30 Janvier 2014
Résumé : dans l’article précédent, il a été présenté Madame Chatelet, professeur de philosophie dans une ville de province française. A l’approche de la retraite, elle ne se départit jamais de cette bienveillance et de cette bonté qu’on lit toujours dans son regard. Elle conçoit d’enseigner la philosophie d’abord par sa manière d’être. Selon elle, tout est philosophie. Dès le début de son premier cours, elle les questionne sur la question de savoir si l’éducation suppose l’exercice de la contrainte. Elle profite de cette séquence pour aborder la question de la discipline dans sa classe. Son auditoire est dérouté devant un tel enseignement placé sur la maïeutique. Elle propose alors à ses élèves de réfléchir pour la séance suivante à la question suivante : « la liberté de l’élève le conduit-il à s’instruire ? »
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Madame Chatelet arriva en cours avec sa grâce naturelle. Elle invita ses élèves à rappeler les termes de la discussion précédente. « La contrainte ! » Oui, ils en avaient tous conservé un souvenir précis. Elle annonça le sujet de la séquence du jour : «la liberté de l’élève le conduit-il à s’instruire ?» rappela-t-elle. Elle les regarda les uns après les autres. Elle vit rapidement à leur mine une ligne de partage entre les tenants de la liberté et les autres. Trente élèves la regardaient intensément. Chacun avait préparé un petit argumentaire. Elle soutenait leur regard avec aménité. Elle les encouragea. Ayant pris goût à l’argumentation, ils se lancèrent alors sans retenue. Le ton monta graduellement pour finir en un brouhaha. Maîtrisant la situation, Madame Chatelet reprit la main. Son autorité naturelle en imposa immédiatement. Elle avait bien un truc comme elle le disait. Il faut toujours parler une octave en dessous de ses élèves. « Mais qu’est-ce que la liberté ? » demanda-t-elle alors doucement.
Surpris par la simplicité de la question, les élèves se turent et se regardèrent ; ils ne surent pas quoi répondre. Ils avaient en effet éludé la définition du terme liberté. Revenu de sa sidération, un élève proposa une réponse : « faire ce que l’on veut ? ». Cette piste de réflexion fut proposée à l’examen de tous. On alla au bout de la logique de cette conception de la liberté qui confinait à l’anarchie. Rapidement, on vit que de la même manière où l’on ne pouvait vivre sans frein, on ne pouvait s’instruire sans règles. On se trouvait collectivement dans une impasse. Madame Chatelet le démontra mieux que personne. Elle lisait pourtant la consternation sur la mine de ses élèves. Un lourd silence se fit cette fois. « On n’aurait décidément jamais de certitudes en philosophie ! » pensaient-ils. Rien n’est plus inconfortable que de vivre sans certitudes. On préfère vivre avec la chaleur du préjugé que l’amère solitude de la vérité. Terrible malaise pour des jeunes avides de décryptage de la vraie vie. L’enseignante sortit le groupe de l’ornière dans laquelle elle l’avait poussé. Se poser des questions avant de les dissoudre, telle était sa méthode. Elle proposa alors le renversement de la proposition «la liberté de l’élève le conduit-il à s’instruire ? ? » par l’idée que : «l’instruction de l’élève le conduit-il à la liberté ? ».
L’enseignante parla de Socrate. Elle leur lut un passage d’Alcibiade* de Platon, leur donna des photocopies du texte pour qu’ils puissent le parcourir encore. Se confronter aux textes, directement aux textes. Son maître-mot. Elle posa alors des questions sur la volonté d’Alcibiade de ne s’instruire qu’en écoutant le maître. Cela suscita aussitôt une polémique. « Après tout, c’est bien cela que l’on fait pendant les cours : prendre des notes et les apprendre avant de les restituer dans les devoirs. Comment apprendre autrement ? » Madame Chatelet entendit parfaitement cette objection. Mais elle ne lâchait pas son groupe qu’elle entendait mener plus loin.
Que signifie les paroles de Socrate « si tu n’apprends pas de toi-même que ce qui est juste est avantageux, ne le crois jamais sur la foi d’un autre » ? Pourquoi répond-il comme cela ? Un élève exposa : « Pour nous apprendre à réfléchir par nous-mêmes ! ». «Exactement ! » leur dit-elle. Elle comprit qu’ils étaient enfin sur la voie. Du velours pour elle désormais. « L’instruction consiste en une entreprise de libération de nos préjugés, de nos idées reçues qui nous empêchent de penser par nous-mêmes » professa –t-elle. Il s’agit selon l’expression médicale socratique « d’accoucher » l’esprit qui est enfoui au plus profond de notre être. Elle quitta le pronom personnel nous pour employer celui de la première personne du singulier. « Soumis désormais à la seule raison, je suis libre écartant la pensée commune et mes propres passions… »
Le cours continua ainsi ; une révélation pour les élèves qui découvrirent l’importance de cette pensée sur l’Occident. Madame Chatelet avait introduit en deux séances sa matière ; elle pourrait ainsi aborder tous les points du programme. Ils avaient effectué un premier pas, le plus difficile. Elle les avait fait entrer dans le vif du sujet…
Repères à suivre : un professeur mythique
*« Alcibiade : Voyons, parle.
Socrate : Réponds seulement à mes questions.
Alcibiade : Ah ! Point de questions, je t’en prie, mais parle, toi, tout seul.
Socrate : Eh bien quoi ? Ton souhait le plus ardent n’est-il pas d’être convaincu ?
Alcibiade : Oh, oui ! Assurément !
Socrate : Et n’est-ce pas quand tu déclareras : « il en est bien ainsi » que tu seras le plus pleinement convaincu ?
Alcibiade : Il me semble que si.
Socrate : Alors, réponds moi donc ; et si tu n’apprends pas de toi-même que ce qui est juste est avantageux, ne le crois jamais sur la foi d’un autre. »
Platon, Alcibiade 114 d-e.