Analyse-Livres & Culture pour tous
26 Mars 2013
(Litteratus)
repères : thème de soi : le feuilleton
Résumé :
En ce 3 août 1914, Théodore de Lauzun sent son âme se dilater à l'annonce de la déclaration de guerre de l'Allemagne à la France. « Les casques à
pointe allaient voir ce qu'ils allaient voir ! » Le jeune garçon aspire à embrasser la carrière militaire. Son souhait se réalise. Versé dans l'infanterie, il devient au
mois de septembre 1915 le caporal Théodore de Lauzun. Les pleurs de sa mère et l'émotion du père ne découragent pas notre brave soldat tout heureux d'en découdre avec l'ennemi. Après être sorti
couvert d'honneur à Verdun, le tout nouveau sous-lieutenant est envoyé au Chemin des Dames. L'offensive Nivelle qui débute le 16 avril 1917 tourne au fiasco. Le jeune homme reçoit un éclat
d'obus. La guerre est finie pour lui. Et pourtant, une autre aventure l'attend..
Retrouvons le personnage de notre feuilleton encours d'écriture au point où nous l'avions laissé :
***
Le recours aux opiacés
La convalescence de Théodore de Lauzun fut longue et douloureuse. La fracture devait être consolidée et la chair du jeune homme resta longtemps à vif. Le risque encouru pour ce type de blessures concernait l'infection de la plaie. On chercha à l'éviter au moyen d'un nouveau produit, petit miracle de la science, trouvé par hasard, à l'épreuve des combats. Une véritable médecine de terrain venait de voir le jour. L'ingéniosité des praticiens avait en effet mis au point la solution Dakin. L'antiseptique sauva dès lors la vie de milliers de blessés ; il fut aussi utilisé sur la chair de notre personnage.
Ce dernier redoutait chaque changement de pansement ; il détestait particulièrement le retrait de vieilles compresses qui lui semblaient ne faire qu'un avec son propre corps. Théodore sentait en lui une brûlante déchirure qui, jour après jour, ne lui parut pas se refermer. Mais il abhorrait par-dessus tout l'usage du Dakin ; ce liquide rosé versé sur ses blessures lui arrachait des cris de souffrance. Il en pleurait comme l'enfant qu'il était encore. A l'aune de ses vingts ans, il lui sembla qu'il ne guérirait jamais de l'embrasement de son membre inférieur : il se voyait fini, là, sur ce lit d'hôpital pour toute éternité. La douleur abolit la notion de passé et de futur. On ne vit plus que dans le présent. Ce temps de l'immédiateté l'enserra dans ses griffes jalouses ; il n'imaginait pas de suite à sa mauvaise fortune. Blessé, il l'était, blessé, il le demeurerait. Il évoluait à un rythme binaire, celui d'un malade obsédé par le besoin de voir ses souffrances soulagées. Ce réconfort, il l'obtint auprès du personnel soignant qui n'était pas insensible aux vives douleurs des mutilés. On regardait avec bienveillance ce tout jeune homme gémissant. On chercha à le soulager avec le seul médicament disponible doté d'un pouvoir redoutablement apaisant.
C'est ainsi que Théodore eut droit à une injection de produits dérivés d'opiacés. Dès les premières minutes, le jeune blessé fut ébloui littéralement. Il ressentait pour la première fois depuis des jours de la sérénité : il baignait dans une béatitude toute artificielle. Il évoluait dans un état de léthargie lumineuse : il se prenait pour Enée accompagné de ses compagnons aux abords de Carthage. Il jouit de cette extraordinaire invitation au voyage procurée par l'effet de ce puissant narcotique. Jamais il n'avait plus clairement touché à une expérience sensorielle si merveilleuse. Mais il ne parvint pas au bout de cet épisode virgilien, il pensa que son âme était décidément vagabonde. En réalité, l'effet perdait progressivement de son intensité au bout de quelques temps. Mais quel bonheur de savoir que l'on peut être soulagé ! Cette connaissance lui fit supporter autrement sa douleur aiguë. Le blessé vivait dans l'attente de sa nouvelle injection devenue son obsession. Pour une fois, le présent laissait sa place au futur qui s'enracinait dans l'attente d'une seringue hypodermique.
