“Les Cahiers de Douai” (Rimbaud).
- Marie-Noëlle Parisot-Schmitt
- il y a 8 heures
- 9 min de lecture
Ce parcours “émancipations créatrices” du bac de français nous amène à vous proposer un dossier comprenant une présentation générale du sujet avant de nous intéresser à la problématique, à savoir à l’enjeu esthétique dans les Cahiers de Douai qui est lié au thème du mouvement chez Rimbaud.

“Les Cahiers de Douai” (Rimbaud)
Nous allons comprendre ensemble l’objet exact qui nous est demandé sous ce vocable : “émancipations créatrices”.
Que signifie l'association de ces deux termes ?
Le mot “émancipation” signifie libération. On l’emploie pour signifier le mouvement mettant fin à un lien qui enchaîne. Prenons par exemple : l’émancipation des femmes etc...
Notons que ce terme est utilisé au pluriel : il est donc question de plusieurs émancipations dans notre parcours. On cherchera alors les différentes contraintes dont Rimbaud a cherché à s’affranchir.
Voyons le deuxième terme : “créatrice” qui renvoie, quant à lui, à l'art. Pour nous, ce sera dans le domaine du genre littéraire, en l'occurrence, celui de la poésie.
Là encore, cet adjectif est mis au pluriel pour s’accorder en genre et en nombre avec le nom "émancipations."
C’est dans ces conditions que nous chercherons les éléments de réponse à la fois dans la vie pleine de fougue du jeune poète, mais aussi dans les Cahiers de Douai : nous allons donc nous intéresser aux différentes influences assumées et dépassées par Rimbaud.
Présentation
Ce parcours “émancipations créatrices” nous amène à vous proposer dans un premier temps une présentation générale selon la progression suivante :
Circonstances de la rédaction des Cahiers
Voyons aujourd’hui les conditions dans lesquelles le jeune poète a rédigé ces poèmes. Il nous faut donner quelques éléments biographiques*.
Naissance
Jean Nicolas Arthur Rimbaud est né le 20 octobre 1854 à Charleville dans les Ardennes. Il est le deuxième enfant d’une fratrie composée de deux garçons et trois filles. Le couple vit séparé et c’est la mère seule, Vitalie Rimbaud, petite propriétaire foncière, qui éduque ses enfants dans le respect de la religion et des valeurs conservatrices. La mère exerce une tutelle ferme sur sa progéniture. Elle cherche à leur préparer un meilleur avenir.
Or, Arthur fait justement preuve de précocité à l’école, là où son frère aîné échoue.
Il fait ainsi l’objet d’un soin particulier de la part de sa mère qui exerce un contrôle de plus en plus étroit sur son instruction et sur ses lectures.
Très tôt, le jeune Rimbaud excelle notamment en littérature et en latin où il rafle de nombreux prix. Mais il est d’une nature renfermée, il est de surcroît très timide.
Georges Izambard
Au lycée, il est remarqué par son professeur de rhétorique, Georges Izambard, qui l’initie au début de l’année 1870 à la littérature contemporaine. Ils partagent rapidement la même passion pour Hugo, Banville ainsi que le courant du Parnasse mettant le Beau au centre de tout.
Un autre monde s’ouvre au jeune adolescent qui s’épanouit : une aspiration à la liberté, trop longtemps contrainte, se fait jour en lui.
À quinze ans, il rêve alors d’une toute autre vie que celle que sa terrible mère envisage pour lui. Lui se voit en poète et écrit pour être publié comme il le sera dès le 2 janvier 1870 avec son premier poème Les étrennes des orphelins dans une petite revue.
Il envoie deux autres poèmes, Ophélie et Credo in unam (Chair et Soleil) à Théodore de Banville en mai 1870 dans l’espoir de les voir acceptés par une plus grande revue, la revue du Parnasse contemporain, mais en vain.
Parallèlement à ces rêves, la vie à Charleville au sein de sa famille l’étouffe de plus en plus, d’autant que la situation politique en France se dégrade depuis la déclaration de guerre de Napoléon III à la Prusse en date du 19 juillet 1870.
