29 Septembre 2012
repères : thème de l'héritage : le feuilleton
Résumé : à son retour du front de la Première Guerre Mondiale, Théodore de Lauzun se consacre à la littérature qui sera vite cantonnée dans le registre contestataire. Le succès dans les librairies est immédiat même si son œuvre sent le soufre. Quelques années plus tard, l'homme cessera de publier ses écrits qu'il conservera précieusement et vit retiré en Dordogne avec sa vieille gouvernante. Sa vie s'achève dans une longue solitude après son divorce et sa brouille avec ses amis. Louis, son fils unique, découvre à l'adolescence la carrière d'écrivain de son père qu'on lui avait cachée. Il est terriblement choqué par ses écrits. Plus tard, une brouille s'installera entre eux, le père désavouant son rejeton qui fait le choix d'embrasser la carrière militaire. En ce 15 avril 1968, l'écrivain est mort, seul. Son fils arrive pour régler les funérailles et la succession. Se recueillant devant la dépouille paternelle, il se laisse envahir par l'émotion. Mais il ne sait pas encore qu'il a rendez-vous moins avec son père qu'avec Théodore de Lauzun, écrivain qu'il ne connaît pas véritablement.
***
Le lendemain, ce fut une forte odeur de café torréfié qui l'éveilla soudainement. Il se leva d'un coup en considérant qu'il avait des dispositions à prendre pour les obsèques et pour le règlement de la succession. Pour les premières, en l'absence de cérémonie religieuse, il savait que tout irait donc très vite. Le fils respecta à la lettre les dernières volontés de Théodore qui, coquetterie suprême, avait voulu que l'on fasse paraître un entrefilet dans un grand quotidien national. Or quel fut l'étonnement de Louis que de recevoir des centaines de télégrammes de condoléances. Il y en eut d'auteurs célèbres ainsi que d'officiels. Un fait semblait bien établi : la disparition de l'écrivain Théodore de Lauzun ne laissait pas indifférent.
Les pages culture de plusieurs journaux nationaux publièrent une vaste rétrospective de l'œuvre du romancier. L'ancien parfum de scandale s'était évaporé pour laisser la place à l'éloge d'un authentique auteur, oublié injustement par le temps. Le ministre André Malraux, lui-même, écrivit avec beaucoup de chaleur une lettre. Mais on n'était pas au bout des surprises lorsque, le convoi funéraire quitta les Ormes et trouva, à son arrivée, une foule d'inconnus massés devant les grilles du cimetière. Dans la plus grande confusion, les pompes funèbres firent office de service d'ordre afin de respecter l'exigence d'intimité requise. La cérémonie ne dura que quelques minutes. Jeanne et Louis passablement émus ne cherchèrent pas à prolonger cet instant. Ils repartirent en laissant le champ libre à la foule d'admirateurs. Tous les regardaient avec intérêt. La presse fit du fils de l'écrivain des clichés photographiques. Un tel monde aux Ormes, c'était bien inédit ! La journée n'était pas encore achevée que d'autres sujets d'étonnement l'attendaient...
Il lui restait à assurer le rendez-vous chez le notaire. Il avait pris connaissance dans le dossier laissé à son attention du fait que la fidèle gouvernante était bénéficiaire d'un legs, ce qui rendit nécessaire sa présence chez Maître Cazeneuve.
Ce dernier après avoir présenté ses condoléances d'usage procéda à la lecture du testament. Jeanne entendit la mention de son legs en se mouchant bruyamment. La succession se composait d'un large portefeuille boursier d'une valeur certaine ainsi que de la propriété des Ormes et ses dépendances, métairies et bois. Louis de Lauzun se trouva donc à la tête d'une fortune immense, ce qui le mit dans une disposition d'esprit particulière. Lui qui n'avait jamais rien voulu avoir affaire avec son père, se trouvait redevable de cet homme, cet inconnu qui lui tenait lieu de père. Un malaise perceptible le prit. L'homme était fier ; il n'avait jamais rien obtenu que par lui-même. Et voilà aujourd'hui qu'il se trouvait à la tête d'un patrimoine foncier et boursier impressionnant. Mais pour l'heure, il n'était pas encore arrivé au point le plus étonnant de cette affaire.
Restaient en effet les droits patrimoniaux et moraux sur l'œuvre de Théodore de Lauzun composée de ses écrits publiés et de ceux encore inédits. Le notaire se mit en devoir de lire les exigences pointilleuses de l'écrivain. A l'inverse de ses dernières volontés, laconiques, ces dernières impliquaient la lecture de plusieurs pages manuscrites. On y trouva donc de nombreuses obligations à la charge de l'héritier pris également en sa qualité d'unique exécuteur testamentaire. Théodore avait institué son fils dépositaire de son œuvre. À la lecture du testament, il s'agissait pour le père d'exiger de son héritier qu'il lui rende justice, qu'il redonne à son œuvre la reconnaissance qu'il estimait mériter. Le testament concluait ainsi : « Je suis certain que mon fils par delà nos divergences passées trouvera dans cet héritage purement littéraire, aujourd'hui à faire découvrir, un compagnonnage de tous les instants. J'ai créé ce que je considère comme l'œuvre d'une vie à sa seule attention. J'ai refusé de la publier pour lui permettre de bénéficier de la primeur de mes opus. Je dois enfin confesser que l'écriture m'a éloigné de bien mes devoirs. Qu'elle me rachète aujourd'hui auprès de celui qui restera toujours mon fils, mon seul héritier. »
Évidemment, pour Louis de Lauzun, ce fut un choc saisissant. Il pensa que son expérience militaire ne lui donnait aucune qualité pour exploiter des œuvres littéraires quelconques. Mais surtout, il ne pouvait nier que la littérature de son père l'indisposait au maximum. Elle ne reflétait que des considérations qu'il avait toujours considérées comme viles. Comment dans ces conditions respecter de telles dispositions mêmes présentées comme un cadeau ? Il refusait toute compromission. Il n'imaginait pourtant pas se voir contraint à agir en dépit de ses convictions. Un vrai cas de conscience se posait à lui. Il se sentait pris au piège.
