul physique. C’est en fait une manière de souligner ce qui la chagrine le plus. C’est pourquoi, on trouve le champ lexical de l’apparence physique convoquant le sens de la vue et l'ouïe : ”petit corps”/”voix”/”solide”/”deux tresses”/”mèches”/”mains”/”front”. On voit que les aspects positifs sont évoqués dans l’âge d’or. D’ailleurs elle fait le lien entre l’enfant de douze ans et “Calliope”, la déesse de la poésie. On entre dans le domaine de la toute puissance de l’enfance avec les adjectifs “solide”/ “extraordinaire” avec des noms “fouet”, avec les groupes nominaux “reine de la terre”. Le passage à l’état d’adulte n’est décrit qu’une seule fois et de manière péjorative avec la tournure restrictive : “à ne devenir après tout qu’une femme… “ les points de suspension soulignent une amertume profonde. On note aussi le changement de registres. le changement de registre L’auteure combine deux registres, l’un lyrique et l’autre tragique pour donner du relief à son texte. On a vu que c’est un procédé courant chez Colette qui manie ainsi le paradoxe. -Le lyrisme Il se mesure aux exclamations “Oui, je l’aurais dit !”/ “Vous n’imaginez pas quelle reine de la terre j’étais à douze ans ! Cela donne une fraîcheur au ton, une spontanéité également avec l’interjection “Ah ! “. On relève aussi des propos rapportés de la déesse de l’antiquité Calliope, au style direct, donnant un effet emphatique : “Qu’avez-vous fait de grand pour que je vous appartienne ? “ : on est dans le champ du lyrisme absolu avec la référence à la déesse de la poésie. Mais c’est sa combinaison paradoxale avec le registre tragique qui est intéressant. - le registre tragique Le registre tragique transparaît avec le verbe “perdu” deux fois répétés, avec la tournure “à ne devenir qu’une femme” comme on l’a vu. Mais on peut ajouter l’apostrophe “hélas” tout comme le regret exprimé par la conjonction de subordination “et comme je me regrette !” : l’effet réflexif je/moi donne toute sa force à cette opposition tragique. On note aussi le champ lexical de la mort avec la présence du verbe “éclater” ou “supplier” , ou le participe passé “trop serrées”. Ces verbes trouvent un écho avec le nom commun “fouet” et les adjectifs “ roussies, griffées, marquées de cicatrices ,”. L'enfance disparue est un deuil, une petite mort dans l’esprit de Colette. Enfin l’emploi du mode du conditionnel marque clairement le regret d’une action qui aurait pu être possible : “ Ce mot-là, je n’ oserais plus le penser à présent , mais je l’aurais dit ,quand j ’avais douze ans. “ : cela souligne l’opposition présent/passé qui est insurmontable. Pour s’en convaincre, la narratrice le répète une fois “ Oui , je l’aurais dit ! ”. Enfin, c’est à destination de son double qu’elle lance cette exclamation : “ Ah ! que vous m ’auriez aimée” : c’est aussi la marque d’un regret. On pourrait en rester sur cette impression triste, mais la vie reprend ses droits et le texte prend alors une nouvelle trajectoire avec la suite du dialogue entre la narratrice et son double. 3. La communion entre les deux âmes Dans la dernière partie de ce passage, on reste sur la note tragique avant une brusque invitation poétique. la réponse de Claudine On revient au temps du présent et la parole est rendue à Claudine ; le discours direct redonne un nouvel élan au texte avec pourtant la reprise du registre tragique qui précède la métamorphose rendue possible. -la reprise du registre tragique Mais il reste empreint du registre tragique, car le Sosie, double de la narratrice, éprouve une profonde empathie à l'égard des sentiments évoqués : “Mon Sosie sourit, d’un sourire sans gaîté” : on note la répétition sourire/sourit avec l’effet d'atténuation introduit par l’adverbe de manque “sans”. On reste, en effet, dans le champ lexical de la mort : “sans gaîté”/”creuse””joues sèches"/”si peu de chair”, avec le verbe “regrettez”. “ Ne regrettez-vous que cela ? dit-elle.” On sent pourtant que les choses ne vont pas en rester là : on va assister à une métamorphose au sens poétique du terme. -la métamorphose Colette fait alors intervenir le règne animal, celui qui est en mouvement, qui, dit-on, a plusieurs vies : “ses joues de chat”. Elle animalise ainsi Claudine avec un chat qui est l’animal préféré de Colette : cette métamorphose donne un aspect naturel et donc poétique : il prépare la communion entre la créatrice et sa créature qui se confirme par le témoignage de préférence lancé au conditionnel à la narratrice : “Alors je vous envierais entre toutes les femmes…” : c’est une valeur de certitude qui est donnée. Puis la proclamation s’arrête net avec les points de suspension qui entraînent un réenchantement du monde. une invitation poétique Un élément capital joue en rôle primordial pour l’éclosion d’un instant poétique, le silence qui voit surgir un ressort dynamique avant la mise en place de la comparaison ailée convoquant deux registres littéraires. -le silence La narratrice et son sosie respectent le silence dans une symétrie propre au miroir : “ Je me tais,”/” Claudine ne semble pas attendre de réponse”. On note la tournure négative qui, par un effet de litote, affirme donc quelque chose et le recours au verbe d’état “semble” qui induit une certaine distance entre elles. Ce silence s’installe avec ses redondances “pensée”/ “en silence”/”immobile”. On est sur un temps où l’émotion prend toute sa place “je sens”. Cette manière d’éprouver les choses est manifestement habituelle comme l’indique la locution d’habitude “Une fois encore”. Loin de tomber dans une profonde léthargie, c’est au contraire un moment dynamique qui se met en place. -le ressort dynamisme On relève qu’il s’agit d’une expérience spirituelle avec les noms “pensée”/”au-dessus de ces deux corps immobiles” : on a ainsi une opposition entre le corps qui reste vissé au sol et l’esprit qui se déploie. Et c’est, en effet, l’esprit qui joue désormais un rôle central. Colette, comme toujours, utilise un paradoxe en employant des verbes de mouvement : “a rejoint”/“épouse”/“s’élève”/”suspendre” /“disjoindre”. Il s’agit de montrer dans un instant apparemment statique entre deux êtres vus par l’adjectif qualificatif “pareils” une union spirituelle,“la pensée de mon cher Sosie” /”ma pensée”. La comparaison peut se mettre en place. -la comparaison avec un hibou C’est à un oiseau que Colette fait référence expressément “comme les doux hiboux” : on note le choix de la nuit pour illustrer cet instant poétique qui est long avec le terme “crépuscule”/“nuit”/ “lentement”. C’est le temps du rêve, de l’imaginaire. Pour donner une impression saisissante, l’auteure met les trois adjectifs qualificatifs en apposition donnant un rythme ternaire : “Jointes, ailées, vertigineuses” : elle convoque ainsi des sens qui sont si importants dans la description colettienne. En premier lieu la vue : “jointes” signifiant l’union, ”vertigineuses” la hauteur est nommée de manière hyperbolique et “verdissant”, la couleur embrasse le ton général de la végétation. L’adjectif “ailées” rappelle l'ouïe, le bruissement des ailes. Elle ajoute le toucher qui joue un rôle hyperbolique” doux hiboux veloutés”, faisant référence au plumage que l’on pourrait caresser. C’est donc un instant de communion où un sentiment fort “la passion” s’exprime. - la combinaison des registres Le registre est d’abord lyrique avec la référence à peine voilée à Lamartine "'ô, temps suspends ton vol". Mais reformulée de manière interrogative : “Jusqu’à quelle heure suspendront-elles leur vol”. C’est déjà rompre le charme avec le verbe “disjoindre” soit la rupture et “dévore” c’est-à-dire la mort : ces verbes appartiennent donc au registre tragique accentué par les points de suspension qui crée un effet de malaise. Le pouvoir de la création est donc soumis au aléa du temps et à la finitude humaine. L'enjeu poétique : le rossignol
- “Manon Lescaut” (Prévost) : marginalité et romanesque
Bac : La notion de personnages en marge implique que les héros soient loin du centre et donc en périphérie. Il sera aussi question de montrer comment cette vie à l’écart du héros procure un agrément aux lecteurs. "Manon Lescaut", le roman de la transgression, un nouveau genre littéraire ? Entrant dans la composition d’une vaste œuvre intitulée Mémoires d’un homme de qualité, Manon Lescaut en constitue un 7e et avant-dernier tome, c’est un roman à part… Manon Lescaut (Prévost) : marginalité et romanesque Il vous est proposé un dossier pour le bac de français consacré au roman de l’abbé Prévost . Les programmes officiels posent la problématique : personnages en marge, plaisirs du romanesque. