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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

Théodore de Lauzun, l'écrivain sulfureux (I)

 

 

Théodore de Lauzun, l'écrivain sulfureux (I)

 

repères : thème de l'héritage : le feuilleton


En ce lundi 15 avril 1968, au petit matin, tout se faisait silencieux dans la gentilhommière du XVIIème siècle des Ormes, perdue dans l'arrière pays du Périgord blanc. Balthazar, le chien, avait été éloigné pour ne pas ajouter de la lourdeur à la pénible situation. Théodore de Lauzun s'éteignait doucement, sa vie n'étant rattachée qu'à un faible souffle qui peinait à s'échapper de ce corps, recroquevillé sur lui-même du fait de sa faible oxygénation. Jeanne veillait son cher homme. Pourvoyant à tout l'entretien de la maison depuis trente-deux ans et, dotée d'un solide sens de l'économie, elle tenait en maîtresse femme le foyer du mourant. Elle avait su se faire discrète pour laisser son écrivain travailler en paix. Célibataire, elle n'avait jamais cessé de l'admirer, vénérant comme des reliques les papiers disséminés sur le bureau de son employeur. Si Théodore de Lauzun demeurait le grand amour de sa vie, ce sentiment se passait de réciprocité. L'homme n'avait guère été un modèle de bonhomie. Il endossait au contraire le rôle du parfait misanthrope. S'étant disputé avec son ex-femme, son fils, ses amis, son éditeur, son entourage s'était clairsemé au fil des ans, et il ne restait bien que sa vieille gouvernante pour le supporter. Ses colères, ses caprices, elle lui passait tout. Jeanne l'excusait en considérant que c'était ça le génie ! On ne peut pas être comme tout le monde ! En effet, l'homme ne vivait pas comme le vulgaire quidam. Il avait une œuvre à parachever avant de mourir...

 

Né en 1897, Théodore de Lauzun s'était consacré à la littérature à son retour du front de la Première Guerre Mondiale. Mutilé, dûment décoré pour ses actes de bravoure, il perçut une pension d'invalidité après avoir reçu un éclat d'obus dans la jambe droite bientôt amputée. Appareillé, on l'entendait venir de loin au son de sa lourde claudication. Son handicap avait exacerbé en lui le besoin ardent de s'exprimer par la voie des mots, territoires des êtres profondément sensibles. Là où certains auraient pu s'épancher sur leurs seules souffrances physiques et morales, il refusa la pitié larmoyante. L'homme qu'il avait été n'existait plus, du moins le croyait-il en ce 11 novembre 1918. Il se considérait comme un jeune homme âgé de vingt et un ans à l'aube de sa vie et pourtant déjà inutile, fini pour la société. Il n'aurait pas de cesse de critiquer l'ordre établi qui avait envoyé, dans les deux camps, des innocents par millions à la boucherie. Il sentit poindre en lui un rejet viscéral de la société. Sa verve se fit virulente. Il déversa son trop plein de rage et de colère devant l'infortune de sa situation. Il choisit de se lancer dans la fiction en créant un personnage romanesque appelé à être récurrent dans son œuvre à venir : Balthazar Dupuis, l'archétype du poilu désillusionné.


Son premier roman publié en 1919, intitulé Sur tous les fronts, vit Théodore de Lauzun s'en prendre à tous les corps constitués, l’État, l'Armée, l’Église. Il haïssait un mot en particulier et le proclamait sans ambages dans sa préface, « La Patrie, voilà l'ennemie ! ». Dans le même ordre d'idée, il vouait notamment à l’Église une hostilité terrible, l'accusant de cautionner les plus vils penchants de l'humanité. Il reprenait les mots célèbres de Voltaire en faisant pousser ce cri sacrilège, à Balthazar Dupuis, en plein office religieux : « Écrasons l'infâme ! ». L'auteur s'attaqua même à l'héroïsme. Loin de s'intégrer dans les organisations d'Anciens Combattants dont la fraternité assise sur un terreau belliqueux lui hérissait le poil, l'écrivain en herbe s'enferma dans sa haine en prêtant à son héros des propos particulièrement durs : « Mes frères de combat, je n'en ai pas. Seuls les rats m'ont tenu lieu de valable compagnie. » Beaucoup ne lui pardonnèrent pas ces derniers mots...


