Analyse-Livres & Culture pour tous
4 Avril 2013
Repères : thème du mariage : présentation
Respect de la parité
Après avoir vu la demande en mariage émanant d'un homme, découvrons aujourd'hui que la même démarche peut bien être menée par une femme. Parité oblige, la Gazette Littéraire ne pouvait pas occulter cette page d'anthologie.
Sylvestre Bonnard, un bon parti
Précisons l'intrigue : Sylvestre Bonnard est un éminent membre de l'Académie, vieux garçon patenté qui verra une demoiselle d'un certain âge se « proposer » à lui dans des conditions surprenantes. Cette dernière a en effet flairé le bon parti et tous les avantages d'une position sociale enviée.
La chose ne se passera pas comme elle l'avait escompté. Sylvestre Bonnard tient à son indépendance...
***
"Je n’eus pas à me louer de ce petit arrangement, car mademoiselle Préfère, restée seule avec moi, prit des allures inquiétantes. Elle me regarda avec des yeux pleins de larmes et de flammes et poussa d’énormes soupirs.
– Je vous plains, me dit-elle, un homme comme vous, un homme d’élite, vivre seul avec une grossière servante (car elle est grossière, cela est incontestable) ! Quelle cruelle existence ! Vous avez besoin de repos, de ménagements, d’égards, de soins de toute sorte ; vous pouvez tomber malade. Et il n’y a pas de femme qui ne se ferait honneur de porter votre nom et de partager votre existence. Non ! il n’y en a pas : c’est mon cœur qui me le dit.
Et elle pressait des deux mains ce cœur prêt sans cesse à s’échapper.
J’étais littéralement désespéré. J’essayai de remontrer à mademoiselle Préfère que j’entendais ne rien changer au train de ma vie fort avancée et que j’avais autant de bonheur qu’en comportaient ma nature et ma destinée.
– Non ! vous n’êtes pas heureux, s’écria-t-elle ; il faudrait auprès de vous une âme capable de vous comprendre. Sortez de votre engourdissement, jetez les yeux autour de vous. Vous avez des relations étendues, de belles connaissances. On n’est pas membre de l’Institut sans fréquenter la société. Voyez, jugez, comparez. Une femme sensée ne vous refusera pas sa main. Je suis femme, monsieur : mon instinct ne me trompe pas ; il y a quelque chose là qui me dit que vous trouverez le bonheur dans le mariage. Les femmes sont si dévouées, si aimantes (pas toutes, sans doute, mais quelques-unes) ! Et puis elles sont sensibles à la gloire ! Votre cuisinière n’a plus de forces ; elle est sourde, elle est infirme ; s’il vous arrivait malheur la nuit ! Tenez, je frémis, rien que d’y penser !
Et elle frémissait réellement ; elle fermait les yeux, serrait les poings, trépignait. Mon abattement était extrême. Avec quelle formidable ardeur elle reprit :
– Votre santé ! votre chère santé ! Je donnerais avec joie tout mon sang pour conserver les jours d’un savant, d’un littérateur, d’un homme de mérite, d’un membre de l’Institut. Et une femme qui n’en ferait pas autant, je la mépriserais. Tenez, monsieur, j’ai connu la femme d’un grand mathématicien, d’un homme qui faisait des cahiers entiers de calculs dont il remplissait toutes les armoires de sa maison. Il avait une maladie de cœur et il dépérissait à vue d’œil. Et je voyais sa femme, là, tranquille auprès de lui. Je n’ai pas pu y tenir, je lui ai dit un jour : « Ma chère, vous n’avez pas de cœur. À votre place, je ferais… je ferais… Je ne sais pas ce que je ferais ! »
Elle s’arrêta épuisée. Ma situation était terrible. Dire nettement à mademoiselle Préfère ce que je pensais de ses conseils, il ne fallait pas y songer. Car me brouiller avec elle, c’était perdre Jeanne. Je pris donc la chose en douceur. D’ailleurs, elle était chez moi : cette considération m’aida à garder quelque courtoisie.
– Je suis très vieux, mademoiselle, lui répondis-je, et je crains bien que vos avis ne viennent un peu tard. J’y songerai toutefois. En attendant, remettez-vous. Il serait bon que vous prissiez un verre d’eau sucrée."
Le crime de Sylvestre Bonnard, Anatole France (2ème partie)
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Repères à suivre : présentation : la déclaration d'amour (Sand)