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Cela signifie qu'il faut rechercher deux notions : " Manon Lescaut" (Prévost) : marginalité et romanesque. Voyons ces deux notions, si vous le voulez bien. Marginalité La notion de personnages en marge implique que les héros soient loin du centre et donc en périphérie. Il y a lieu de remplacer le centre par la norme ; les personnages sont créés pour être en rupture avec la manière de vivre de leurs contemporains. C’est cette opposition au reste du monde qui est au coeur de l’interrogation proposée au bac. Romanesque Il sera aussi question de montrer comment cette vie à l’écart du héros procure un agrément : cette fois-ci, c’est le rapport entre le personnage et le lecteur qui nous intéresse et c’est pour mieux souligner le travail de l’auteur : focalisation du récit, choix des aventures, registres littéraires convoqués… Plan et problématique Il ressort de ce qui précède que la problématique peut se formuler comme suit : Manon Lescaut, le roman de la transgression, un nouveau genre littéraire ? Il vous sera proposé un dossier contenant des articles suivants : Le choix du titre du roman Aujourd’hui, il est d’usage de parler du roman de Manon Lescaut et donc d’escamoter le titre qui est curieusement raccourci. Revenons à l’intention particulière de l’auteur dans l’intitulé complet de son roman qui évoque en réalité les deux principaux héros. Deux personnages Le titre de ce roman est le suivant : “La véritable Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut”. Nous allons le décomposer pour mettre en lumière trois éléments particuliers : véritable Histoire, chevalier des Grieux, Manon Lescaut. Histoire et Mémoires À la date de la publication de l'œuvre, en 1731, le roman n’est pas un genre littéraire majeur. L e XVIIIe siècle est, en effet, le siècle des idées philosophiques et non du roman, perçu comme une production somme toute légère, facile, voire vulgaire. C’est la raison pour laquelle les écrivains choisissent des titres commençant par “Mémoires” ou “Histoire”, deux termes qui donnent des gages de “vérité” et donc de sérieux. L’abbé Prévost (ou “l’auteur” de cette histoire comme nous verrons l'ambiguïté de la signature du roman au moment où il a été publié) nous en livre la double confirmation avec l'intitulé “La véritable Histoire”. Le “vrai” est paradoxalement à l’honneur dans cette pure fiction que ce soit dans le portrait des milieux sociaux, dans les détails géographiques, ou dans les portraits moraux des personnages souvent nommés comme s’ils existaient par des initiales : ex : M. B…, M de G…M… le père, G… M le jeune etc… Les lecteurs de l’époque aimaient percer l’identité réelle des personnages dans une ambiance de folles rumeurs, voire de controverses (etc…), propre à la vie bouillonnante des salons littéraires. Le terme “histoire” donnait donc une impression de sérieux, échappant au préjugé défavorable du romanesque. Une autre raison justifie ce titre ; il entre dans la composition d’une vaste œuvre intitulée Mémoires d’un homme de qualité et dont Manon Lescaut constitue le 7e et avant-dernier tome comme nous l’avons vu précédemment. L’abbé Prévost a choisi en outre de lier les deux héros dans le titre. Chevalier des Grieux C’est lui qui est nommé en premier dans le titre qui est évoqué en premier dans l’avis au lecteur. Pourquoi ? C’est parce que c’est le héros de l’action, celui qui raconte l’histoire de sa vie comme nous le verrons avec son statut de narrateur qu’il dispute à l’homme de qualité. Mais c’est par son attribut nobiliaire qu’il apparaît puisqu’il est chevalier de l’ordre de Malte. Et si ce titre est mentionné, c’est pour mieux l’opposer à la présentation de l’héroïne, Manon Lescaut. Manon Lescaut Elle est présentée par son prénom et son nom. On souligne par là sa position sociale qui est inférieure à celle de son amant. Manon Lescaut est une fille du peuple qui n’a pas vocation à épouser Des Grieux. Des barrières sociales surgissent entre eux. Dans le titre, on relève donc à la fois la présence entre l’homme et la femme, mais surtout la provenance sociale qui les oppose. Décadence Avec le titre complet, on comprend que le roman se fonde sur une déchéance sociale de Des Grieux. Il ne s’agit pas d’un roman d’amour ou d’aventure, mais d’un roman sur la remémoration d’une passion comme le dit Jean Sgard. Nous y reviendrons dans le dossier. La réduction du titre qui n’évoque désormais plus que l'héroïne pose en définitive des problèmes de compréhension véritable du roman. Découvrons le contexte historique du roman. sources : Sylviane Albertan-Coppola, Abbé Prévost : Manon Lescaut, Études littéraires, PUF Jean Sgard, Les labyrinthes de la mémoire, PUF Le contexte du roman Si le roman est écrit par l’abbé Prévost sous la Régence (1731) au temps du siècle des Lumières, il choisit de le situer sur une période antérieure, celle du Grand Siècle de Louis XIV et donc du XVIIe siècle. Commençons par la datation du récit, si vous le voulez bien. Datation du récit Jean Sgar* a examiné les aventures des héros en scrutant la chronologie des événements racontés : juillet 1712 : rencontre de Des Grieux et Manon ; vie commune à Paris, août 1712 - août 1713 : Des Grieux vit en reclus dans sa famille à Amiens sept 1713-sept 1714 : Des Grieux vit à St Sulpice (Paris), sept 1714 : Des Grieux retrouve Manon, fuite des amants octobre 1714 : nouvelle vie commune à Chaillot, hiver 1714-1715 : ils vivent trois mois en prison à St Lazare et à l’Hôpital, 1e mois de 1715 : évasion et fragile bonheur du couple, décision de déporter Manon février 1715 : rencontre à Pacy entre Des Grieux et le narrateur : début du récit avril 1715 : deux mois de navigation jusqu’en Louisiane de Des Grieux et Manon, juin 1715 à mars 1716 : vie des deux amants à la Nouvelle Orléans avril 1716 : mort de Manon, octobre 1716 : retour de Des Grieux et 2e rencontre à Calais avec le narrateur : suite du récit. Ainsi le roman se situe sur une durée de quatre ans et trois mois qui couvre essentiellement le règne de Louis XIV (qui décède le 1er septembre 1715). La Régence, qui naît par la suite, ne concerne que la période se déroulant en Louisiane. À ce sujet, Jean Sgard note un anachronisme dans ce roman : la Nouvelle-Orléans a été créée en… 1717, soit deux ans plus tard par rapport à la date retenue par l’écrivain. Mais peu importe, car ce roman n’est pas un livre historique ainsi que nous le verrons. Pour comprendre ce livre, il convient de nous intéresser au contexte de la fin de règne de Louis XIV avant de mesurer les enjeux sous-jacents puisque les repères historiques donnés sont d’ordre symbolique. Louis XIV Dans un article consacré à la Bruyère , nous avions évoqué le Grand Siècle depuis la Fronde jusqu'à l'édification du château de Versailles. Il convient de préciser l’atmosphère des dernières années du roi Soleil. À Versailles, siège du pouvoir politique, il règne un climat figé : la cour est plongée dans un rigorisme religieux dûment prôné par madame de Maintenon (la seconde épouse, morganatique, du roi), les divertissements ne doivent pas détourner les courtisans de la recherche du salut. Dans le royaume, la société est toujours corsetée dans des normes sociales étanches. Il n’y a pas de mobilité sociale comme on dirait de nos jours. On appartient ainsi à la classe qui vous a donné le jour sans possibilité d’évolution. On vit donc dans sa "caste" avec des gens qui vous ressemblent. Si l’on est un aristocrate, on fraye avec ses pairs ; si l’on est du peuple, on a très peu de contact avec la haute société. Si l’on est bourgeois et que l'on s'élève socialement, c’est uniquement en raison d’une fortune nouvellement acquise, laquelle ne vous ouvrira pas les portes du “beau monde”. Mais il existe un lieu où ce climat diffère, c’est Paris. Paris Paris fait au contraire figure de lieu où recèlent de multiples divertissements. On y trouve des endroits licencieux avec des cercles de jeux et des maisons de prostitution ; par ailleurs, la corruption y est généralisée. Bref, c’est l’immoralité qui prévaut, ce qui est différent à l’époque de la Régence puisque la Cour de Philippe d’Orléans adoptera elle aussi des mœurs libertines. Pourquoi l’auteur a-t-il donc choisi cette période en toile de fond ? Pour montrer l’étendue du déclassement social de Des Grieux. Déclassement social Nous avons vu que ce roman se situe dans le contexte où l’entreprise de transgression commise par les deux amants se révèle choquante, ce qui ne serait pas aussi évident sous la Régence. Le monde de “Manon Lescaut” est celui où règne la stabilité, la morale et la religion. Voyons la géographie de ce roman. source : *Jean Sgard, Les labyrinthes de la mémoire , PUF La géographie du roman Si Manon Lescaut n’est pas un roman historique, il n’est pas davantage un roman d'aventures. Et pourtant, on y trouve beaucoup de péripéties, mais cela ne suffit pas à en faire un roman picaresque puisque ce n’est pas le but recherché par l’abbé Prévost. Au même titre que la période historique dûment choisie, la géographie du roman ne doit rien au hasard : elle doit mettre en évidence les points suivants : le mouvement, la locomotion, le non-exotisme, la transgression, un dynamisme. Reprenons ces quatre points, si vous le voulez bien. Mouvement Manon Lescaut est un hymne au mouvement. Il vous est vivement conseillé de vous reporter au tableau synthétisant les péripéties du livre. Ces mouvements partent de l’extérieur pour aboutir jusqu’aux mouvements intérieurs du cœur. C’est particulièrement plaisant pour le lecteur qui ne s’ennuie pas. S’agissant des premiers, le roman regorge de fuites, d’enlèvements, de séquestrations, d’emprisonnement, d’évasion, etc… On assiste à de nombreux voyages de la province à Paris, de Paris à Chaillot (à l’époque un village tranquille hors de la capitale), de Paris à Pacy, du Havre à La Nouvelle-Orléans, et du retour en France. Même à Paris, on passe d’un lieu à un autre avec des précisions, théâtre, hôtel particulier de M de T…. Au début de l’histoire d’amour, le rythme est étourdissant et s’explique par le caractère léger de Manon qui n’aime pas demeurer longtemps dans un endroit ; elle s’y ennuie vite. Tout est donc divertissement, dont l’étymologie divertere signifie se détourner. Dans cette passion, le bonheur des amants ne dure jamais, connaît de nombreuses péripéties rocambolesques et finit dans des conditions dramatiques. Mais on assiste, à mesure de la lecture, à un ralentissement de l’action notamment en Louisiane où le mouvement se