Analyse-Livres & Culture pour tous
11 Novembre 2009
Le thème de l'humour dans la littérature nous offre des complaintes drôles liées aux tracas de la vie. Ainsi Feydeau tire parti d'une douleur dentaire pour ce monologue en vers tout à fait désopilant.
Repères : thème de l'humour - présentation
Dans l'article précédent, nous avons vu la paresse légendaire de ce drôle de Monsieur Badin, découvrons ce monologue de Feydeau consacré à une douleur dentaire...
Rien n'est plus drôle que de se moquer de nos petits maux, de nos faiblesses physiques. La Gazette poursuit son exploration des genres littéraires et vous propose un monologue écrit par Feydeau.
Georges Feydeau est un auteur contemporain de Courteline et de Allais. Il a écrit de très nombreux vaudevilles. Son humour est légendaire.
Cessez un instant toute occupation pour compatir aux douleurs incommensurables décrites dans le texte qui suit. Désopilant....
Vous me voyez ? Eh bien j'enrage.
Figurez-vous qu'en cet instant
J'aurais une femme, un ménage.
Si j'avais été bien portant!...
J'arrive droit de la mairie...
Mais patatras ! quel contretemps!
Le jour même où je me marie.
C'était prévu ! j'ai mal aux dents.
C'est ma faute ! Avant hier dimanche,
Avant de rompre tout à fait
J'ai voulu dîner avec Blanche
Et voici comment tout s'est fait:
Nous étions seuls, en tête à tête,
Chez Brébant, tout deux fort contents;
Blanche, ô hasard ! n'était point bête;
Moi... je n'avais point mal aux dents.
C'était au mieux ! comme on le pense.
Nous avons fait un dîner fin:
Bisque, huîtres, tout en abondance:
Vin de champagne et Chambertin,
Rien n'y manquait ! c'était un rêve.
Nous étions si gais, si bruyants !
Et de l'esprit, j'en eus sans trêve :
Ah ! je n'avais pas mal aux dents.
Au dessert je devins très tendre !
Je pourrais dire sans façon :
Vous n'êtes pas sans me comprendre !
D'ailleurs j'étais toujours garçon !
Blanche était toujours ravissante...
Enfin ce fut plein d'agréments...
Ah ! je suis d'une humeur charmante
Moi quand je n'ai pas mal aux dents.
Bref à dix heures nous partîmes;
Formant cent projets amoureux,
Dans le seul fiacre que nous vîmes.
Presto nous montâmes tous deux;
Il était ouvert ! c'est terrible,
Eh hiver, par le mauvais temps :
Juste, il faisait un temps horrible,
Un vrai temps pour le mal de dents !
Un froid glacial, de la neige;
Un vrai fait exprès ! L'on conçoit
Notre ennui. Bref, que vous dirai-je ?
J'avais eu... chaud, il faisait froid;
C'était la mort, le coup suprême.
Je gelais dans mes vêtements.
"Sapristi, disais-je en moi-même,
Je vais attraper mal aux dents !"
Parbleu la chose était bien sûre !
Ça n'a pas manqué !... Ce matin
Je trouvais cette boursouflure
A ma joue. Ah ! maudit sapin.
Bref, que vouliez-vous que je fisse ?
Je pris mon chapeau, mes gants blancs,
Et courus sans plus d'artifice
Faire soigner mon mal de dents.
Et cet homme se dit artiste !
Mais moi, moi qui n'y connais rien,
Moi qui ne suis pas un dentiste,
J'exercerais tout aussi bien.
Et c'est pour ça qu'on fait attendre ?
Pour ça que l'on me prend vingt francs ?
Non, ces dentistes sont à pendre !
A pendre avec le mal de dents !
Enfin je file à la mairie;
J'arrive... trop tard ! Tous déjà
Ont lâché la cérémonie...
Seul mon beau-père est resté là.
A ma vue il se met en rage;
Et tout se rompt en même temps !
Bref, j'ai raté mon mariage...
Et j'ai toujours mon mal aux dents."
Monologue en vers, Feydeau,(1862-1921), source Wikisource
Repère à suivre: la complainte amoureuse (Allais)