29 Janvier 2014
Résumé : dans l’article précédent, il a été présenté Madame Chatelet, professeur de philosophie dans une ville de province française. A l’approche de la retraite, elle ne se départit jamais de cette bienveillance et de cette bonté qu’on lit toujours dans son regard. Elle conçoit d’enseigner la philosophie d’abord par sa manière d’être. Selon elle, tout est philosophie. Dès le début de son premier cours, elle aborde rituellement la question de la discipline. Elle n’y revient plus jamais durant l’année. Ses élèves ont compris….
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Dès la première séance, Madame Chatelet expliqua à ses élèves le fonctionnement de son cours. Pour se faire comprendre, elle leur parla non de grandes théories, mais d’eux-mêmes ; la surprise était de taille pour ses nouveaux élèves. Leur professeur résuma alors le parcours scolaire d’un élève ordinaire : la discipline, le système de notation, la compétition, les profondes blessures subies par le rouleau compresseur du système français. Elle en vint à parler du principe de la contrainte qui résumait dans l’ensemble la scolarisation à la française. Aucun bruit ne s’échappait de la classe. Tous se reconnurent dans ce parcours de l’élève moyen. Elle ne sombra dans aucune démagogie comme elle aurait pu le faire en accentuant sur le pathos de la situation.
Son ton empreint de douceur ne manquait pas d’étonner son auditoire. Elle parlait sans note, se promenait dans la salle. Ses élèves se tournaient pour la suivre du regard. Au détour de ses pérégrinations, elle leur posait des questions. Individuellement, puis collectivement. « Peut-on enseigner sans exercer de contraintes ?» leur demanda-t-elle. On eut des réponses contrastées. Certains pensaient que l’éducation impliquait la contrainte ; ils faisaient montre de ce qu’ils avaient ainsi parfaitement intériorisé la règle. Sans donner son avis, elle reprit cette argumentation en s’appuyant sur Kant et sur la nécessité d’envoyer les enfants tôt à l’école pour qu’ils apprennent à rester assis et à obéir. Elle leur donna des références textuelles* pour les inviter à les consulter. D’autres estimaient au contraire que la contrainte forçait la nature de l’élève et que l’on ne peut pas apprendre de force. Avec le même souci pédagogique, Madame Chatelet s’appuya alors sur Rousseau qui considère que l’éducation est avant tout une question de désir et de plaisir**. A nouveau, elle remit cette fois dans le contexte du XVIIIème siècle la problématique de l’éducation.
De concert avec ses élèves, elle poussa équitablement chaque argumentation au bout de sa logique. La question prise dans ces deux sens n’empêcha pas de dérouter bon nombre d’élèves. Ils finirent en effet par ne plus avoir d’opinion du tout sur cette terrible question de la contrainte. Question épineuse par excellence. Ils comprirent l’importance de la nuance. Les jugements tranchés leur parurent si vains lorsqu’ils étaient poussés jusqu’à l’extrême. Ils prenaient sans le savoir un premier bain, ils nageaient littéralement en pleine maïeutique. Madame Chatelet leur parla comme jamais on ne leur avait parlés. Ils devenaient acteurs de leur apprentissage. Lorsque l’enseignante s’adressait à eux, elle baissait délibérément le ton ; on était dans le registre de la confession. Attentifs, les élèves tendaient ainsi l’oreille. Il n’y avait pas de bruits. Il faut dire que l’exercice impliquait que l’on s’interroge soi-même et pour certains, il s’agissait d’une première expérience. Ils découvrirent que l’école, cette institution sévère aux notes implacables, invitait néanmoins ses élèves à débattre.
Cette liberté d’expression en déconcerta plus d’un ; mais ce fut bien un autre élément qui les étonna le plus. Ils découvrirent que la conversation, puisque cela en était une, comportait bien des silences. A l’heure où le silence équivaut en cours à une cruelle erreur ou pire, à la parfaite démonstration d’une absence de travail, Madame Chatelet semblait philosopher à partir précisément du silence comme le potier modèle petit à petit son sujet avec sa glaise. Le silence n'est pas le discours des hommes creux. Chaque questionnement entraînait invariablement un temps de réflexion, le beau regard de Madame Chatelet embrassant sa classe. Pour cette dernière, la philosophie était aussi une respiration, un silence. Durant le déroulement interactif de la leçon, on avait manifestement perdu de vue les questions de discipline. Ou du moins, ces dernières s’étaient réglées d’elles-mêmes. On était passé à un autre état, celui de l’élève qui se questionne. L’élève qui se questionne ne dérange plus son maître. C’est ainsi que le cours de philosophie avait déjà commencé. Mais la sonnerie allait retentir, d’instinct, l’enseignante connaissait son affaire. Il lui fallait conclure. Le professeur déclara qu’il fallait expérimenter en tant qu’élèves et enseignant autre chose que la contrainte. Provocatrice, elle lança « après la contrainte, si nous osions la liberté ! ». Elle leur proposa alors de réfléchir pour la séance suivante à la question suivante : « la liberté de l’élève le conduira-t-il à s’instruire ? ». Elle l’écrivit sur le tableau. Pensifs, ils notèrent spontanément cette interrogation sur leur agenda ; ils n’y avaient jamais pensé….
Repères à suivre : le feuilleton : une leçon de liberté
* «Ainsi, par exemple, on envoie d’abord les enfants à l’école, non pour qu’ils y apprennent quelque chose, mais pour qu’ils s’y accoutument à rester tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, afin que dans la salle ils sachent tirer à l’instant bon parti de toutes les idées qui leur viendront. » Traité de Pédagogie, Kant
http://fr.wikisource.org/wiki/Trait%C3%A9_de_p%C3%A9dagogie
** "Voici le temps d'accoutumer (l'enfant) peu à peu à donner une attention suivie à un objet ; mais ce n'est jamais par contrainte, c'est toujours le plaisir et le désir qui doit produire cette attention". L’Emile, Rousseau, Pléiade p. 436