13 Octobre 2009
Le thème de la correspondance dans la littérature comporte aussi des lettres de rupture comme celle qu'Emma Bovary a reçu de Rodolphe Boulanger dans le célèbre roman de Flaubert, Madame Bovary.
Repères: thème de la correspondance: Lettre d'amour (4)
Dans l'article précédent, nous avons lu la lettre de reproches qu'adresse George Sand à son amant, Musset. Aujourd'hui, nous nous intéresserons à une lettre de fiction, émanant d'un des plus beaux romans de la fin du XIXe siècle, Madame Bovary de Flaubert.
Débordant d'imagination romanesque, Emma Bovary est malheureusement mariée à un homme sans envergure avec lequel elle s'ennuie profondément. Elle trouve des dérivatifs à cette vie sans relief comme la Gazette l'a montré avec de nombreux extraits de cette œuvre au cours des thèmes suivants :
Emma succombe à Rodolphe Boulanger avec lequel elle projette de s'enfuir comme dans les romans à l'eau de rose qu'elle affectionne tant.
Mais ce dernier, autant lassé par le tempérament ardent d'Emma qu'effrayé par la folle entreprise, décide de rompre.
Il lui écrit alors une lettre de rupture devenue célèbre.
La Gazette vous propose d'assister en tant que témoin privilégié à la rédaction de la lettre ... Comment rédiger une telle missive ? Rodolphe possède les ressources nécessaires pour ne pas s'embarrasser de sa maîtresse.
Un chef d'œuvre de dissimulation et de contre-vérités.
*****
« Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence… »
— Après tout, c’est vrai, pensa Rodolphe ; j’agis dans son intérêt ; je suis honnête.
« Avez-vous mûrement pesé votre détermination ? Savez-vous l’abîme où je vous entraînais, pauvre ange ? Non, n’est-ce pas ? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, à l’avenir… Ah ! malheureux que nous sommes ! insensés ! »
Rodolphe s’arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.
— Si je lui disais que toute ma fortune est perdue ?… Ah ! non, et d’ailleurs, cela n’empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard. Est-ce qu’on peut faire entendre raison à des femmes pareilles !
Il réfléchit, puis ajouta :
« Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j’aurai continuellement pour vous un dévouement profond ; mais, un jour, tôt ou tard, cette ardeur (c’est là le sort des choses humaines) se fût diminuée, sans doute ! Il nous serait venu des lassitudes, et qui sait même si je n’aurais pas eu l’atroce douleur d’assister à vos remords et d’y participer moi-même, puisque je les aurais causés. L’idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoi faut-il que je vous aie connue ? Pourquoi étiez-vous si belle ? Est-ce ma faute ? O mon Dieu ! non, non, n’en accusez que la fatalité ! »
— Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il.
« Ah ! si vous eussiez été une de ces femmes au cœur frivole comme on en voit, certes, j’aurais pu, par égoïsme, tenter une expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la fausseté de notre position future. Moi non plus, je n’y avais pas réfléchi d’abord, et je me reposais à l’ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences. »
— Elle va peut-être croire que c’est par avarice que j’y renonce… Ah ! n’importe ! tant pis, il faut en finir !
« Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, l’outrage peut-être. L’outrage à vous ! Oh !… Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône ! moi qui emporte votre pensée comme un talisman ! Car je me punis par l’exil de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. Où ? Je n’en sais rien, je suis fou ! Adieu ! Soyez toujours bonne ! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votre enfant, qu’il le redise dans ses prières. »
La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis :
— Il me semble que c’est tout. Ah ! encore ceci, de peur qu’elle ne vienne à me relancer :
« Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes ; car j’ai voulu m’enfuir au plus vite afin d’éviter la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse ! Je reviendrai ; et peut-être que, plus tard, nous causerons ensemble très froidement de nos anciennes amours. Adieu ! »
Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots : À Dieu ! ce qu’il jugeait d’un excellent goût.
— Comment vais-je signer, maintenant ? se dit-il. Votre tout dévoué ?… Non. Votre ami ?… Oui, c’est cela.
« Votre ami. »
Madame Bovary, Flaubert, IIème partie, chapitre XIII (wikisource).
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