Mais ce roman comportait aussi des passages éblouissants où la narration entraînait le lecteur dans l'imaginaire fantasmagorique de ce poilu atypique qui faisait aussi l'aveu de sa faiblesse devant la furie des combats : «Épargnez-moi, épargnez-nous de ce mal qui ronge nos âmes.» Mais on oublia délibérément les parties sublimes du roman pour se focaliser sur ce que l'on considérait comme des manquements au devoir envers la glorieuse Patrie. La réception d'un tel ouvrage dans le contexte de l'immédiateté de l'après-guerre fut en effet terrible. Cette œuvre connut ainsi des attaques nourries de la critique qui concevait mal que l'on puisse s'en prendre aux héros de la Grande Guerre. De tous les bords, un feu nourri de protestations s'éleva dès la publication de ce brûlot. Il fut poursuivi devant le tribunaux pour injure à la Nation et aux Institutions ; on lui retira ses médailles et sa pension militaire. Théodore de Lauzun n'en eut cure ; il avait sa fortune personnelle pour pourvoir à son entretien et, plus tard, à celui de sa femme et de son fils.

 

C'est ainsi que ce parfum de scandale enveloppa l'écrivain. Son succès fut pourtant à la mesure de l'opprobre. À l'évocation de son livre, on affectait de se boucher le nez. En réalité, tout le monde lisait Sur tous les fronts, adorant en secret le charme exquis de la transgression tout en déclarant faussement trouver cet ouvrage parfaitement abominable. Un vrai succès de librairie. Loin de le calmer, il s'ingénia à choquer davantage la critique qu'il prit également en détestation. Cette dernière ne le lui pardonna pas en versant des torrents de boue sur ses opus devenus plus incisifs, Le mépris de Balthazar Dupuis (1924) Envers et contre tous (1928). Sa carrière sembla dès lors bien établie dans le registre contestataire. Mais son œuvre devenait également plus poétique, Radicalité (1931), La lyre face au sabre (1933). Mais on ne retenait qu'une chose : son œuvre sentait le soufre. Cela lui procurait un charme certain auprès d'artistes parisiens. Il rencontra en 1920 dans un salon où il était admis Marguerite Courtot, jeune pianiste, élève d'Erik Satie, qu'il épousa. Une parenthèse de bonheur pour l'écrivain...


Il fut un précurseur avant de faire des émules. Mais, ironie de l'histoire, les disciples dépassèrent le maître au point de l'éclipser dès 1935. Car dans les années trente, on assista en effet à un double phénomène, celui de la normalisation du pamphlet dans le champ littéraire et de la surenchère qui fit perdre à notre écrivain toute son originalité. Évidemment, Théodore de Lauzun vécut fort mal ce déclin, cette nouvelle injustice faite à son art. S'il en conçut de l'amertume, il continua néanmoins à écrire quotidiennement, besoin qui lui permettait de s'accomplir ; mais ses œuvres étaient lues par un nombre toujours plus réduit de lecteurs tant et si bien que, par un sursaut d'orgueil, il cessa de faire publier ses opus. Il les conservait jalousement dans son cartonnier...

Pour parachever le tout, Marguerite se lassa de cet époux au caractère décidément trop irascible avec lequel il devint avec le temps proprement impossible de vivre. Ils divorcèrent en 1936. Les torts exclusifs furent évidemment mis à la charge de l'époux dont les écrits constituaient -aux yeux des juges- un bon motif de séparation.


C'est ainsi que Théodore de Lauzun s'établit définitivement aux Ormes. L'écrivain oublié de tous décida de donner le nom de Balthazar à tous ses chiens, les seuls qui le comprenaient en vérité. Le dernier en date avait senti en ce 15 avril 1968 la fin proche de son maître et le manifestait bruyamment même de loin...

 

repères à suivre : le feuilleton : Théodore de Lauzun, le père indigne.

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