fait, par la force des choses, plus rare et paradoxalement plus intérieur. Les amoureux partagent enfin les mêmes élans de cœur. Mais ce bonheur ne dure pas à nouveau et deux mouvements à la fois soudains et déterminants, le duel et la fuite dans le désert, viennent redonner un rythme avant le terme de l’aventure. Pour évoquer ces mouvements, l’abbé Prévost a investi le champ lexical de la locomotion. Locomotion La locomotion signe le mouvement. Et l’écrivain ne ménage pas sa peine pour narrer les aventures de ses héros empruntant des chevaux, des coches, des carrosses, ou des chaises à porteurs. À l’époque, cette manière de voyager coûte excessivement cher ; cela constitue même un véritable luxe dans cette France de la fin du XVIIe siècle. C’est un marqueur social fort pour Manon Lescaut qui ne rêve que de se promener en carrosse. Et c’est pourtant à pied que les deux personnages se trouvent à la fin appelés à se déplacer. C’est alors le signe d’une déchéance sociale pour les héros. Dans la description de la Nouvelle-Orléans, il faut noter le choix de l’abbé Prévost; Le non-exotisme L’auteur a entrepris de présenter cette contrée lointaine sous un jour défavorable. Il n’y a pas un seul élément d’exotisme. Tout y est hostile : la nature, les gens, l’habitat… C’est un immense terrain vague où le bonheur que connaissent les deux amants est là encore fugitif. La Nouvelle-Orléans est une utopie qui s’effondre et derrière cet échec, il y a la mort. La question qui peut se poser est celle de savoir le rôle de la géographie. Faisant le parallèle avec le contexte historique qui nourrit l’effroi de la transgression des deux amants, la géographie joue aussi un rôle de révélateur. La transgression, un dynamisme Si l’on part de lieux clos (France) pour aboutir à une immensité désolée (Amérique), c’est aussi pour montrer le dynamisme de la transgression qui a besoin de bornes à franchir pour exister. Mais lorsque l’ailleurs n’a pas de limites, il n’y a plus rien à transgresser : le duel, insolite dans cette terre lointaine, débouche sur le néant avec la mort de Manon. Voyons la question du narrateur dans ce roman. source : Jean Sgard, Les labyrinthes de la mémoire, PUF La question du "je" nous analyserons aujourd’hui la question du “je” dans le récit lui-même. Nous excluons l’auteur dans son avis qui sera traité dans l’article suivant. Perspective subjective Ce livre est écrit à la première personne du singulier. Il diffère des romans du XVIIe siècle rédigés de manière impersonnelle. L'abbé Prévost a choisi une perspective subjective qui crée une relation de confiance avec le lecteur : il instaure un lien de connivence et de proximité dans le cadre de la lecture. Mais pour autant, le recours à ce procédé stylistique qui est une singularité de cette œuvre bouleverse le genre romanesque. Pourquoi ? Narrateurs Il faut noter que ce n’est pas la même personne qui s’exprime tout le long du roman proprement dit (nous verrons le cas de l’avis de l’auteur dans un autre article) : on compte en réalité deux narrateurs dans l’ordre chronologique : monsieur de Renoncour, le chevalier Des Grieux, Si l’emploi du “je” constitue un point de vue subjectif, il n’en demeure pas moins que le narrateur s’exprime avec son propre point de vue, forcément interne, et avec ses émotions : c’est donc un narrateur peu fiable sur le plan de la vérité. Nous verrons que Renoncour jure de sa bonne foi, à l’inverse de Des Grieux. Pour ce dernier, ce n’est pas cette objectivité qui est recherchée, c’est la remémoration de l’histoire passée. Monsieur de Renoncour C’est le premier narrateur, il prend deux fois la parole : au début du livre, à la fin de la première partie. pour permettre au héros de se reposer et de dîner avec son auditoire Au début du roman, il évoque par allusion sa solitude, élément qui ne doit rien au hasard : c’est pour nous le présenter comme un être sensible, ce qui fait donc de lui le meilleur interlocuteur possible. De fait, Renoncour sait écouter et sait aider à l’occasion (cf. Il offre de l’argent à Des Grieux et aux gardes lors de l’épisode de Pacy). C’est en outre celui qui est touché par la fin de l’histoire puisqu’il ne reprend plus la parole. C’est enfin un homme de qualité qui s’efface devant son interlocuteur : il le fait avec des gages donnés au lecteur comme le confirme l’analyse du passage ci-après selon la méthode des 6 GR OS SES C LE FS ©. Il s’agit de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : 6 GR OS SES C LE FS Gr : grammaire C : Conjugaison OS : oppositions le : champ lexical SE : les 5 sens FS : figures de style “Je dois avertir ici le lecteur que j’écrivis son histoire presque aussitôt après l’avoir entendue , et qu ’ on peut s’assurer,par conséquent , que rien n ’est plus exact et plus fidèle que cette narration. Je dis fidèle jusque dans la relation des réflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure grâce du monde. Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui. “ Dans ce court extrait, Renoncourt précise le contour de son statut d’écrivain : c’est l'ouïe qui est convoquée : le verbe entendre s’oppose au toucher avec “écrivis”. Tout le récit est fondé sur l’oralité de la confession de Des Grieux. Le narrateur exerce la fonction de rapporteur d’une histoire. Son statut l’oblige à préciser l’authenticité des propos rapportés. La problématique qui se pose est donc celle de sa transcription avec pour corollaire, son authenticité. Pour cela, trois points sont à relever : le facteur temps, l’interpellation du lecteur, les gages d’authenticité le temps Le narrateur cherche à gommer la barrière du temps entre ce qui a été dit et ce qui a été retranscrit. On trouve ainsi trois connecteurs précis “presque aussitôt après” qui prouvent la prompte fixation du discours. L’emploi de l’infinitif passé “après l’avoir entendue” joue un effet de redondance sur son caractère immédiat. Enfin l’emploi du passé simple, “j’écrivis son histoire” achève d’en faire une action soudaine : on comprend donc que le narrateur a restitué l’histoire en une seule fois, pour ne rien oublier. Ces précautions de langage sont associées à l’interpellation du lecteur interpellation du lecteur On peut dire que cette adresse directe au lecteur rappelle l’avertissement placé au début du roman. Mais nous verrons dans l'article suivant toute l'ambiguïté de cet “avis de l’auteur”. On peut dire que Renoncour s’adresse directement au lecteur avec l’emploi du présent de l’indicatif qui résonne pour toute éternité : “Je dois” /”Je dis”. Ce dernier n’est plus passif dans cette lecture, il est interpellé par le narrateur avec les verbes “avertir” “s’assurer” : un pacte entre les deux se forme. gages donnés Le narrateur recourt à un effet logique entre le récit immédiatement couché sur le papier et son authenticité : il le fait grammaticalement avec l’emploi de deux propositions coordonnées “ je dois avertir” et “et qu’on doit s’assurer” donnant un effet de liaison à laquelle il adjoint la locution conjonctive “ par conséquent”. Il nous assure ensuite de ce qu’il n’a pas commis d’erreur sur le fond : il utilise des adjectifs redondants accentués par le comparatif de supériorité “plus exact et plus fidèle que cette narration”. avec l’adverbe “jusque” Il détaille en outre le degré de vérité du discours rapporté avec la répétition “je dis fidèle”: dans son esprit, il ne s’agit donc pas que des faits rapportés par celui qu’il nomme avec la périphrase “jeune aventurier”, mais aussi des impressions “des réflexions et des sentiments”. C’est ainsi un récit complet qui nous est donné à lire. Le statut d’écrivain de cette histoire est paradoxalement limité à son seul rôle de transcripteur. Il l’indique curieusement avec la phrase déclarative négative “je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien” au futur faisant le pendant avec l’effet absolu du présent “je dois” qui ouvre sur la proposition relative toujours à la voix négative et au subjonctif : “rien qui ne soit de lui” : effet redondant garanti. Nous avons donc un narrateur qui s’efface devant le héros de cette histoire. Évidemment, c’est une tournure de style puisque le récit est au contraire strictement construit et qu’il est fondé sur une analepse, le retour en arrière avec la rencontre de Manon et Des Grieux. Nous sommes dans une posture romanesque de Renoncour qui, loin d'être un simple scribe, joue un rôle trouble comme nous pouvons le voir avec l’avis de l’auteur. Il transgresse les lois de la vérité pour le plus grand plaisir du lecteur. Quant à Des Grieux, il n’y a pas d’objectivité dans son discours qui est tourné sur un autre objectif : comprendre ce qui lui est arrivé. Des Grieux C’est le héros qui s’exprime le plus ; il le fait à partir de sa rencontre avec Renoncour à Calais jusqu'à la fin du livre avec une suspension de ce dernier à la fin de la première partie Il n’est jamais interrompu par son auditoire suspendu à ses lèvres. Le récit s’achève sur les seules paroles de De Grieux, sans qu’il n’ait été apporté une morale de l'histoire. Des Grieux procède avec de nombreux effets de prolepse, donnant le goût de poursuivre la lecture, par l’annonce de faits à venir. Des Grieux narre ses aventures non pour les autres, mais au fond pour lui-même : il cherche à en comprendre le sens. Nous verrons ce point en détail dans un article dédié. Découvrons l'ambiguïté de l’auteur dans l’avis au lecteur. sources : Jean Sgard, L es labyrinthes de la mémoire, PUF Sylviane Albertan-Coppola, Abbé Prévost : Manon Lescaut, Études littéraires, PUF L'ambiguïté de "l'auteur" Il