30 Septembre 2012
repères : thème de l'héritage : le feuilleton (fin)
Résumé : à son retour du front de la Première Guerre Mondiale, Théodore de Lauzun se consacre à la littérature qui sera vite cantonnée dans le registre contestataire. Le succès dans les librairies est immédiat même si son œuvre sent le soufre. Quelques années plus tard, l'homme cessera de publier ses écrits qu'il conservera précieusement et vit retiré en Dordogne avec sa vieille gouvernante. Sa vie s'achève dans une longue solitude après son divorce et sa brouille avec ses amis. Louis, son fils unique, découvre à l'adolescence la carrière d'écrivain de son père qu'on lui avait cachée. Il est terriblement choqué par ses écrits. Plus tard, une brouille s'installera entre eux, le père désavouant son rejeton qui fait le choix d'embrasser la carrière militaire. En ce 15 avril 1968, l'écrivain est mort, seul. Son fils arrive pour s'occuper des funérailles et régler la succession. Au cours de la lecture du testament, voilà Louis de Lauzun astreint à exploiter selon des indications du défunt l'œuvre publiée et posthume de son père. Il éprouve un vrai cas de conscience et envisage de renoncer à cet héritage décidément trop lourd. Il découvre par la suite des éléments qui vont le préparer à découvrir la véritable personnalité de Théodore de Lauzun. Dans la bibliothèque, le fils est prêt à lire les nombreux manuscrits. Il est enfin tout disposé à lui consacrer toute sa soirée sans savoir que sa vie va, dès lors, prendre un autre cours...
***
Abandonnant sa méthode habituelle de gestion des données, Louis de Lauzun considéra les œuvres de son père différemment : il ne chercha pas à les dénombrer exactement ni à les traiter comme il l'aurait fait pour ses propres dossiers. Au contraire, il se laissa guider par le hasard. La curiosité était en éveil. Le premier exemplaire qu'il prit était une nouvelle. À la lumière d'une lampe du bureau, il se mit à lire consciencieusement. Dès les premières pages, il fut favorablement surpris par le ton primesautier de l'opus : une œuvre quasi lyrique dédiée à la mère de l'écrivain. Il se mit à tout lire avec avidité. Achevant sa lecture, il regarda la date du manuscrit et vit que c'était une œuvre de jeunesse. Il en découvrit une autre, d'un autre registre, un recueil de poèmes intitulé Aux Ormes. Lui qui n'était pourtant pas versé dans ce registre, il s'entendit lire à haute voix :
« Les Ormes, territoire de mes rêves les plus tendres,
Je ne peux te délaisser là sans me fendre... »
Le nouvel héritier poursuivit sa lecture tout le long de la nuit, en découvrant des opus qui dataient des années 1940 jusqu'à 1966. Il les feuilleta tous et constata que ces manuscrits avaient, comme il le disait avec ses propres mots, de la tenue. On était loin des pages qui l'avaient tant choqué dans son adolescence. Dans ses œuvres inédites, il retrouvait le style vibrant de l'auteur de l'entre-deux-guerres, mais la charge contre l'ordre établi se faisait moins âpre. Il faut dire que ses idées étaient devenues enfin acceptables ; elles semblaient même dépassées dans le tournant de ces années soixante. Les mouvements pacifistes avaient fait leur chemin dans la société. L'auteur à l'aune de sa mort se faisait plus philosophe : « une guerre chasse l'autre. » Cet axiome suscita un certain frémissement chez notre officier qui avait en effet enchaîné les deux conflits coloniaux. Aujourd'hui, c'était différent, il lut avec un pincement au cœur : « Le sang des uns répandu par la violence souille le sang qui coule dans les veines des autres.» Il poursuivit avec cette interrogation : Y-a-t-il une guerre juste ? Louis de Lauzun s'était lui-même posé la question lors de la conclusion des accords d'Évian. La guerre d'Algérie lui avait laissé un goût particulièrement amer. Mais son métier de soldat l'obligeait à taire ses états d'âme. Aujourd'hui, c'était différent, il pensa à tous ces morts et à tous ces bouleversements dans les deux pays séparés par la Méditerranée...
Le fils parcourut d'autres manuscrits et constata que son père se faisait aussi plus poète. Ce qui l'étonna le plus, ce fut de voir que Théodore de Lauzun pouvait s'épancher devant le spectacle de la rosée du matin ou d'un lièvre sorti des fourrés. L'homme avait quitté la sphère de la contestation pour s'enchanter du spectacle du jour sans une once de mièvrerie. C'est sur cette dernière réflexion que Louis finit par s'endormir la tête lourde posée sur le bureau.
Il s'éveilla au petit matin du troisième jour, surpris de se retrouver autour de ces manuscrits éparpillés. Un désordre auquel il n'était guère habitué. Il en sourit. Ce jour-là, il se découvrit dans un état d'esprit différent de la veille ; il ne se sentait plus étranger à l'œuvre de son père. Il avait tourné ces pages avec respect, avec émotion. Il les avait lues ou parcourues avec bonheur durant une grande partie de la nuit. Une joie sans mélange, un sentiment pur, s'échappait de lui. Il pensa qu'il n'avait plus aucune objection de nature à différer leur publication. Il acceptait en son for intérieur l'héritage transmis.
Ce voyage aux Ormes avait été une parenthèse nécessaire dans sa vie trop longtemps amputée de la présence de son père ; le décès de ce dernier lui avait été permis de l'approcher, puis de le comprendre au travers de ses manuscrits laissés à son attention. Louis de Lauzun avait donc bel et bien un père et c'est son écriture qui les avait enfin rapprochés.
Mais il lui restait encore une chose à accomplir. L'héritier savait qu'il avait à lire toutes les anciennes œuvres sulfureuses déjà publiées qui le heurtaient tant. Pour ne pas ternir son bonheur tout neuf, il se persuada que, s'il le fallait, il invoquerait son droit d'inventaire. Il ne voulait pas que ce sentiment de plénitude soit anéanti par les anciens brûlots qu'il connaissait mal au demeurant. Il savait néanmoins qu'il avait besoin de faire la paix avec ces mots terribles lus dans le secret de sa petite chambre d'adolescent, ces territoires perdus où il n'avait pas vu sa place. Une blessure à refermer, celle d'un fils que l'écriture d'un père avait laissé ouverte durant des décennies...
Quelques mois plus tard, Louis de Lauzun fit valoir ses droits à la retraite et partit vivre aux Ormes avec sa famille. Il avait une tâche à accomplir désormais : rendre justice à l'écrivain. Héloïse, sa femme, partagea bien entendu cette passion filiale. Les propositions d'éditeurs se firent nombreuses et furent examinées avec sérieux. On étudia même Théodore de Lauzun au lycée et à l'Université. Une consécration posthume pour une œuvre atypique du XXème siècle. « Un compagnonnage de tous les instants », pour reprendre les mots de l'écrivain à son fils. Plus de quarante ans ont passé, et me voilà petite fille de l'écrivain qui, en vous livrant aujourd'hui le présent récit, revendique cet héritage littéraire. Un héritage atypique, un de ceux qui offre des possibilités d'autres récits...
Marie Aragnieux
repères à suivre : éditorial