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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

Sur le pont des désirs, le plus vil y danse...(4)

 

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Repères : thème du pont : le feuilleton

 

Résumé : Madeleine Ponteau, riche septuagénaire belge décide d'organiser sa vie en deux temps, la saison hivernale à Bruxelles au Royal Grand Hôtel, l'été à l'hôtel Majestic sur les bords du lac de Côme. En cet automne 1939, notre héroïne, fantasque et capricieuse, arrive dans sa suite du Palace bruxellois, bien décidée à profiter de la saison des spectacles. Ce n'est pas les tourments de l'histoire qui vont bouleverser l'ordonnancement de ses moindres souhaits sur le pont des plaisirs, comme elle aime à le dire. Sur le pont des désirs, on y danse, on y danse....Elle en oublie les orages de l'histoire qui se rappellent à elle le 10 mai 1940 : la Belgique est envahie par les Allemands. Cette donnée l'oblige à ajourner son séjour en Italie. Mais les choses vont prendre un autre tour pour Madeleine Ponteau du fait de l'occupation de la Belgique par les troupes nazies...Elle connaît des difficultés financières qui la font déchoir socialement au sein de l'hôtel. Madeleine Ponteau perd tous les repères qu'elle aimait. L'hôtel cloître la vieille dame qui se met alors à perdre un peu la tête...

***

Madeleine Ponteau regretta l'aide des femmes de chambre et des bonnes qui l'entouraient au cinquième étage. Elle dut seule s'occuper de sa toilette et de son linge sauf à rémunérer le service. La vieille dame paya dans un premier temps avec ses bijoux, ses étoffes. Un véritable racket s'organisa. Lorsqu'elle n'eut plus rien à donner, on la laissa seule. On lui rappela que nul ne lui faisait plus crédit. Ce fut un véritable choc pour cette femme élégante et fière d'avoir désormais à tenir son ménage. Elle eut cette conscience terrible de déchoir socialement. Elle tenta bien de maintenir son rang avant de jeter lamentablement l'éponge. Elle se négligea et s'habilla dès lors avec moins de soin et ses toilettes se défraîchirent rapidement.

De surcroît, l'oisiveté la rongeait ; elle s'ennuyait beaucoup en l'absence d'amis. Elle n'avait pas la moindre distraction. Tous avaient à gérer leur propre quotidien. La fin de la fête signifiait le retour à une vision plus personnelle des choses. Et Madeleine Ponteau n'était plus leur priorité. La solitude l'enveloppa de ses voiles. Elle se mit à parler toute seule pour meubler la vacuité de ses journées. Elle chantait des douces mélopées, des vieilles mélodies, "sur le pont d'Avignon, on y danse, on y danse"... Elle retournait doucement en enfance.

Restait toujours la question demeurée en suspens de ses factures impayées. Dans un esprit de lucidité, à force de harcèlement sur sa personne du personnel de l'hôtel, elle se souvint qu'elle n'avait pas d'autres parent que ce lointain neveu, ce Théodore de Lauzun dont elle répugnait autrefois à établir le moindre commerce. Devant la nécessité où elle se trouva, la vieille dame fut bien obligée de prendre son attache. L'hôtel l'y aida dans cette entreprise. Ledit neveu répondit à ses attentes en envoyant une coquette somme qui permit d'apurer les dettes des mois de mai et de juin 1940. Vivien de Clerck était content de son insistance. Il aimait un peu à faire "danser" la vieille dame autrefois si fière. Il tenait sa revanche, celle d'un homme si souvent humilié par ces personnes de si haute qualité. Il conserva précieusement l'adresse de cet inespéré mécène...Peut-être qu'on pourrait aussi le faire "danser" un peu, pensa-t-il...

Il considéra en outre que sa pensionnaire n'avait plus sa place au sein de son établissement. Le Royal Grand Hôtel fut en effet occupé par une autre clientèle, des officiers allemands fort courtois et payant rubis sur l'ongle. Que dire du spectacle d'une vieille dame négligée et malodorante dans la salle à manger et les salons ! Cela faisait du tort à son commerce ! Il n'avait pas le choix, il fallait lui trouver un autre hébergement.

Vivien de Clerck commença ses recherches mais ses confrères ne se firent guère complaisants. Nul ne voulait d'une personne nécessiteuse en ses murs. Les temps étaient durs pour la compassion et l'entraide. Pendant cette période, les restrictions de jouissance se firent ainsi plus sévères pour la vieille dame. On lui interdit l'accès aux salles et salons du rez de chaussée. Elle reçut en échange une collation qui se fit de plus en plus rare avec le temps. On arriva à l'été brûlant du mois d'août 1940. Il faisait beau. On devint plus léger avec ce temps radieux. On oublia ainsi Madeleine Ponteau. Cette dernière se rappela à leur bon souvenir au bout de quinze jours après que des clients avaient tenu à signaler une odeur écœurante. Une femme de chambre dépêchée par la direction découvrit le spectacle tragique dans la petite chambre : la vieille dame était morte depuis cinq jours dans un abandon complet.

Un décès dans cet établissement ne pouvait être que du plus mauvais effet. Vivien de Clerck obtint dès lors la discrétion absolue de son personnel. La nuit, il fit enlever le corps et le fit déposer dans un bouge de Bruxelles. Il fit partir les bagages de sa pensionnaire en direction de l'hôtel le Majestic, sur les bords du lac de Côme. La démarche était risquée, mais il n'avait pas le choix. La découverte de la vieille dame inconnue fit l'objet d'un entrefilet dans les journaux. Cela ne suscita guère d'émotion en ces temps troublés.

Il restait à Vivien de Clerck les dernières factures de la pensionnaire en souffrance qu'il gonfla de manière éhontée. Il en sollicita le paiement par le truchement de Théodore de Lauzun, après lui avoir expliqué le départ inopiné de sa vieille parente pour l'Italie. Ce dernier n'aimait en rien l'indélicatesse, il régla sans sourciller. Lorsque nécessité fait loi, la morale connaît bien des entorses : Vivien de Clerck avait lui aussi une passion : l'argent ; les temps troublés permettaient de satisfaire sa cupidité.

Sur le pont des désirs, le plus vil y danse, le plus vil y danse...

Marie Aragnieux

 

 

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