Par ailleurs, son professeur devenu son ami quitte Charleville pour les vacances, lui laissant l’accès à sa bibliothèque dont il use abondamment. Ce sont évidemment des lectures réprouvées par sa mère. Qu’importe pour Rimbaud ! Rien ne l’arrêtera plus.
Georges Izambard part, en effet, pour Douai où il rejoint ses proches laissant le jeune poète dans une solitude profonde. Rimbaud décide de fuir, ce qu'il fait à deux reprises.
Il n’a pas encore seize ans.
Première fugue
Sans argent, Rimbaud réussit à déjouer les contrôles et à monter dans le train pour Paris le 29 août 1870.
À son arrivée, il est immédiatement envoyé en prison pour délit de vagabondage (incrimination pour les voyageurs sans tickets).
Trop fier, Rimbaud attend le 5 septembre pour faire état de sa situation ; il choisit alors d’écrire à son ami, Izambard, à qui il demande de régler son amende, préalable à sa libération.
Une fois hors de prison, il est accueilli à Douai jusqu’à la fin du mois de septembre par les proches d’Izambard.
Rimbaud met à profit ce temps pour recopier sur un premier cahier 15 poèmes déjà écrits.
Demeny
Par l’entremise d’Izambard, il fait la rencontre de Paul Demeny, qui est un poète certes peu reconnu mais déjà publié ; il lui fait une forte impression. Mais il doit rentrer à Charleville sur instance de sa mère qui exerce ses droits légitimes sur le jeune mineur.
Le 26 septembre 1870, il remet à Demeny, avant de partir, le premier cahier.
Rimbaud est accueilli fraîchement par sa mère.
Pour lui, il est désormais incapable de supporter sa vie d’avant.
Il a surtout pris goût à la liberté.
Deuxième fuite
Rimbaud effectue ainsi une deuxième fugue le 2 octobre 1870.
Instruit de sa précédente aventure, il a vendu des livres pour avoir, cette fois, un peu d'argent.
Il entreprend son périple en train, puis à pied, en direction de la Belgique où il veut exercer le métier de journaliste. Mais à la suite d'une prise de paroles outrancières, il est purement et simplement éconduit.
Désorienté, Rimbaud erre alors à Charleroi, dort à la belle étoile avant de partir à pied à Bruxelles pour proposer ses services à d’autres journaux.
Mais il décide de rentrer en France et d’aller retrouver Georges Izambard à Douai.
Une fois sur place, il emploie à nouveau son temps à recopier sept autres poèmes tirés de sa toute dernière expérience.
Il confie le second cahier une nouvelle fois à Paul Demeny avant de retourner à Charleville fin octobre.
L’année suivante, le 10 juin 1871, Rimbaud demande à Paul Demeny de brûler les vers remis lors de ses deux séjours à Douai. L’auteur n’en fait rien.
C’est dans ces conditions que les Cahiers de Douai se présentent aujourd’hui à nous.
*sources :
Antoine Adam, introduction, Œuvres complètes de Rimbaud, la Pléiade
Jean-Baptiste Baronian, Rimbaud, folio biographie
http://www.lesamisderimbaud.org/chronologie.html
https://cotentinghislaine.wixsite.com/aimerlalitterature/rimbaud-cahiersdedouai
Forme des Cahiers
Voyons “Les Cahiers de Douai” de Rimbaud avant le détail de leur composition.
Recueil
Il porte le nom de “recueil de Demeny” ou "Cahiers de Douai". Ce terme de “recueil” a fait couler beaucoup d’encre. L’enjeu qui se cache derrière ce terme concerne une volonté de publication ou non émise par son auteur. On a remis définitivement en cause cette idée de “recueil”, en considérant que cet ensemble de textes ne comporte pas :
de titre,
d’organisation précise (thématique etc…)
de pagination originale.