En repartant, Louis pensa même que c'était un vilain tour que son père lui avait joué, une marque d'hostilité à son égard. Comment imposer une telle responsabilité à un être comme lui ! Promouvoir une œuvre écœurante, voilà c'est bien le mot ! Il pesta contre son infortune. Lui qui n'avait pas relu les ouvrages de son père depuis son adolescence, il n'envisageait devoir s'y replonger sinon avec détestation. Que dire des répercussions dans l'armée ! Il préférait ne pas y penser sérieusement, pour l'instant...
En rentrant aux Ormes vers seize heures, il discuta avec Jeanne de ce qui l’occupait l'esprit. Il était si désemparé. Il en vint à évoquer des choses intimes qu'il n'abordait jamais. Mais il n'avait pas le choix. Son père avait-il cherché à le punir de son absence en lui confiant la destinée de son œuvre sulfureuse ? Pourquoi n'avait-il pas confié cette mission à d'autres ! Son père ne savait même pas ce qu'il était devenu ! On ne pouvait pas lui en demander autant, depuis son bannissement ! Louis éructait. Une colère le prit et il céda à l'émotion qui le submergea. Jamais il n'aurait imaginé quelque chose de la sorte. Un héritage qu'il trouvait bien trop lourd à porter. Il se demandait s'il allait accepter tout cela... On peut toujours renoncer à un héritage.
La gouvernante répondit comme la paysanne qu'elle était. Simplement. Elle lui confirma que son père avait tenu à le constituer exécuteur testamentaire. Il ne voyait personne d'autre que son fils pour cette mission en dépit de leurs vives oppositions. La loi du sang ! avait-il déclaré à Jeanne qui, elle-même, s'était émue de cette étrange disposition. Puis joignant le geste à la parole, elle alla chercha le dossier le concernant. Nouvel étonnement de Louis à la vue de la chemise qui portait encore faiblement son prénom. Il se laissa aussitôt submerger une nouvelle fois par les larmes en découvrant toutes les informations dûment conservées sur son enfance, son parcours scolaire et sa carrière professionnelle. Le dossier était bien épais. L'homme avait donc bien été présent, à sa manière, dans la vie de son fils. Le reniement n'avait donc pas été total ! pensa Louis.
Il lui resta à l'examiner délicatement, pièce par pièce. Les heures passaient ainsi dans le silence des pages tournées. La colère le quitta soudainement pour laisser place à de la nostalgie d'une époque où il n'était qu'un petit garçon face à cet être impénétrable qu'était son père.
Après le dîner, il demanda calmement à voir les manuscrits, espérant encore dans son for intérieur qu'ils n'étaient que des fragments ou des brouillons inexploitables. Lâchement, il se dit qu'ils pourraient les jeter. Il se reprit en homme d'honneur qu'il était. Une certaine logique s'empara aussitôt de lui. Il avait une méthode infaillible pour venir à bout de toute difficulté. Un art en son genre, pensait-il fièrement. Dénombrer, décomposer et traiter les problèmes par leur unité. Il appliquait l'adage militaire : il n'y a pas de problèmes, que des solutions...A cette heure, il s'était rapproché du père, mais pas encore de l'écrivain. Le chemin ne semblait pas s'aplanir devant une œuvre qu'il considérait toujours comme honteuse. Pour cette raison, il n'en avait jamais parlé à Héloïse qui aimait tant les Belles Lettres...
Sur les indications de Jeanne, il pénétra dans la bibliothèque et ouvrit le cartonnier de style Louis-Philippe. Ce meuble contenait seize boites dans lesquelles il trouva des exemplaires dactylographiés, des opus inédits. Louis découvrit donc que son père n'avait pas cessé d'écrire. Il en dénombra rapidement une bonne vingtaine. Tout était bien ordonné, étiqueté, carré ! Un esprit méticuleux ne peut pas être totalement mauvais, pensa-t-il. Ceci lui plut. Intérieurement, le verrou céda : il décida que ce jour n'étant décidément pas comme un autre, il pouvait librement -cette fois- lire la production inédite de son père. Il sentait qu'il était prêt à découvrir qui était Théodore de Lauzun.
Il était enfin tout disposé à lui consacrer toute sa soirée sans savoir que sa vie allait dès lors prendre un autre cours...
repères à suivre : le feuilleton : un bel héritage littéraire