existe une troisième voix dans ce roman avant que ne s’expriment Renoncour et Des Grieux : il se nomme "l'auteur". Qui est donc cet “auteur” ? Si de nos jours, cette question semble, voire stupide parce que le nom de l’écrivain, l’abbé Prévost, est mentionné, il n’en était pas de même au moment où le roman a été publié. Contexte Ce livre a été publié à Amsterdam en 1731 avec la mention du nom de Prévost d’Exiles comme éditeur. On rappelle que c’est le 7e tome des Mémoires d’un homme de qualité. Logiquement, le roman est donc la suite de l’autobiographie et son auteur ne serait que… Renoncour. C’est dans cet esprit qu’il faut lire cet avis en nous rappelant que nous sommes au temps de la censure où toute œuvre est soumise à l'examen de l’Etat. Cet avis joue donc un rôle très important pour échapper à son interdiction : il nous renseigne sur les objectifs poursuivis par son auteur. La problématique qui se pose est celle de révéler ce que veut dire vraiment l’auteur dans le style du XVIIIe siècle : bref, nous devons lire entre les lignes et relever l’art d’écrire qui sous-tend cet avis. Nous verrons deux points : un auteur fictif, la description faussement péjorative de l'œuvre et sa condamnation morale. Analysons ensemble ce texte avec la méthode des 6 GR OS SES C LE FS ©. Il s’agit de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : 6 GR OS SES C LE FS Gr : grammaire C : Conjugaison OS : oppositions le : champ lexical SE : les 5 sens FS : figures de style “/ Quoique j’ eusse pu faire entrer dans mes Mémoires les aventures du chevalier des Grieux,/ / il m’ a semblé/ que, n’ y ayant point un rapport nécessaire , le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément . Un récit de cette longueur aurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire. Tout éloigné que je suis de prétendre à la qualité d’écrivain exact , je n’ ignore point qu’une narration doit être déchargée des circonstances qui la rendraient pesante et embarrassée ; c’est le précepte d’Horace : Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici, Pleraque differat, ac praesens in tempus omittat. Il n ’est pas même besoin d’une si grave autorité pour prouver une vérité si simple ; car le bon sens est la première source de cette r ègle./ /Si le public a trouvé quelque chose d’agréable et d’intéressant dans l’histoire de ma vie, j ’ose lui promettre qu’ il ne sera pas moins satisfait de cette addition. Il verra dans la conduite de M. des Grieux un exemple terrible de la force d es passions. J ’ai à peindre un jeune aveugle qui refuse d’être heureux pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui , avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite , préfère par choix une vie obscure et vagabonde à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé sans profiter des remèdes qu’ on lui offre sans cesse , et qui peuvent à tous moments les fin ir ; enfin u n caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises : tel est le fond du tableau que je présente ./ Les personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public que de l’instruire en l’amusant.”/ https://fr.wikisource.org/wiki/Manon_Lescaut/Avis_de_l’Auteur 1.Un auteur fictif La démarche de Prévost est de se cacher derrière le personnage de son œuvre, monsieur de Renoncour. Cet univers de fiction prend donc une autre dimension : le flou s’installe. On entre donc dans une fausse réalité qui atténue la portée des objectifs littéraires affichés. Trois arguments sont utilisés pour justifier, “prouver”, la publication séparée de ce récit : un argument lié à sa singularité, à sa longueur et enfin au respect des règles classiques. - sa singularité La singularité vient de l’opposition entre l’autobiographie de Renoncour “mes mémoires” et l’histoire de Des Grieux “les aventures”, soit deux genres distincts : l’un subjectif, l’autre rapporté. On sait que ce sont deux oeuvres totalement fictives, ce qui en réalité détruit la portée de cet argument. Dans cette première phrase, nous voici en présence de ce style, si distinctif, créé à partir d’une seule phrase complexe comprenant trois subordonnées, et employant trois modes de conjugaison, le subjonctif, l’indicatif et le conditionnel. Cette manière d’écrire se retrouve tout le long du roman se fondant sur la forme qui comprend des tournures de style, des redondances formant un rythme bancal qui vise au fond à exprimer plus de nuances. Ainsi “l’auteur” met en apposition une proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de concession pour souligner son importance. “Quoique j’eusse pu”. La conjonction “quoique” signifie que la cause n'entraîne pas la conséquence attendue. En l’occurrence, le reste de la phrase va nous démontrer que cette solution n’a jamais été vraiment envisagée : c’est donc une formule de style. Comme l’emploi du subjonctif plus-que-parfait le révèle : rappelons que le subjonctif est le mode de la réflexion. Le choix du temps, le plus-que-parfait, a pour effet de souligner une action très incertaine. Cela revient à dire que l’auteur n’a en fait jamais sérieusement considéré l’option d’insérer Manon Lescaut qui s’oppose par sa singularité à l'œuvre totale. Comment le voit-on ? Par la concordance des temps qui est volontairement bancale : normalement, c’est l’imparfait qui aurait dû figurer, “il me semblait”. Or, la principale est au passé composé de l’indicatif : “il m’a semblé”. La valeur de ce temps évoque une action qui vient de de se passer, ce qui donne une forme de spontanéité de l’écrit. Nous verrons que cette fausse spontanéité est une constante dans ce roman. Nous avons donc affaire à un début de phrase alambiqué ; ce côté sinueux se poursuit avec l’emploi de deux verbes à l’infinitif ‘faire entrer” donnant une impression de lourdeur. La principale “il m’a semblé que” introduit une proposition subordonnée complétive qui, elle-même, ouvre sur une subordonnée participiale “n’y ayant point un rapport nécessaire”. On est donc sur une accumulation de propositions affirmative, négative, affirmative qui s'emboîtent pour ralentir le rythme de la phrase volontairement lent et haché. L’emploi de la forme négative ” ne… point”, de l’adverbe “y” et le participe présent “ayant” donne un effet purement déclaratif : rien n’est démontré, mais posé comme une évidence. On note la périphrase “rapport nécessaire” pour évoquer la différence qui sera répétée avec l’adverbe "séparément" donnant un effet de redondance. “L'auteur" fait ensuite un lien entre le lecteur dont il lit les pensées et les deux récits avec le pronom personnel “les” : “que le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément.” Le conditionnel présent a pour valeur d'émettre une probabilité certaine qui va de pair avec le comparatif de supériorité “plus que”. - la longueur du texte L’auteur fait en outre état d’une raison pratique : le confort du lecteur qu’il affiche comme justification. Notons que cet argument sur la longueur est exprimé paradoxalement en une seule phrase simple. Il repose sur l’opposition entre la “longueur” du texte et la durée de la lecture “longtemps”. Le plaisir du lecteur est donc le but recherché par l’auteur. Mais un troisième argument d’ordre théorique est censé emporter définitivement la conviction du lecteur : la tradition. - la tradition littéraire L’auteur cite le poète latin Horace, mais sans se comparer à lui : “Tout éloigné,” prétendre” “écrivain exact” : il le prend comme figure tutélaire pour justifier de son choix. On peut traduire la citation latine : qu'il dise tout de suite ce qu'il est nécessaire de dire immédiatement et remette le reste à plus tard. Qu'est-ce qu’on peut en déduire ? L’auteur révèle en fait toute l’importance de ce récit de Des Grieux à ses yeux. Il parle cette fois pour lui-même et non pour le lecteur. Le champ lexical de l’écriture domine dans ce paragraphe avec des verbes de mouvement : “faire entrer”, “voir”, “interrompu”, “éloigné” “déchargée” "embarrassée". Cette référence renvoie la suite des mémoires “ma propre histoire” à un autre volume. Après avoir asséné cette citation élevée au rang de précepte, l’auteur dit l’exact contraire dans la phrase suivante : il le fait avec le présent de vérité générale et deux verbes être qui sont des verbes d’état et non de mouvement. La figure tutélaire est renvoyée d’un revers de main avec la phrase déclarative à la forme négative : “Il n’est pas mêmebesoin d’une si grave autorité”. Cela donne un effet péjoratif conforté par l’adverbe “même”. Pire le rapport de cause à effet est là encore faussé : pas besoin d’une si grave autorité /pour vérité si simple. On note l’opposition entre “grave” et si simple”. La fausse proposition de coordination introduite par “car” vient ajouter de la confusion. La théorie ne sert à rien, “le bon sens” suffit. 