26 Septembre 2013
Résumé : Dans l’acte précédent, une querelle violente surgit entre une mère et son fils au sujet d’un problème de mathématiques. Le père considère que ces crises doivent cesser. Il propose de lui prendre un rendez-vous chez son médecin traitant…
Scène 2 : Chez le généraliste
(Anne Rouget, Docteur Le Poivre.)
Anne Rouget
Il faut que je vous dise, docteur, je souffre d’un mal qui me pèse là, sur le cœur, dit Madame Rouget.
Docteur Le Poivre
Où exactement ce point de douleur ?
Anne Rouget
Là, dit-elle (elle prend la main du médecin pour bien lui montrer son point névralgique, sur sa poitrine gauche.)
Docteur Le Poivre
Cela vous fait mal souvent ? (Il l’examine et prend son pouls)
Anne Rouget
Seulement lorsque je dois m’y mettre…
Docteur Le Poivre
Lorsque vous devez faire quoi, Madame Rouget ? interroge le docteur toujours dubitatif, à faire du sport, à monter des marches ? (il continue son examen.)
Anne Rouget
Non, non rien de tout cela. C’est plutôt lorsque je dois effectuer une opération, un calcul. Cela me fait mal là où je vous ai dit. Aujourd’hui, je ne peux plus le supporter, il faut que vous me soigniez.
Docteur Le Poivre
Depuis combien de temps cela vous fait-il mal ?
Anne Rouget
Depuis plus de trente ans, mais il n’y a que maintenant que je peux en parler ; avant j’avais trop honte…
Docteur Le Poivre
Honte de quoi, madame Rouget ?
Anne Rouget
Honte de dire que j’étais maladivement …nulle en maths.
Docteur Le Poivre
Oh ça, c’est une maladie qui est partagée par une bonne partie de la population, dit le médecin (en se retenant de rire, il range son stéthoscope). Parlez-moi de ce mal affreux dont vous souffrez. (Il l’écoute).
Anne Rouget
Eh bien voilà, c’est mon rapport aux chiffres qui est problématique. Dès que j’en vois un, c’est bien simple, je perds mes moyens. Voyez-vous dans la vie de tous les jours, on est envahis par ces signes. Un environnement hostile pour moi. Pour payer, je dois nécessairement tout calculer. Le nombre de fois, où je me trompe, je donne trop ou pas assez. Ces situations me rendent rouge de confusion. Cela m’oppresse. Avec la carte bleue, c’est pareil, j’ai un mal fou à me souvenir de la combinaison de ces quatre chiffres. Je sens chaque fois une forte pression dans ma poitrine. Je ne vous raconte pas ce que je souffre pour mes factures de traduction et pour ma déclaration d’impôt. Mais cela ne s’arrête pas là, c’est pire depuis que je dois aider mes enfants à faire leurs devoirs de maths : le calcul des distances et des horaires, les problèmes, la règle de trois, les chiffres décimaux. Tout ça me crée des palpitations cardiaques. Il faut que vous m’aidiez, docteur.
Docteur Le Poivre
Oh, mais ce n’est pas une maladie courante qui entre dans mon domaine d’activité, Madame Rouget. Vous êtes encore jeune ; d’après l’examen clinique, je vous crois en bonne santé. Vous savez, il existe des professionnels pour ce type d’affections, comment dirais-je, névrotiques. Avez-vous pensé à consulter un psychologue. Je suis sûre que vous pourriez vous faire aider utilement.
Anne Rouget
Mais je ne suis pas folle, vous savez !
Docteur Le Poivre
Loin de moi de penser que vous êtes folle, madame Rouget. Je pense que néanmoins, vous avez besoin d’être aidée par quelqu’un de plus compétent que moi, un spécialiste en somme de nos petits désordres intérieurs.
Anne Rouget
Désordres intérieurs ? Vous ne voulez pas dire problèmes mentaux ! Allez ! Dites que je suis bonne à être enfermée et ce sera plus vite fait…
Docteur Le Poivre
Mais, non ma petite dame, je pèse bien mes mots. Si chaque fois que quelqu’un avait un petit désordre intérieur, on devrait l’enfermer, il n’y aurait pas assez de places dans les hôpitaux psychiatriques. Je vais vous dire une chose que je n’ai jamais dite à personne. Dans ma salle de consultation, vous n’imaginez pas tout ce que je vois et qui me pèse à moi aussi, non point comme vous car je ne ressens pas des douleurs à la poitrine. Cette misère humaine que je dois soulager, j’en souffre tout comme vous et pourtant je ne suis pas fou. Si cela devait m’empêcher de vivre et bien, je consulterai comme je vous demande de le faire. Tenez ! Je vous envoie chez Madame Duvauchelle, psychothérapeute, elle est très bien. Vous verrez (il rédige sur une ordonnance un courrier au psychologue. Il tend la feuille à sa patiente mettant ainsi fin à la consultation.) Vous avez votre carte vitale ?
Anne Rouget
La voici, combien je vous dois, docteur ?
Docteur Le Poivre
Vingt-trois euros, s’il vous plaît, Madame Rouget. (Elle rédige un chèque et le tend au docteur ; ils se lèvent et vont vers la porte.) Ne vous inquiétez pas, vous allez être en de bonnes mains. Bonne journée ! (Le médecin raccompagne sa patiente vers la sortie. Il lui serre la main en souriant. Il retourne dans son cabinet.)
Repères à suivre ; saynète : Le monologue d’un médecin interloqué