14 Novembre 2012
Repères : thème du pont : présentation
Nous voici aujourd'hui confrontés à des questions métaphysiques que la thématique du mois suscite par ailleurs.
La surface plane du pont peut être en effet comparée à une dimension spirituelle transcendantale : deux plans se font ainsi face.
Dans l'extrait qui vous est proposé aujourd'hui, deux frères débattent du point de savoir si le Pont de Londres est trois fois plus grand que la grâce de Dieu : vaste question en effet...
Un pont comme échelle de mesure d'une donnée métaphysique : l'art de la spéculation !
***
"Deux marchands, deux frères, passaient le pont de Londres. Chacun d’eux conduisait un cheval chargé de marchandises. Le plus âgé des deux s’appelait Robert, et l’autre Ollivier.
— Nous voici donc, dit Ollivier à son frère, sur le pont de Londres, dont nous avons entendu parler si souvent. Quel beau pont ! Et comme il est long !
— Oui, trois fois plus long que la grâce de Dieu, répondit Robert.
— Que dis-tu là, mon frère ? Où as-tu entendu cela ?
— Tout le monde te le dira, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu.
— C’est péché à toi de parler de la sorte, mon frère ; rien au monde n’est aussi grand que la grâce de Dieu, ni n’en approche même.
— Eh bien ! parions pour voir.
— Je le veux bien ; mais tu perdras.
— Ton cheval avec sa charge et tout ton argent, contre mon cheval avec sa charge et tout mon argent, que les trois premières personnes que nous rencontrerons me donneront raison.
— C’est entendu, puisque tu y tiens.
Ils rencontrèrent d’abord un prêtre. Robert alla droit à lui et lui parla de la sorte :
— N’est-il pas vrai, monseigneur, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu ?
— Oui, vraiment, répondit le prêtre sans hésiter, et celui qui soutient le contraire est dans l’erreur.
— Vois-tu ? dit Robert, triomphant, à son frère.
— Ce n’est qu’un, répondit 0llivier, et, à te parler franchement, je soupçonne même cet homme d’être un faux prêtre. Demande encore à ce juge qui vient vers nous.
Et Robert aborda le juge, en le saluant, et lui dit :
— N’est-il pas vrai, monseigneur le juge, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu ?
— Tout le monde sait cela, imbécile, lui répondit le juge ; d’où donc viens-tu pour être si ignorant ?
— Tu as encore entendu celui-là ? dit Robert, en se détournant vers son frère ; et de deux !
— Des méchants, répondit Ollivier ; je parie qu’ils ne sont pas chrétiens. Mais demande encore à ce vieux moine à barbe blanche qui passe.
Et Robert demanda encore au vieux moine à barbe blanche :
— N’est-ce pas, mon père, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu ?
— C’est parfaitement vrai, mon fils, répondit le moine, et tout le monde vous le dira.
— Tu as entendu, Ollivier ? dit Robert à son frère ; et de trois ! Ton cheval avec sa charge et tout ton argent sont à moi.
— Allons ! je n’aurais jamais cru pareille chose ! dit Ollivier, qui ne revenait pas de son étonnement. Prends mon cheval avec sa charge, puisqu’il est vrai que j’ai perdu.
— Et ton argent ? Ton argent m’appartient aussi.
— C’est vrai, mon argent est aussi à toi. Mais, mon frère, tu me laisseras bien, sans doute, quelque chose ? Car comment ferai-je pour vivre, si tu me prends tout ?
— Écoute, nous avons parié, et tu as perdu ; tu n’as donc qu’à payer, à présent ; je ne connais que ça.
Et il lui prit son cheval avec sa charge et tout l’argent qu’il avait. Puis, avant de partir, il lui dit :
— Tiens, voilà dix sous que je te donne, par pitié pour toi ; et, à présent, bonsoir, et tire-toi d’affaire comme tu pourras !
— Mais, mon frère, nous nous reverrons, sans doute ?
- Oui, retrouve-toi ici, sur le pont, dans un an et un jour, et tu verras quel homme je serai devenu".(la suite)
Légendes chrétiennes, François-Marie Luzel
http://fr.wikisource.org/wiki/L%C3%A9gendes_chr%C3%A9tiennes/Le_pont_de_Londres
Repères à suivre : présentation : les ponts hermétiques