2. La description méliorative de l’œuvre C’est en établissant un parallèle entre les Mémoires et les aventures de Des Grieux que l’auteur décrit la vie du héros : il utilise une métaphore filée, expose les péripéties sous un angle "publicitaire" avant d’exposer la morale. -la métaphore filée Il le fait avec le comparatif d’égalité “’il ne sera pas moins satisfait “. Notons que l’auteur change d’échelle du lecteur, on passe au “public”, auditoire plus large. Pour cela, il recourt à la métaphore filée de l’art : “peint”/”fond du tableau” : la description est en effet visuelle et le héros est présenté sous l’angle de la vue “un jeune aveugle”, une métaphore pour désigner ses erreurs. -Une "publicité" On a affaire à une sorte de réclame pour le livre qui doit tenir ses promesses : “promettre” avec la redondance “agréable et d’intéressant”. D’emblée, c’est sous le signe du “plaisir” du lecteur que ce récit est placé. Pour susciter l’envie, l’auteur évoque en premier lieu, une analepse, la fin de l’histoire présentée d’une manière plaisante avec le verbe au futur “il verra” et l’opposition entre : “exemple terrible” et “la force des passions.” Le sujet romanesque rend la lecture captivante : on est dans le registre de la passion qui au XVIIIe siècle est un thème en vogue. Ensuite, la description des diverses aventures donnent un avant-goût du plaisir de la lecture. On retrouve la tournure grammaticale particulière déjà utilisée : la succession de propositions juxtaposées se décomposant elles-mêmes en d’autres, créant ainsi un jeu de miroir. On a un effet de mise en valeur des péripéties. Ainsi la principale “J’ai à peindre un jeune aveugle” ouvre sur une multitude de propositions subordonnées relatives “qui refuse d’être heureux”/ “qui, avec toutes les qualités”/”, “qui prévoit ses malheurs sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé “. Ces propositions relatives se décomposent elles-mêmes en subordonnée infinitive “pour se précipiter volontairement”, ou en propositions relatives “dont se forme le plus brillant”/ ”qu’on lui offre sans cesse, et qui peuvent à tous moments les finir” : le rythme est enlevé, distrayant, les aventures nombreuses. La richesse narrative résulte des oppositions entre les termes “heureux”/infortunes”, “brillant/obscure”, “vertus/vices”, "bons sentiments et d’actions mauvaises”. On voit enfin que la description, loin d’être condamnable, repose sur une présentation méliorative : “force des passions”, “qualités”, ”le plus brillant mérite”/ “accablé”. On entre dans le registre lyrique et pathétique. Ce que recherche l’auteur, c’est de montrer le mouvement, l’oscillation “contraste perpétuel” entre le bien et le mal. C’est la vie qui est en elle-même le sujet du récit. Après avoir exposé le résumé, “commercial”, de l'œuvre, l’auteur nous invite à en découvrir la morale. -la morale L’avertissement débouche sur la morale de l’histoire, laquelle devrait aboutir à un jugement sévère. Paradoxalement, c’est une fausse condamnation, car le champ du plaisir est convoqué en premier “ le plaisir d’une lecture agréable” avant l’évocation même des “mœurs”. La morale ne peut être comprise, non plus par “le public”, mais par “les personnes de bon sens”, périphrase pour parler de personnes éduquées. L’emploi du futur fait ici fonction de certitude “regarderont “. Pour les besoins de la cause, c'est-à-dire passer la censure, l’auteur reprend la tradition du fameux “placere et docere”, “plaire” pour instruire, cher à Horace qui n’est pas expressément nommé. Mais on sent trop de légèreté dans cette affirmation pour qu’elle soit prise réellement au sérieux. Pour donner le change, l’auteur évoque le rôle instructif de la littérature avec le champ lexical de l’utilité : non un “travail” qui n’est pas “inutile”, tournure sous forme de litote, procédé repris “n'y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir”. Enfin on obtient une redondance avec “rendre une service considérable”. On retrouve “le public” qui redevient le cœur de cible du roman. Dans le paragraphe suivant, nous verrons comment ce roman est celui de la transgression sociale. La transgression sociale Nous vous invitons à vous pencher sur le contexte historique du livre pour comprendre la nature des manquements aux lois commis par les deux héros. Échelle sociale Nous avons déjà indiqué que ce livre nous invite à une réflexion sur la décadence sociale. Voyons ensemble la position initiale des héros avant d’examiner la décadence dans laquelle ils ont sombré. Les choix que font les deux amants ont une incidence sur leur positionnement social. Pour Manon, c’est d’abord l’ascension avant la chute brutale ; pour Des Grieux, c’est une descente progressive de l'échelle sociale. Situation initiale Des Grieux est le fils cadet d’un aristocrate, veuf, de province. C’est un jeune homme candide, brillant, doué pour les études. Il dispose ainsi d’une culture savante fondée sur des auteurs sérieux. Son père le destine à une carrière ecclésiastique ( soit dans l'Église) pour laquelle il présente des prédispositions. Il porte déjà le titre prestigieux de chevalier de Malte. De Grieux est soumis en tout point à son père auquel il est très attaché. Il respecte par ailleurs les lois de sa caste : la vertu et l’honneur bornent sa conduite jusque-là irréprochable. La rencontre avec Manon Lescaut rompt cette belle destinée toute tracée. Vertige social de Manon Cette dernière occupe une situation diamétralement opposée à la sienne : elle est une jeune fille d’un milieu modeste, très peu dotée, ce qui l'empêche de se marier. C’est d’abord pour une raison financière que ses parents la placent au couvent. Gageons qu’elle se situerait certainement à un faible rang dans l’organisation monastique. Mais Manon avec son caractère extravagant et sa beauté incroyable a tout d’une aventurière. Sa famille qui la connait s’est méfiée de son net penchant pour ses frasques : ils ont choisi pour elle un lieu clos à l’abri des tentations du monde pour cette deuxième raison. Mal leur en a pris, car après sa fuite, elle se lance à corps perdu dans les relations galantes qui lui ouvrent la voie vers les plaisirs et les divertissements. Manon est prête à vendre ses charmes pour vivre ou survivre. À Paris, la vie qu’elle mène est brillante : de beaux vêtements, des bijoux de valeur, l’usage de carrosses, des domestiques, des spectacles, des hommes à ses pieds… Elle connait dans le monde du libertinage parisien une ascension à laquelle elle n’était pas destinée. Mais c'est sans compter sur sa chute brutale et sa déportation avec des prostituées vers la Louisiane, c'est à-dire le bannissement avec les personnes qui occupent le plus bas niveau de l’échelle sociale. Une fois là-bas, c’est sans compter aussi sur le mariage forcé qu’on cherche à lui imposer outre-Atlantique : elle est placée sous la sujétion entière du gouverneur comme n’importe quelle fille de joie. La situation de Des Grieux n’est guère plus avantageuse. Progression À Paris, Des Grieux a mené grand train pour satisfaire les folies de Manon. Pour ce faire, il lui a fallu de l’argent : il a dû fréquenter un tout autre monde que celui auquel il a été habitué. Il découvre ainsi les cercles de jeux et la pègre. Pour autant, il ne s’est pas complètement coupé de sa caste d’origine : il cherche des appuis des siens pour obtenir davantage d’argent. Il conserve encore quelques liens avec son milieu aristocratique comme M. de T.. qui le considère avec bienveillance en l’aidant même dans ses manœuvres pour sa perte. Le lieutenant de police, tout comme son père et le vieux G. M regardent finalement ses écarts comme une simple passade : il reviendra bien à la raison par la force s’il le faut. Pour cela, il est décidé de déporter Manon en Louisiane, ce qui permettra au jeune homme de rentrer dans le rang. On cherche donc à le sortir du déshonneur avec ce soutien de caste qui le fait encore appartenir à ce monde. Mais Des Grieux ne se soumet pas à la loi de son rang : il déchoit socialement. La fin du livre En quittant la France, Des Grieux a perdu tout son prestige puisqu’il a clairement rompu avec son milieu social. Il ne peut plus se faire appeler chevalier. Au lieu d’être ecclésiastique, il a occupé un emploi de vulgaire employé de garnison, c’est-à-dire le plus bas niveau de l’échelle militaire. Les dernières pages du livre nous montrent un Des Grieux qui a ainsi tout perdu, son amour et son rang social. Il n’a plus d’appui dans le monde hormis Tiberge et le soutien financier de son frère. À son retour en France, Des Grieux est appelé à mener une vie de reclus : l’offense à la société qu’il a commise lui ferme désormais toutes les portes. Il s’est condamné à la solitude : c’est la décadence. Décadence Le roman de Prévost est donc fondé sur cette transgression sociale qui, une fois consommée, est définitive. Il n’existe pas de prescription pour l’oubli des lois de sa caste. Dans le paragraphe suivant, nous verrons la rupture familiale commise par Des Grieux. source : Jean Sgard, labyrinthes de la mémoire, PUF La transgression familiale Nous nous intéresserons à la mésalliance et à la rupture entre le père et le fils : étude linéaire du passage allant “Il m’interrompit encore…adieu, père barbare et dénaturé ! /» (2e partie) Mésalliance On a compris que les deux amants ne sont pas amenés à se marier dans le contexte de l’époque. Manon le conçoit très bien en le rappelant à Des Grieux : elle a parfaitement intégré les codes sociaux et donc le fait que cette union ne sera jamais autorisée. Elle leur est même impossible. Ne s’offre qu'à eux le concubinage qui charrie son lot de scandales pour un fils de bonne famille. Cette vie commune non bénie par l’Église apparaît comme un désordre inacceptable aux yeux du père de Des Grieux. Ce dernier fait enlever son fils et le garde sous surveillance avec lui : il cherche à la lui faire oublier. Il s’emploie à dénigrer Manon qui continue sa vie de femme entretenue au frais d’un libertin. Mais lors de la seconde arrestation, le père ne voit pas d’autre solution que d’éloigner Manon qui est la tentatrice de son fils : il espère la fin de l’épisode et le retour de son fils dans son giron. Mais ce n’est pas ainsi que les choses vont finir. Cette mésalliance aurait pu disparaître en Amérique, dans ce lieu où l’on découvre une nouvelle