Si ce n’est pas un recueil, c’est donc que l’on sous-entend qu’il ne s’agit que d’un regroupement de poèmes. Ces derniers auraient pu faire l'objet d'une sélection pour être publiés dans différentes revues. Ces poèmes auraient pu également servir de base à la constitution d’un recueil à venir.
Forme
Il convient de découvrir la manière dont l’œuvre se compose dans sa matérialité. Il ne s’agit pas de “cahiers” comme on l'imagine au sens actuel.
Ces "Cahiers" sont à l'origine des feuilles volantes. Elles ont été reliées non par le poète, mais par un des acquéreurs successifs de ce qui est devenu un manuscrit. On notera que le célèbre écrivain, Zweig, a été également un des heureux propriétaires de ces Cahiers avant qu’ils ne soient légués à la British Library par ses héritiers. Cette appellation "Cahiers de Douai" au pluriel tient en outre à la date à laquelle ils ont été remis, mais aussi concrètement à l'utilisation de deux types de papier utilisé.

Ces feuilles comprennent donc 22 poèmes de Rimbaud tous recopiés de sa main, ce qui est émouvant.
Cahiers
Le premier “cahier” : il comporte 15 poèmes sur du papier d’école (recto et aussi recto/verso) :
Première soirée (correspond à « Trois baisers », poème précédemment publié dans La Charge, 13 août 1870)
Sensation
Le Forgeron
Soleil et Chair
Ophélie
Bal des pendus
Le Châtiment de Tartufe
Vénus Anadyomène
Les Réparties de Nina
À la musique
Les Effarés
Roman
Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize… (poème sans titre, désigné par son premier vers)
Le Mal
Rages de César
Le second “cahier” : il comprend 7 poèmes sur du papier à lettres (format plus petit) :
Rêvé pour l'hiver
Le Dormeur du val
Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir
La Maline
L'Éclatante Victoire de Sarrebrück
Le Buffet
Ma Bohême
Datation
On considère que ces poèmes ont été composés entre le printemps et la fin du mois d’octobre 1870. Rimbaud n’a alors pas encore 16 ans.
sources :
https://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=zweig_ms_181_fs001r
http://rimbaudivre.blogspot.com/2010/07/la-legende-du-recueil-demeny-en_19.html
https://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=zweig_ms_181_fs001r
Poète précoce
Il faut rappeler que ces poèmes ont été écrits alors que Rimbaud n'avait pas 16 ans. C'est cette proximité d'âge avec les candidats au bac qui rend ce choix intéressant.
Adolescent
Vous avez eu l'habitude jusque-là d'étudier des poètes qui ont composé à un âge mûr, sans que vous n’ayez eu la possibilité de vous identifier à la personne même de l'auteur.
Cette fois, il vous est donc permis de considérer le poète comme un être dont vous pourriez vous sentir proches compte tenu de votre âge. Vous pourriez comprendre d’autant plus ses aspirations à l’amour, à la justice et à la contemplation de la nature que vous devez les partager également avec les préoccupations écologiques.
Il reste aussi qu’un intérêt objectif a présidé aussi à ce choix.
Précocité
L'intérêt de ces textes repose sur la prise de conscience du génie précoce de l'auteur. Ce talent se mesure, en effet, de deux aspects : d’abord en étudiant la compréhension et l'influence fines de poètes du répertoire français sur Rimbaud et ensuite en examinant sa manière de s’en détacher.
On se situe donc sur la première période de création, celle qui détermine les œuvres à venir pour lesquelles il a accédé à la gloire.
Il reste à situer ces cahiers dans l’ensemble de la période de création du jeune poète, ce que nous ferons dans le prochain paragraphe.
Place des Cahiers dans l'œuvre de Rimbaud
Il vous est proposé une chronologie par souci de clarté ainsi qu’un tableau des thèmes abordés dans les Cahiers qui sont récurrents dans le travail du poète.