Les injections se poursuivirent à un rythme régulier ; notre voyageur se promenait ainsi dans des contrées éthérées. Débouchant du Styr, Théodore-Enée rayonnait littéralement dans un halo, galopant -ses deux jambes bien solides- dans les Champs-Élysée. Mais le flash ressenti par le malade ne durait plus aussi longtemps que précédemment. L'équipée sauvage dans les méandres des enfers se mit à devenir plus brève. Le jeune mutilé en conçut du dépit qui devint de la frustration lorsqu'on lui apprit qu'il devrait apprendre progressivement à s'en passer. Il fallut en effet le sevrer de cette drogue fulgurante. Ce fut alors une nouvelle souffrance pour le mutilé, celle de ne plus avoir accès à cette médication qui lui permettait de s'évader de ce triste quotidien qu'il avait sous ses yeux.
La promiscuité de l'hôpital
Désormais, il ne planait plus, il demeurait toute la journée dans une réalité atroce dans laquelle il se voyait cloué dans un lit en fer, souffrant le martyr parmi huit coreligionnaires aussi mal en point que lui.
Le spectacle qui s'offrait à sa vue était loin de lui donner un motif de distraction. Partout autour de lui, des officiers mutilés de toutes sortes restaient vissés lourdement dans leur lit. La chambrée devenait un lieu clos où les relents de Dakin et d'éther se mêlaient à un concert de gémissements et de plaintes. Il en ressentait un véritable dégoût. Cette odeur putride de l'hôpital lui soulevait proprement le cœur. Dans le même temps, la promiscuité l'oppressait. Il ressentait la colère poindre en lui. Un malheur ne venant jamais seul, il vit avec un vrai déplaisir le défilé des familles. Le volume sonore s'accrut tous les après-midis faisant naître en lui un sentiment d'agoraphobie qui lui rendit l'hospitalisation odieuse.
Le malade ne goûtait pas davantage les visites qu'il recevait, celle de sa mère en particulier. Ses jacasseries et ses pleurnicheries le mettaient dans des états d'agitation terrible. Il comprenait qu'à ses yeux il n'était plus qu'un infirme : le Théodore, le don de Dieu, avait perdu manifestement tout son lustre.
Il se mit à exiger de quitter ces murs blancs au moins par l'esprit. Mais on refusa de lui administrer d'autres narcotiques. Il fallait d'un point de vue strictement médical que le jeune homme s'habitue à son handicap. Le médecin-chef lui déclara qu'il était en vie, «Que diable ! De quoi se plaignait-il ? D'autres n'avaient pas eu sa chance ! » Théodore pensa intérieurement qu'il aurait préféré rester étendu sur le champ de bataille plutôt que de se voir diminué pour le restant de ses jours. Il en voulut longtemps au corps médical de lui refuser la seule chose qui pouvait lui procurer un peu de bonheur dans l'état actuel. Il n'avait jamais connu un tel état de délabrement physique et moral. La morphine, cette petite chose à peine goûtée, lui était retirée, comme le pain de la bouche. Il n'avait donc plus rien à attendre de ces blouses blanches, ni de personne. Il se trouvait seul face à lui-même. Désormais la douleur ressentie dans son membre inférieur se rappelait à lui que ce soit dans ses moments de veille ou de sommeil. Le jeune mutilé se voyait comme un être fini à vingt ans.
Puis, un jour, il toucha au paroxysme du désespoir. La souffrance extrême le conduisit à sentir sa tête exploser. Il se rendit compte qu'il sombrait dans une folie enveloppante. Il lui resta encore un fond de lucidité. Demeuraient en cet homme blessé quelques forces pour lutter contre l'hostilité du monde. Il décida alors avec toute l'inconscience de la jeunesse de jeter toutes ses dernières forces dans une ultime bataille. Il ferma les yeux, serra les poings et considéra qu'il n'appartiendrait plus au monde. Il ne répondrait plus aux moindres sollicitations de l'extérieur. Théodore choisit ainsi la radicalité, l'expression du seul choix qu'un homme diminué mais libre peut encore effectuer.
Repères à suivre : feuilleton : la force des mots (2)