sociabilité ; il n’existe plus d’empêchement social au mariage des amants. Mais le gouverneur entend disposer de Manon pour le bénéfice de son neveu. Le bonheur sur terre n’est donc pas possible. Voyons aussi la terrible rupture entre Des Grieux et son père. Rupture Nous allons analyser de manière linéaire la scène de rupture entre le père et le fils qui constitue un morceau d’anthologie au même titre que celle de Stendhal dans le Rouge et le Noir. Nous utilisons la méthode des 6 GR OS SES C LE FS ©. Il s’agit de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : 6 GR OS SES C LE FS Gr : grammaire C : Conjugaison OS : oppositions le : champ lexical SE : les 5 sens FS : figures de style Dans ce passage, la problématique qui se pose est celle de la stratégie argumentative de Des Grieux pour persuader son père. Il se fonde sur les sentiments, sur la vaste gamme des émotions. On peut noter 3 parties : le chantage à la mort du fils, l’invocation de la mère, l’échec : la rupture définitive. “/ Il m ’i nterrompit encore , voyant que je parlais avec une ardeur qui ne m’aurait pas permis de finir sitôt . Il voulut savoir à quoi j’ avais dessein d’en venir par un discours si passionné . À vous demander la vie, répondis-je, que je ne puis conserver un moment si Manon part une fois pour l’Amérique. Non, non, me dit-il d’un ton sévère ; j’aime mieux te voir sans vie que sans sagesse et sans honneur. N’allons donc pas plus loin ! m’écriai-je en l’arrêtant par le bras ; ôtez- la -moi , cette vie odieuse et insupportable , car, dans le désespoir où vous me jetez, la mort sera une faveur pour moi. C’est un présent digne de la main d’un père. Je ne te donnerais que ce que tu mérites , répliqua-t-il. Je connais bien des pères qui n ’ auraient pas attendu si longtemps pour être eux-mêmes tes bourreaux , mais c’est ma bonté excessiv e qui t’a perdu. / /Je me jetai à ses genoux . Ah ! s’il vous en reste encore, lui dis-je en les embrassant, ne vous endurcissez donc pas contre mes pleurs. Songez que je suis votre fil s … Hélas ! souvenez-vous de ma mère. Vous l ’aimiez si tendrement ! Auriez -vous souffert qu ’on l’eût arrachée de vos bras ? Vous l’ auriez défendue jusqu’à la mort. Les autres n’ont-ils pas un cœur comme vous ? Peut -on être barbare après avoir une fois éprouvé ce que c’est que la tendresse et la douleur ? Ne me parle pas davantage de ta mère, reprit-il d’une voix irritée ; ce souvenir échauffe mon indignation . Tes désordres la feraient mourir de douleur, si elle eût assez vécu pour les voir. Finissons cet entretien, ajouta-t-il ; il m’importune et ne me fera point changer de résolution. Je retourne au logis, je t ’ordonne de me suivre. Le ton dur et sec avec lequel il m ’intima cet ordre me fit trop comprendre que son cœur était inflexible./ Je m ’éloignai de quelques pas, dans la crainte qu’il ne lu i prît envie de m’arrêter de ses propres mains. N’augmentez pas mon désespoir, l ui dis-je, en me forçant de vous désobéir. Il est impossible que je vous suive. Il ne l’est pas moins que je vive, après la dureté avec laquelle vous me traitez . Ainsi je vous dis un éternel adieu. Ma mort, que vous apprendrez bientôt, ajoutai-je tristement, vous fera peut-être reprendre pour moi des sentiments de père. Comme je me tournais pour le quitter : Tu refuses donc de me suivre ? s’écria-t-il avec une vive colère : va, cours à ta perte. Adieu, fils ingrat et rebelle ! Adieu, lui dis-je dans mon transport ; adieu, père barbare et dénaturé ! /» https://fr.wikisource.org/wiki/Manon_Lescaut/Seconde_partie Le chantage du fils Des Grieux exerce sur son père un chantage à la mort pour sauver Manon. Dans la narration, il passe du discours indirect au discours direct, ce qui a pour effet de libérer la parole encore contrainte par le poids de la tradition. Il s’agit d’un moment où le fils adopte une nouvelle stratégie argumentative : persuader en demandant clairement la grâce de Manon. C’est aussi le moment où le père envisage sa propre responsabilité dans la faute de son fils. Le style indirect Ce style rapporté rend compte d’une conversation voilée entre le père et le fils. Mais on mesure la tension entre eux. C’est pourtant l’instant de vérité pour les deux protagonistes. Pour le père, il faut que la raison aboutisse rapidement. On note le point de vue interne choisi par le narrateur : “voyant queje parlais avec une ardeur qui ne m’aurait pas permis de finir sitôt.” Le fils lit donc dans les pensées de son père aussi clairement que dans les siennes. La notion du temps est exprimée “interrompit” “sitôt” “d’en venir” “si longtemps”. Le fils comprend qu’il va devoir changer de stratégie argumentative : cette dernière est mal définie avec le pronom relatif “ à quoi” et la formule “ j’avais dessein d’en venir”. Des Grieux se rend compte de l’échec de cette première tentative qui a eu le tort d’exaspérer son père comme on le voit avec l’expression péjorative dans la bouche du père : “un discours si passionné”. Il est temps pour Des Grieux d’abattre ses cartes. Il le fait maintenant au style direct. un échange direct On note que Prévost a décidé d’insérer le style direct au présent, sans recourir aux guillemets ou aux tirets. Il veut donner une unité au roman, constitué par le discours rapporté de Des Grieux. Ce choix narratif rend compte de l’intensité et de la rapidité de l’échange avec les incises qui vont crescendo “répondis-je “/” me dit-il”/ “m’écria-je”. Par ailleurs, la scène est extrêmement vivante, car le sens de la vue,”voyant“ va de pair avec l’ouïe “ton sévère”. Mais pour emporter la conviction, Des Grieux utilise le toucher “en l’arrêtant par le bras “ Cela donne du rythme au récit qui est plein de vivacité tout au long de ce passage. Jouant le tout pour le tout, Des Grieux réclame en peu de mots la clémence pour Manon : il recourt au lyrisme “vous demander la vie”. À ce registre, le père répond par un autre, le tragique avec l’opposition mort/vie, et la répétition de la préposition “sans “ sans vie que sans sagesse et sans honneur donnant un rythme ternaire. On assiste à une rupture dans la conversation avec l’emploi de l'impératif dans la bouche du fils : “ N’allons donc pas plus loin” : cela souligne la soudaineté de la réponse et l’adoption du registre tragique de son père qu’il met ainsi au défi : “ôtez-la-moi,cette vie odieuse et insupportable”. On est dans l’antithèse “la mort sera une faveur” et la périphrase “un présent digne”. Il endosse le rôle dans le code aristocratique du héros vaillant. Notons que le corps est important dans la rhétorique “main” “le bras” plus loin le “cœur”. Le fils joint le corps à la parole, comme gage de sa sincérité. la responsabilité paternelle Mais cette adoption de point de vue ne convainc pas son père. Ce dernier ramène son fils à la raison avec le conditionnel : “Jene te donnerais que ce que tu mérites,”: la tournure restrictive “ne…que”montre que la mort n’est pas dans la logique des choses puisqu’il veut au contraire le sauver de cette passion. C’est aussi le moment pour lui de souligner ses propres mérites et ainsi sa patience “pas attendu si longtemps” et donc de décentrer la scène du fils vers lui-même. Il oppose son attitude à celle d’autres pères définis de manière hyperbolique “bourreaux”. On est toujours dans le registre tragique. Mais cette complaisance avec lui-même le mène paradoxalement à sa propre responsabilité : il dédouane son fils qu’il rabaisse à son statut d’enfant. Pour lui, sa faute réside dans sa “bonté” jugée “excessive “. Il fait un lien de causalité entre cette indulgence et la passion de Des Grieux, qualifiée plus loin de“désordres,” avec la subordonnée relative “qui t’a perdu. “ À ce stade, c'est le père qui a la main. Des Grieux le sent et cherche un autre argument pour persuader son père. L’invocation de la mère À court d’arguments, il ne reste plus à Des Grieux qu’à adopter une posture de soumission :"Je me jetai à ses genoux.” un élan Il espère que cet élan touchera son père. Le rapprochement physique doit entraîner celui de leurs cœurs. Mais on peut y voir également un moment de flottement ; il cherche à gagner du temps pour trouver ce qu’il va dire ensuite comme le suggèrent les points de suspension : “Songez que je suis votre fils…” : l’argument est particulièrement incomplet et donc faible. un pied d'égalité Mais une idée germe rapidement en lui, il fait preuve d’audace en convoquant le champ lexical de la famille “fils”, “père”, “mère” “tendrement” “douleur” “aimiez”. En parlant ainsi, Des Grieux se place sur un pied d’égalité avec son père, abolissant le rapport de subordination du fils à son père : dans son esprit, ce sont donc deux hommes qui ont aimé deux femmes. Il ose un parallèle transgressif entre sa mère, épouse légitime de son père, et Manon, sa maîtresse. “Hélas ! souvenez-vous de ma mère. Vous l’aimiez si tendrement !” : deux phrases exclamatives servent à réveiller la nostalgie. Dans le contexte de l’époque, cette association d'idées est proprement scandaleuse. Mais Des Grieux va plus loin et transgresse davantage : il propose même une inversion des rôles. une inversion des rôles Des Grieux invite son père à se mettre à sa place. ”Auriez-vous souffert qu’on l’eût arrachée de vos bras ?” Question posée au conditionnel passé, celui de la supposition qui est toute rhétorique puisqu’il donne lui-même la réponse : “Vous l’auriez défendue jusqu’à la mort.” Il reprend le registre du tragique.Des Grieux expose sa vision pessimiste de l’amour en reliant la “tendresse” avec la douleur, c’est-à-dire en évoquant un bonheur manifestement impossible sur terre. Le héros ne voit pas le sacrilège, car il généralise son propos avec le groupe nominal “les autres” “on” par la voie interrogative : “ Les autres n’ont-ils pas un cœur comme vous ?”