Analyse-Livres & Culture pour tous
10 Octobre 2013
repères : thème de la transmission : présentation
Dans les articles à venir, nous traiterons, si vous le voulez bien, des rapports entre l'éditeur et son auteur. Voilà un vaste sujet qui implique du flair pour le premier et entre les deux parties, de la confiance.
Nous traiterons aujourd'hui de ces deux élements.
On oublie trop souvent de considérer les risques financiers que prend l'éditeur lorsqu'il accepte de publier une œuvre. Un cas d'école vous est justement proposé au travers du récit de François Coppée, poète lui-même parnassien, qui nous expose l'affaire Marius Cabannes.
Après avoir entraîné son éditeur dans la spirale de l'échec, ce poète sans génie a obtenu les faveurs du public par une honteuse mystification qui a fait les affaires de son second éditeur, Lemerre.
Retour sur les mille et une façons de se faire un nom lorsqu'on est dénué de talent et d'honneur...
***
Le beau diseur
"(...) Les vers de Marius Cabannes étaient-ils bons ou mauvais ? Nul n’aurait pu le dire. Ils sonnaient bien, étaient tortillés à l’avant-dernière mode parnassienne, et l’habile garçon n’ignorait aucun des secrets de la prosodie nouvelle, bousculant l’hémistiche tout comme un autre et rimant en prétérit. Les pièces étaient convenablement composées, les strophes harmonieuses. (...)
Un public plus désintéressé se serait-il aperçu qu’il n’y avait là aucune sincérité, aucune palpitation, que tous ces morceaux — c’est le mot qui convient pour parler des vers de Cabannes — étaient à la glace, fabriqués de parti pris comme des vers latins ? Peut-être. Mais Marius, excellent diseur, était aussi très capable d’éblouir les critiques les plus sévères par sa voix chaude, que faisait trembler une émotion factice, et par son faux air d’homme de génie.
Ce simili-poète, qui avait en lui l’étoffe d’un diplomate, ne devait pas s’attarder, on le pense bien, à des succès de cénacle. Il joua des coudes, et vigoureusement, dans la cohue parisienne, fit d’utiles relations, s’accouda, pour déclamer ses vers, à toutes les cheminées littéraires, se surpassa dans ce genre à un dîner de la Cigale présidé par un ministre méridional, obtint, du coup, une place dans les bureaux de l’Instruction publique, séduisit enfin un éditeur et publia ses Poèmes Béarnais.
La redoutable épreuve de l’impression ne leur fut pas favorable, du moins aux yeux des véritables connaisseurs. Tout nus sur le papier blanc, dépouillés de la chaleur artificielle dont les échauffait la voix de baryton de Marius, ils apparurent tels qu’ils étaient en réalité, froids comme cadavres et creux comme radis. Malgré les nombreuses réclames obtenues par l’auteur, qui se multiplia et fit « donner » tous les journalistes nés au delà de la Loire, l’infortuné libraire, qui avait eu la témérité d’imprimer les Poèmes Béarnais à ses dépens, n’en vendit pas deux cents exemplaires sur mille.
Marius Cabannes souffrit beaucoup, sans doute, de cet insuccès ; mais il eut l’adresse de s’en servir, de s’en faire même une parure. (...)
Les femmes, séduites par son joli visage, à qui la tristesse allait bien, le plaignirent et s’intéressèrent à lui. Il élargit le cercle de ses connaissances, assista, silencieux et l’œil fatal, à beaucoup de dîners en ville, obtint de l’avancement à son ministère, fut aimé d’un bas-bleu qui avait de l’influence. L’Académie française, bonne et indulgente personne, accorda l’un de ses prix aux Poèmes Béarnais, que le secrétaire perpétuel, dans son aimable discours, appela un « bel effort. » Bref, sans parvenir à la notoriété, Marius se créa tout doucement une petite réputation latente, et tira tout le parti possible de son piteux livre.