Chronologie
1870-1872 : Rimbaud refuse de continuer ses études (il ne passe donc pas son bac) et de travailler. Il se consacre à l’écriture de ses vers que l’on retrouve dans les Cahiers ; cette période de son adolescence voit aussi la production d’autres vers écrits postérieurement à l’automne 1870 notamment le Bateau ivre (1871). Notons l’importance de ce poème, puisqu’il est à l’origine de sa rencontre puis de sa liaison avec Verlaine. Vie commune à Paris, Bruxelles et Londres.
Nouvelle conception du rôle du poète (mai 1871) : rôle prométhéen, c'est-à-dire de voleur de feu. Le poète “je est un autre” s’affranchit de sa propre biographie pour devenir autre, il peut percevoir les choses par le total dérèglement des sens. Recherche d’une nouvelle forme de poésie dans cette période marquée par l’alcoolisme et la débauche.
10 Juillet 1873 : Verlaine tire sur Rimbaud à Bruxelles. Emprisonnement de Verlaine pendant deux ans. Fin de leur liaison.
octobre 1873 : publication de Rimbaud à compte d’auteur d’Une Saison en enfer : thème du dégoût et des remords de la vie. Peu de diffusion faute d’argent et donc aucun succès rencontré.
1874 : écriture des Illuminations : thème du rêve et création d’une nouvelle langue poétique faite de fulgurances.
1875 : Transmission postale du manuscrit à Verlaine en février 1875. Fin de son activité poétique et début de sa vie d’aventurier (Europe, Afrique).
septembre 1883 et au début de 1884 : parution des textes de Verlaine sur Les Poètes maudits comprenant un éloge de Rimbaud et des extraits commentés de ses poèmes. Succès immédiat du livre de Verlaine qui est donc à l’origine de la reconnaissance littéraire de Rimbaud. De son côté, ce dernier n'éprouve aucun enthousiasme, cette nouvelle gloire l'indiffère. Pour Verlaine, tentative de rassembler l’œuvre de son ancien amant jusqu’alors dispersée.
1886 : Première publication des Illuminations toujours dans l’indifférence de son auteur qui vit en Afrique et qui a abandonné la poésie depuis 10 ans.
1891 : mort de Rimbaud à 37 ans.
Tableau
Il vous est proposé un tableau récapitulant les aspects communs des Cahiers avec le reste de l’œuvre de Rimbaud, à savoir ses poèmes divers composés avant Une saison en enfer et Les Illuminations :
Cahiers par rapport au reste de l’œuvre | Points récurrents | différences |
ensemble de textes sans la forme d’un recueil |
ses poèmes divers
Les Illuminations | Une saison en enfer |
caractère autobiographique | ses poèmes divers
Une saison en enfer (“saison” passée avec Verlaine) | Les Illuminations |
versification | ses poèmes divers | en prose :
Une saison en enfer
les Illuminations |
lexique : familiarités mots crus | / | Une saison en enfer
les Illuminations |
figures de style | allégorie, comparaison, hyperboles personnification | Une saison en enfer et les Illuminations :
rôle des oxymores |
courant parnassien |
/ | Une saison en enfer Les illuminations
courant symbolique |
thème de l’adolescence | ses poèmes divers |
Une saison en enfer Les illuminations |
thème de la nature | ses poèmes divers
Une saison en enfer
Les Illuminations |
/ |
thème de la guerre et du pouvoir | Les Illuminations | Une saison en enfer |
thème de l’amour | Une saison en enfer Les Illuminations |
/ |
thème de la souffrance | Une saison en enfer | Les Illuminations |
thème de la religion | Une saison en enfer (autrement appelés poèmes païens) Les illuminations (mythes) |
/ |
Il nous reste à entrer dans la problématique du sujet que nous verrons dans l’article suivant.
sources : Castex et Surer, XIXe siècle, Hachette
https://gallica.bnf.fr/blog/22112022/les-poetes-maudits?mode=desktop
http://abardel.free.fr/petite_anthologie/prologue_lecture_methodique.htm
http://abardel.free.fr/glossaire_stylistique/analogie.htm
article à suivre : Sensation







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