/ “Peut-on être barbare après avoir une fois éprouvé ce que c’est que la tendresse et la douleur ?” Il se fonde sur le pronom impersonnel “on” pour qualifier la société : il n’attaque pas directement son père qui est pourtant à l’origine de la déportation de Manon. Il essaye d'émouvoir, mais c’est l’inverse qui se passe : le champ lexical de la colère prédomine avec “irrité””échauffe” “indignation””m’importune." Son père est choqué par ce parallèle et le montre avec l’impératif, “Ne me parle pas/ “Finissons“. Il le fait taire. C'est alors qu’il se fonde sur son autorité en employant le terme “résolution” et en utilisant le présent d'énonciation "je t’ordonne” ; son fils n'a plus qu’à lui obéir : “me suivre”. Il rebascule au style indirect :” Le ton dur et sec avec lequel il m’intima cet ordre me fit tropcomprendre que son cœur était inflexible” : c’est pour mieux souligner le jugement rétrospectif qu’il pose sur la scène. Il nous donne des indications précises en se fondant sur l'ouïe “Le ton’ et la redondance ” dur et sec “. À ce stade de la discussion, le père a gagné la joute oratoire. Il s’impose à son fils : en obéissant, ce dernier rentre dans le rang. Mais ce n’est pas ce qui va se passer… l’échec : la rupture définitive Cette rupture s’effectue par la fin du rapprochement physique, en rejetant la responsabilité sur son père et sur un adieu définitif. La fin du rapprochement physique Comme dans la partie précédente, nous avons une indication précise du jeu. Le jeune homme s’est relevé et s’écarte de son père : “ Je m’éloignai de quelques pas” : le passé simple témoigne d’une action soudaine. Pourquoi le fait-il ? Le fils a conscience de l’emprise physique du père qui peut être coercitive : “m’arrêter” avec la redondance “de ses propres mains.” Le père a en effet les moyens de s’imposer par la force. Mais c’est une appréhension puérile du héros qui éprouve de “ la crainte”. Cela en dit long aussi sur la faiblesse de Des Grieux qui ne peut rivaliser que sur un seul terrain : la parole. La narration rebascule au style direct pour témoigner de la vivacité de l’échange. La responsabilité du père Des Grieux adopte une attitude belliqueuse ; il a abandonné le registre de la supplique. Il utilise l’impératif “N’augmentez pas mon désespoir” pour mieux attaquer son père. La subordonnée participiale “en me forçant de vous désobéir” induit un rôle de cause à effet. Il qualifie les agissements de son père de fautifs avec le groupe nominal “la dureté avec laquelle vous me traitez “ qui fait écho à “reprendre pour moi des sentiments de père”. Il considère que c’est le père qui pousse son fils à rompre avec l’ordre établi ; il inverse donc la charge de la responsabilité dans la rupture qui s’annonce. Un adieu définitif Deux phrases déclaratives illustrent alors ses intentions : “Il est impossible que je vous suive. Il ne l’est pas moins que je vive”, la tournure impersonnelle, signe un détachement filial, allant de pair avec le rythme binaire désobéissance/mort. La conclusion aboutit avec “ Ainsi je vous dis un éternel adieu : l’adverbe “ainsi” exprimant la conséquence. C’est l’annonce d’une rupture définitive “éternel adieu”. Des Grieux va plus loin en culpabilisant son père : “Ma mort, que vous apprendrez bientôt, (…) vous fera peut-être reprendre pour moi des sentiments de père”. Il utilise le futur qui suggère la quasi-certitude “peut-être “ : il joue sur la conscience du père dans un registre pathétique “tristement”. À la différence des deux autres parties, le mouvement suivant précipite la rupture. Et c’est encore Des Grieux qui est à la manœuvre. La forme grammaticale “Comme je me tournais pour le quitter “ omet la proposition principale. Pourquoi ? Parce que le narrateur bascule au style direct pour mieux montrer de la violence des propos “ : Tu refuses donc de me suivre ?” Suit l’anathème à l’impératif “va, cours à ta perte” qui a une valeur de malédiction. Les deux protagonistes sont sous le coup de la même émotion “une vive colère “ “dans mon transport “. La violence donne enfin libre cours : deux phrases non verbales témoignent de leur déchaînement : ““Adieu, fils ingrat et rebelle”/” adieu, père barbare et dénaturé “. On note qu’elles se répondent de manière symétrique. C’est la transgression absolue. La transgression morale Le travestissement Le travestissement consiste à imiter par des vêtements ce qui relève culturellement du genre opposé. Dans ce livre, la question de l’habillement prête souvent à confusion. Ainsi Manon se déguise-t-elle en homme pour s’enfuir sans être vue de la Salpêtrière (1re partie). On rappelle que ce genre d’attitude est transgressive socialement. Mais dans ce roman, certaines attitudes jouent aussi un rôle de travestissement : prenez l’épisode comique du dîner chez M.de G… M…, Des Grieux change aussi d’apparence et se fait passer pour “un écolier, frère de Manon” ; il fait des révérences ; il joue une scène : il fait l’enfant et se paye le luxe de se moquer du vieillard : “Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir. Il me donna deux ou trois petits coups sur la joue en me disant que j’étais un joli garçon, mais qu’il fallait être sur mes gardes à Paris, où les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche. Lescaut l’assura que j’étais naturellement si sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire des petites chapelles. Je lui trouve de l’air de Manon, reprit le vieillard en me haussant le menton avec la main. Je répondis d’un air niais : Monsieur, c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche ; aussi j’aime ma sœur comme un autre moi-même. L’entendez-vous ? dit-il à Lescaut ; il a de l’esprit. C’est dommage que cet enfant-là n’ait pas un peu plus de monde. Ho ! monsieur, repris-je, j’en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je crois bien que j’en trouverai à Paris de plus sots que moi. Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. “ On est dans le registre de la comédie avec ce vieillard floué par le trio de filous. https://fr.wikisource.org/wiki/Manon_Lescaut/Première_partie Libertinage À côté de la confusion des genres, le roman évoque le libertinage. Il faut le comprendre comme un dérèglement des mœurs : nous verrons l’aspect sexuel, mais aussi la tromperie. C’est Manon qui initie Des Grieux au libertinage. a) L’infidélité de Manon Dans le roman, l’héroïne de Prévost est double ; elle incarne à la fois l’image de la pureté aux yeux de Des Grieux qui l'idéalise, mais aussi de la libertine. Manon est une femme entretenue et non une “catin” ; elle fait preuve d’un érotisme torride auprès des hommes qu’elle mène par le bout du nez. Elle vend ses charmes seule ou sur l’incitation de son frère. Tous les deux goûtent au plaisir du libertinage. Rien n’est présenté de manière sordide, mais récréative. Les scènes d’amour ne sont jamais montrées, uniquement suggérées. On sait ainsi qu’elle accepte de s’offrir au plus offrant contre une rémunération en nature (bijoux, vêtements…) ou en numéraire (argent). Elle n’a aucun scrupule, tout est matière à réjouissance. Manon est aussi perverse comme le démontre l’épisode de la lettre apportée par une jeune fille, qui se trouve livrée pour satisfaire les besoins de son amant. SI cette initiative choque bien Des Grieux, ce dernier s’enfonce toujours plus dans le libertinage. b) Tromperies Le libertinage de Des Grieux est en effet progressif. Ses réticences initiales relatives à l’infidélité de Manon vont finir par s'estomper. Il accepte la situation et profite en toute connaissance de cause des richesses obtenues par Manon. Il jouit du nouveau train de vie. Pire, il entre dans le schéma de fonctionnement de sa maîtresse. Ainsi il participe activement aux mystifications. La tromperie est un élément du libertinage surtout lorsqu’elle vise à soutirer de l’argent de manière malhonnête et à ridiculiser dans le même temps la victime. On repense au vieux GM et à son fils. Des Grieux accepte de duper le jeune GM en l’enfermant, en mangeant son repas et en dormant dans son lit. Des Grieux est appelé “libertin fieffé” non par vice comme ses contemporains, mais par amour pour Manon et c’est ce qui fait de lui un marginal. Le héros est devenu immoral par accident et il ne l’est pas par nature. Il transgresse donc la morale, mais pas seulement : il vit en marge de la religion. La religion En revoyant Manon, Des Grieux décide soudainement de quitter le séminaire de Saint-Sulpice. En fuyant, il rompt avec une carrière ecclésiastique qui lui aurait procuré la vie douce à laquelle il aspirait. Comme les hommes de son temps, Des Grieux qui a été élevé chez les jésuites croit sans l’ombre d’un doute en Dieu, mais sa pratique religieuse s’avère réduite. Il est, en effet, tout à son inclinaison amoureuse qui lui tient d’idéal. Le héros voit son libre arbitre anéanti par ses passions : il est divisé. Jamais il n’éprouve le moindre remords dans ses actions qu’il sait pourtant mauvaises. Il ment, triche, fait l’hypocrite… Il ne fait preuve d’aucun repentir ou d’humilité face à ce qui lui est arrivé. Il ne sollicite pas le Ciel pour l’aider pendant les évènements ou après. En réalité, il croit en la fatalité d’un bonheur sur terre, destinée impossible qui conduit à un long malheur. Il n’envisage pas la question essentielle dans la foi de la Grâce (celle d’être secouru et racheté). Et pourtant, la