Il eut le grand tort, au bout de trois ans, d’en mettre au jour un second. Ses Pyrénéennes furent trouvées, par les gens de goût, encore plus vides et plus ennuyeuses que les Poèmes Béarnais. Peu ou point de réclames. Cette fois, les camarades de la presse firent la sourde oreille aux sollicitations de Marius. On commençait même, dans les salons littéraires, à se moquer un peu de celui qu’on appelait « le beau diseur », et les malveillants murmuraient déjà les mots fâcheux de « raté » et de « fruit sec », lorsque, brusquement, deux mois après l’échec radical de ses malencontreuses Pyrénéennes, Marius Cabannes publia ce pur et délicat chef-d’œuvre qui a nom : Lettres d’Amour."
"L’étonnement fut immense. Il n’y avait pas à dire, mon bel ami, depuis la Religieuse Portugaise et Mlle de Lespinasse, on n’avait rien lu de plus sincère, de plus touchant, de plus passionné. Ce n’était pas l’insupportable roman par lettres. — Non ! trop éloquente Julie de Rousseau. Non ! Corinne à turban. — C’était bien plus simple que cela.
Une très pauvre sous-maîtresse, gagnant son pain dans une institution de jeunes demoiselles, n’avait qu’une demi-journée de liberté par semaine ; cette demi-journée, elle la passait avec son amant, un étudiant-poète aussi pauvre qu’elle, vivant dans un taudis du quartier latin ; et, follement amoureuse, pensant à lui sans cesse, elle lui écrivait, dans le silencieux ennui de la classe, devant les fillettes penchées sur leurs devoirs. La correspondance ne durait pas longtemps. Quelques mois à peine. Elle commençait le lendemain du jour où l’imprudente enfant avait donné son cœur et le reste, — quel sublime cri d’amour ! quel hymne de joie ! — et elle finissait par le douloureux et suprême appel de l’abandonnée qui va mourir de l’abandon. Quarante lettres, voilà tout. Mais quel livre ! La vérité même, une tranche toute saignante de la vie. Et le style ! Fougueux, emballé, incorrect, mais avec des trouvailles divines, des coups de génie féminin, et coulant sur la page, pur et chaud comme le sang d’une veine coupée.
Quel bruit dans le Landerneau littéraire ! Marius Cabannes fut illustre en quinze jours. A la bonne heure, disait-on à la brasserie où se réunissaient les jeunes naturalistes, voilà du « coudoyé », du « sous les yeux ». Exquis ! délicieux ! chantaient les femmes du monde, dans les thés de cinq heures. Le nouveau Planche de la « Revue » avait sans retard maçonné un article, ponctué de « que si » et de « tout de même que », dans lequel il plaçait le « livre récent » entre la Princesse de Clèves et Manon Lescaut ; et, en descendant l’escalier de l’Institut au bras d’un confrère, Jean Borel, le vieux critique aveugle, qui s’était fait lire la veille les Lettres d’Amour, s’écriait : « Attention ! Voilà un écrivain ! » du ton dont il eût entonné le Nunc dimittis. Les « déliquescents » eux-mêmes, tout en regrettant, dans le livre frais éclos, l’absence complète de symbolisme, étaient légèrement troublés.
Seuls, quelques esprits chagrins se demandaient avec stupéfaction comment un poète aussi mécanique, aussi médiocre que Marius Cabannes, avait pu écrire ces pages de feu, où tout le cœur d’une femme était deviné. Quoi ! On était, la veille, un versificateur, un « livresque », un rhétoricien, on cuisinait des descriptions à la sauce moderne, à peu près comme un abbé Delille qui aurait lu Victor Hugo, et puis, — changement à vue ! — du jour au lendemain, parce qu’on avait lâché les vers pour la prose, on trouvait du premier coup l’originalité, l’émotion, la vie, les cris du cœur ? Allons donc ! Ce n’était pas possible. Il y avait quelque chose là-dessous.
Ce n’était pas possible, en effet, et voilà tout le mystère. Les Lettres d’Amour n’étaient pas de Marius Cabannes(...) (la suite : http://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_d%E2%80%99Amour)
Contes d'amour, Lettres d'amour, François Coppée,
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