Analyse-Livres & Culture pour tous
4 Juin 2013
Repères : thème du ridicule : présentation
Après avoir indiqué que le ridicule est un sentiment subjectif que l'on peut éprouver en différentes occasions, notamment pour une question de mise, poursuivons sur ce point en montrant à quel point un comportement donné peut aussi causer bien des embarras.
L'attitude d'un sujet peut en effet entraîner de la moquerie et de la dérision. Mais ce sentiment peut aussi être vécu douloureusement par une personne suffisamment fine pour percevoir la réalité d'une situation.
Retrouvons dans cet article les protagonistes de Pride and Prejudice chers à Jane Austen que la Gazette a mis à l'honneur à plusieurs reprises. Dans l'extrait qui vous est proposé aujourd'hui, c'est dans le regard d'Elizabeth, la seule personne véritablement sensée de la famille, que l'action se déroule. Un bal a lieu, suivi d'un souper en musique. C'est à cette occasion que les Bennet trouvent littéralement à se donner en spectacle.
La mère ne trouve pas mieux de dévoiler -au vu et au su de tous- les projets matrimoniaux qu'elle forme pour ses filles ; la sœur cadette s'exhibe sans honte pendant que la troisième chante d'une voix fausse...
Le ridicule de la situation n'échappe pas à Elizabeth qui tente en vain d'empêcher sa famille de se mettre si piteusement en scène.
Le mal est fait, tout le monde se gausse ...
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"C’est en vain qu’Elizabeth tenta de modérer la rapidité des paroles de sa mère, ou de la persuader de décrire son bonheur en un chuchotement moins perceptible aux oreilles d’autrui ; car, à son inexprimable contrariété, elle perçut que le principal en parvenait aux oreilles de Mr. Darcy, qui se trouvait en face d’elles. Sa mère se contenta de la gronder, pour ce qu’elle disait des bêtises.
« Que m’importe Mr. Darcy, s’il te plaît, pour que j’aie peur de lui ? Nous ne lui devons, certes, aucun égard si particulier que nous ne puissions rien dire de ce qu’il peut ne pas lui plaire d’entendre.
— Au nom du Ciel, Maman, parlez plus bas ! Quel avantage cela peut-il vous donner d’offenser Mr. Darcy ? Vous ne vous concilierez jamais son ami en agissant ainsi. »
Mais rien de ce qu’elle put dire n’eut aucune influence. Sa mère persista à parler de ses espérances sur le même ton perceptible à autrui. Elizabeth en rougit mainte et mainte fois de honte et de contrariété. Elle ne pouvait s’empêcher de jeter fréquemment un coup d’œil à Mr. Darcy, bien que chacun de ces regards la convainquît de ce qu’elle redoutait ; car bien qu’il ne regardât pas constamment sa mère, elle était persuadée que son attention était invariablement fixée sur elle. L’expression de son visage passa graduellement d’un mépris indigné à une gravité réfléchie et calme.
Enfin, cependant, Mrs Bennet n’eut plus rien à dire, et Lady Lucas, qui bâillait depuis longtemps devant la répétition de délices auxquelles elle ne voyait aucune probabilité de participer, eut loisir de se réconforter avec du jambon et du poulet froid. Elizabeth commença à revivre. Mais l’intervalle de tranquillité ne fut pas long ; car, le souper fini, il fut question de chanter, et elle eut la mortification de voir Mary, après qu’elle en eût été priée fort modérément, se préparer à donner satisfaction à la société. Par de nombreux regards significatifs et des supplications silencieuses, elle essaya d’empêcher une telle preuve de servilité, — mais en vain ; Mary ne voulut pas les comprendre ; une semblable occasion de s’exhiber était pour elle un délice, et elle commença sa chanson. Le regard d’Elizabeth resta fixé sur elle, avec des sensations fort pénibles ; et elle la suivit des yeux tout au long des strophes successives, avec une impatience qui fut bien mal récompensée lors de leur fin ; car Mary, ayant reçu, parmi les remerciements de toute la table, un mot exprimant l’espoir qu’elle voulût bien leur refaire encore une fois le même plaisir, en entama une autre après un silence d’une demi-minute. Les talents de Mary n’étaient nullement adaptés à une telle manifestation ; sa voix était faible, et sa manière, pleine d’affectation. Elizabeth fut au supplice. Elle regarda Jane pour voir comment elle supportait cette contrariété ; mais Jane causait fort posément avec Bingley. Elle regarda les deux sœurs de celui-ci, et les vit qui échangeaient des signes de dérision ; et Darcy, qui continuait cependant à garder son air de gravité impénétrable. Elle regarda son père pour le supplier d’intervenir, de peur que Mary ne chantât toute la soirée. Il perçut l’indication qu’elle lui donnait, et, quand Mary eut fini sa seconde chanson, dit à haute voix :
« Cela suffira fort bien, mon enfant. Voilà assez longtemps que tu nous ravis. Il faut laisser aux autres jeunes personnes le temps de se produire. »
Mary, bien qu’elle feignît de ne pas entendre, fut un peu déconcertée ; et Elizabeth fut prise de pitié pour elle, et regretta les paroles de son père, craignant que son inquiétude n’eût rien fait de bon. On s’adressa à présent à d’autres personnes de la société.
(…)
Quant à Elizabeth, elle avait l’impression que si toute sa famille s’était donné le mot pour se mettre en vedette dans toute la mesure du possible au cours de la soirée, il eût été impossible aux siens de jouer leur rôle avec plus de brio, ni avec un succès plus remarqué ; et elle estima qu’il était heureux pour Bingley et pour Jane qu’une part de cette exhibition eût échappé à son attention, et que ses sentiments ne fussent pas de nature à être fortement contrariés par les sottises qu’il avait dû percevoir. Toutefois, il était déjà bien assez pénible que les deux sœurs de Bingley, ainsi que Mr. Darcy, eussent une telle occasion de tourner sa famille en ridicule, et elle ne put se prononcer sur ce qui, du mépris silencieux du jeune homme, ou des sourires insolents des dames, était le plus intolérable."
Orgueil et préjugés, Austen , chapitre 18
http://wikilivres.ca/wiki/L%E2%80%99Orgueil_et_le_Pr%C3%A9jug%C3%A9/18
Repères à suivre : présentation : la perception du ridicule