mort est omniprésente dans ce roman puisqu’elle est annoncée de manière quasi mystique à plusieurs reprises. Nous verrons dans l’article suivant la transgression pénale commise par les deux amants. La transgression pénale Les actions des deux amants sont certes mauvaises, mais surtout délictuelles lorsqu’elles ne sont pas criminelles. Qualification Manon et Des Grieux sont coupables de vol et d’escroquerie en soutirant de l’argent et autres biens de valeur d’hommes libidineux. Ce sont aussi des personnes recherchées par la police après avoir fui les lieux de détention où ils ont été placés. Enfin, Des Grieux a commis des crimes plus graves en tirant sur le gardien de la prison de Saint-Lazare, en faisant séquestrer le jeune GM… Arbitraire On note que le cas a été résolu dans un arbitraire le plus total. C’est sous l’autorité du lieutenant de police que les deux amants ont été par deux fois arrêtés et détenus en prison. La justice n’a pas été saisie. La première fois, c’est par une haute intervention que l’affaire est classée ; la seconde fois, l’arbitraire règle définitivement la question. Notons qu’elle a été solutionnée à la demande du vieux GM et du père des Des Grieux comme c’était la norme sous l’Ancien Régime. Le statut de père conférait des droits exorbitants sur ses enfants. Le vieux GM veut venger son fils humilié et le père de Des Grieux souhaite faire cesser le libertinage de son fils. C’est ainsi que la décision de déporter Manon avec des filles de joie en Louisiane est prise par le lieutenant de police. Sanction On voit donc que Manon est la seule sanctionnée ; Des Grieux est, quant à lui, libre de ses mouvements alors qu'il est non seulement coauteur des mêmes agissements frauduleux, mais aussi, pire, qu’il a commis un crime en tirant sur le portier de la prison et qu’il a tenté d’étrangler le vieux GM. Comme un homme de qualité, il échappe à la peine. C’est bien une “justice” de classe. La transgression se règle en définitive entre “gens de bonne compagnie”, à l’abri de la publicité. On cherche, en effet, à faire taire le scandale de la conduite du jeune aristocrate, en escomptant que la leçon serve à un retour à la morale dans le giron paternel. Ne disposant d’aucune protection ni de soutien, Manon paiera donc pour les deux. Mais de quoi est-elle coupable ? Elle est punie en raison de son comportement récidiviste : par deux fois, elle commet le délit d’escroquerie. Les effets de la sanction sont dramatiques. En quittant la France pour un pays lointain, elle découvre un monde hostile où elle passe sous la tutelle du gouverneur, lorsque ce dernier apprend qu’elle n’est pas mariée à Des Grieux. On dispose d’elle comme des femmes de joie pour des unions forcées. Un récit rétrospectif Nous verrons aujourd’hui la transgression ultime : la remémoration du récit qui a une conséquence sur le plan de la vérité. Remémoration labyrinthique Jean Sgard a renouvelé l’étude critique de cette œuvre. Que suggère principalement cette analyse ? les points suivants : un discours un récit a posteriori un monologue, un style en labyrinthe un plaidoyer. Reprenons ces idées. un discours Des Grieux rencontre de manière fortuite un aristocrate, témoin de son premier malheur ; cette circonstance le pousse à la confession qui dure trois heures à voix haute. Il se livre à un discours spontané devant ces deux étrangers qui lui prêtent une attention bienveillante. un récit a posteriori Ce monologue lui offre la possibilité de se pencher sur son passé : il occupe la place de héros et de narrateur. Il ne peut pas être question de faire une narration factuelle, au demeurant, il n’a jamais cherché à être objectif. Il entend revisiter son histoire et se perdre comme dans un labyrinthe dans ses souvenirs. Il prend le temps de nourrir son récit de détails, de jugements, d’interrogations. un monologue L’originalité de ce monologue consiste à enchâsser six dialogues souvent sur ses malheurs narrés à Tiberge, à Lescaut, au supérieur de Saint-Lazare, à M. de T, au lieutenant de police, à son père, au capitaine du vaisseau et au gouverneur. C’est autant de représentations diverses, de labyrinthes, du même récit modulé en fonction des différents interlocuteurs de Des Grieux. un style en labyrinthe Des Grieux est un habile conteur entraînant le lecteur dans un labyrinthe de procédés stylistiques. Il discourt essentiellement au style indirect, qui est celui qui lui permet d’apporter une floraison de détails, colorant le récit de manière toujours avantageuse. Il bascule soudainement au style direct, celui de la sincérité, pour rendre encore plus vivants les échanges entre lui-même et les autres. Cette mise en valeur permet de mentionner les tons, la gestuelle, etc. Notons que Prévost a décidé d’intégrer le dialogue dans le discours narratif, ce qui explique le choix de retirer les guillemets et les tirets, omettant aussi les retours à la ligne. On relève que c’est Des Grieux qui monopolise la parole dans le récit, en adoptant un point de vue interne ; il laisse quelques bribes de mots à Manon qui parle essentiellement au style indirect. Il voit tout à l’aune de sa propre conscience. On a montré dans l’analyse linéaire que la phrase est elle-même est sinueuse; elle se perd dans les détails : on a affaire à des labyrinthes de propositions. Ces dernières partent en cascade qu’elles soient juxtaposées ou coordonnées. Mais la plume de l’auteur excelle dans la cascade de subordonnées. La principale s'ouvre sur des propositions subordonnées qui débouchent sur d’autres. On a ainsi toute une gamme de propositions subordonnées relatives, conjonctives ou circonstancielles de concession, de conséquence, outre des propositions participiales, infinitives, etc… La richesse de ce style labyrinthe fait ressortir les débats intérieurs du narrateur, ses interrogations, ses artifices, mais également ses doutes et ses larmes… Il recourt à différents registres pathétiques, tragique, mais aussi comique. C’est une narration qui constitue en réalité un plaidoyer. un plaidoyer La passion initiale demeure toujours aussi vive dans le récit que Des Grieux en fait. Il poursuit un objectif qui dépasse la simple narration à des oreilles attentives. Il cherche à comprendre l’origine de ses erreurs qui sont la cause de son malheur. Il soliloque, il forge pour lui-même un plaidoyer pour un amour défunt. Tombeau Des Grieux a tout perdu, sauf cette réécriture de sa propre histoire qu’il envisage comme un écrivain comme nous venons de le dire. Il maîtrise son discours puisque c’est la seule chose qui lui reste. Il a toujours été doué pour le travail de l’esprit : il y goûte à satiété. Ce discours devient le tombeau pour Manon. sources : Jean Sgard, labyrinthes de la mémoire, PUF
- Origine de la Gazette littéraire
Ancienne avocate, reconvertie à quarante ans dans l'activité qui me tenait le plus à coeur, les livres, j'ai ainsi créé ce site en 2009. Retour sur l'origine de la Gazette littéraire. La créatrice de la Gazette littéraire Juriste Passionnée de littérature, j'ai reçu une formation de... juriste. Cherchez l'erreur d'aiguillage ! Par la force des choses, j'ai même exercé la profession....d'avocat, traitant de dossiers en matière de droit immobilier, de droit du travail, de droit commercial et de droit de la famille. On est apparemment loin de la littérature ! En fait, pas si loin en vérité : le monde judiciaire est un petit monde avec ses embarras et ses stéréotypes, celui du client, du juge et du praticien du droit décrits déjà par Balzac ou par Dickens. Pour des raisons familiales, j'ai quitté la France pour m'installer en Hongrie, puis à Londres et enfin à Singapour. Un grand saut dans l'inconnu avec une inconnue : qu'y faire d'utile ? Origine de la Gazette littéraire C'est ainsi que je me suis reconvertie à quarante ans dans l'activité qui me tenait le plus à coeur, les livres. Oh ! Il ne s'agit pas d'un plaisir oisif et égoïste comme d'aucuns l'imaginent, mais de la transmission de tout un patrimoine littéraire réputé inaccessible. En 2009, j'ai ainsi créé la Gazette littéraire. Parallèlement, j'ai exercé en qualité d'enseignante de français durant quatre ans. J'ai constaté que la lecture était devenue un pensum véritable pour les collégiens et les lycéens. Les voir grimacer à l'idée d'ouvrir un livre, les voir recopier des phrases entières tirées d'internet, cela m'a conduit à leur proposer une méthode pour comprendre un texte et à réfléchir sur la manière d'apprendre, bref à tenter de les rendre responsables de leur savoir. Le LET La Gazette littéraire a surgi de cette volonté de promouvoir les livres d'hier et d'aujourd'hui. Comment le faire ? Par le biais de thèmes de notre vie actuelle, à savoir des sujets concernant la société, l'économie, la politique, la psychologie, l'écologie... C'est fou ce que la littérature a à nous dire sur notre monde ! C'est donc un site tenu par une personne de son temps (et la voilà qui parle à la 3e personne du singulier !) qui Lit, Ecrit et Transmet, le LET, acronyme de son cru qui résume bien la petite entreprise qui continue alors que tant d'autres ont baissé le rideau. Il s'agit d'un blog indépendant, sans placement de "produits" littéraires, alimenté par mes soins et mes illustrations en fonction de mes propres coups de cœur et de mes urgences. Tous les ans, je repasse, l'air de rien, le bac de français en compagnie de lycéens ainsi que l'épreuve de français-philosophie avec les apprentis ingénieurs. J'exerce donc une petite mission de service public ou de dépanna ge, au choix. Une vocation pour moi...






