27 Octobre 2012
Repères : thème de l'illusion : le feuilleton
Résumé : Clémence Petit exerce la profession d'écrivain public avant qu'une rencontre ne la conduise à rédiger pour le compte d'autrui des autobiographies. Son entreprise est florissante sur la commune d'Orléans. Elle attend une nouvelle cliente qui arrive avec du retard...
***
La cliente sonnant à la porte d'entrée, Clémence lui ouvre promptement. Au premier regard, notre héroïne ne peut que s'étonner de la jeunesse de son interlocutrice. "Quelle différence avec mes clients habituels !" pense-t-elle. "Quel parcours de vie a-t-elle déjà emprunté pour vouloir d'ores et déjà faire rédiger son autobiographie ?" s'interroge-t-elle en la faisant pénétrer dans son bureau. En une fraction de seconde, les deux femmes s’assoient l'une en face de l'autre et se jaugent. La nouvelle venue, d'une trentaine d'années, blonde, aux yeux bleus, filiforme, habillée à la mode comme on le voit dans les derniers magazines féminins, s'excuse pour son retard ; elle a raté tout bêtement son train à Paris. Désinvolte, elle ajoute qu'elle serait probablement en retard le jour de son enterrement ! Cette remarque étonnante fait sourire Clémence. Mais elle ne peut s'empêcher de s'étonner de ce qu'une telle personne ait fait tout ce chemin pour lui narrer sa vie ! On en resterait dubitatif ! Elle le lui dit tout à trac :
- Il existe tant de collègues surtout en région parisienne, pourquoi m'avoir choisie, moi ?
- Mais j'ai tant entendu parler de votre spécialité que je ne voulais voir personne d'autre que vous ! lui répond la cliente. "Encore une preuve de ma réussite éclatante !" pense l'écrivain.
Sur ces entrefaites, Clémence explique sa méthode de fonctionnement et détaille ses tarifs. Les paiements s'effectuent au fur et à mesure de l'avancement de l'œuvre. "C'est comme pour la construction des maisons, par tranche" dit Clémence qui connaît quelques bribes juridiques rien qu'en écoutant son mari. La jeune femme accepte toutes les conditions et demande à commencer la séance rapidement puisque son temps est compté. Elle parle d'une manière directe comme quelqu'un qui est habitué à voir ses désirs exaucés. Sûre d'elle, elle se sent prête à dérouler "le ruban, non le fil" de sa vie.
Le récit débute avec les éléments indispensables à toute autobiographie, le nom, l'âge, la profession... Clémence note avec conscience le précieux matériau de travail : Juliette Desmoulin, journaliste, trente-quatre ans. Quelque chose continue toujours à la chiffonner. "Pourquoi n'écrit-elle pas elle-même son histoire ? Elle ne doit pas manquer d'aisance rédactionnelle !" Elle s'en ouvre aussitôt à son interlocutrice.
- Je préfère passer par la médiation d'une plume tierce, et la vôtre en particulier lui déclare-t-elle clairement en la regardant dans les yeux. J'ai besoin de clarifier ma vie ajoute-t-elle doctement. Je vous dis cela car je veux éditer mon histoire et l'offrir en cadeau à mes proches ; je veux que tout soit parfait. Je n'ai pas le temps à consacrer à la rédaction d'un tel projet. Je délègue, voyez-vous !
Justement Clémence, qui reste encore plus dubitative, ne voit rien de bon dans ce travail. "Décidément, cette cliente n'est pas comme les autres !" Pire, l'écrivain ressent un certain malaise au contact de cette jeune personne à l'opposé d'elle-même. Sa manière de s'habiller, son assurance, tout cela la déroute ; elle se trouve par ricochet plus provinciale et défraîchie qu'à l'habitude. Un sentiment bien désagréable...
Mais en bonne professionnelle, elle reprend le fil de son questionnaire d'introduction et interroge Juliette Desmoulin sur son enfance, sa jeunesse... "Rien de palpitant sur le plan du schéma narratif" pense-t-elle. "Une enfant désirée, aimée, si ce n'est le divorce des parents et la déchirure familiale. Voilà bien quelque chose à creuser" se dit l'écrivain, avant que, soudainement, la jeune femme ne se mette à pleurer. Clémence la regarde avec stupeur. La séance qui vient de débuter depuis trente minutes prend un tour psychanalytique. Les sanglots de la jeune femme rythment le flot ininterrompu de ses paroles. Elle incrimine son père, le grand absent de sa vie ; celui qui a trompé sa mère avant de la quitter. Un homme qui a manqué à tous ses devoirs.
Comme à son habitude, Clémence attend sans interrompre sa cliente. La détresse de cette dernière la lui rend enfin plus humaine...Clémence n'a guère de difficulté à ressentir de l’empathie à son égard. Elle pense même qu'elle s'est trompée sur le cas de Juliette Desmoulin ; "la première impression n'est jamais la bonne !" se dit-elle. Cette jeune femme fait illusion, mais le vernis n'a pas longtemps tenu... la séance s’achève. C'est la première d'une longue et fructueuse collaboration qui va s'installer durant trois semaines.
Le soir même, elle parle à sa famille de la venue de cette cliente atypique. Arrivant de manière impromptue en plein repas, Jean-Bernard qui avait entendu à la volée l'histoire de sa femme se moque gentiment d'elle et de ses préjugés..."Ah les femmes, vous ne jugez que sur les apparences ! Elles sont souvent trompeuses !"
Repères à suivre : le feuilleton : une séance de travail fructueuse (3)