30 Novembre 2011
Repères : thème de l'Art : le feuilleton
Résumé : Johnston Park dans le Surrey, est une magnifique demeure palladienne du 18ème siècle dotée d'une collection impressionnante de toiles de maîtres. Un tableau particulièrement est mis en valeur, c'est le portrait de Lady Catherine Johnston, aïeule de la famille, peinte par Gainsborough. Les deux enfants du Lord Johnston, Charles et Thomas, connaissent une rivalité qui est attisée par la transmission de l'intégralité du patrimoine à l'aîné. Le cadet ne peut s'empêcher de se considérer comme lésé. Les années passent et les deux fils entrent dans de prestigieux établissements. Puis pour parfaire son éducation mondaine, les parents de Charles lui loue un appartement à Londres. Ce dernier qui a toujours eu la passion pour le dessin entreprend de se mettre à la peinture et vit une vie de bohème loin de Johnston Park. Mais la seconde guerre mondiale voit les deux frères versés dans des corps d'armée différents. L'aîné occupe un poste de bureau à l'Amirauté où il côtoie Winston Churchill. Il reprend sa vie d'artiste à ses heures perdues. Thomas est incorporé dans la 8ème armée de Montgommery. Johnston Park est transformé en hôpital. Le 14 décembre 1945, Lord Johnston décède et Charles n'a dès lors plus aucune raison valable de rester à Londres. Il doit assumer les responsabilités différées pour cause de guerre. Mais le cadeau semble bien empoisonné.
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Thomas partit au Texas dans les zones pétrolières, laissant son frère face à son immense patrimoine qui s'apparentait désormais à une peau de chagrin. L'état délabré de la bâtisse par l'absence de travaux d'entretien consternait tout spectateur avisé des ors de l'ancien temps. Par ailleurs les revenus des bois et des fermages suffisaient à peine à couvrir les dépenses de fonctionnement. Les travaux de couverture de la demeure qui prenait l'eau étaient à mettre en œuvre sans délai. Mais avec quel argent ? Charles commença alors à vendre ce qui avait de la valeur même si le marché des œuvres d'art n'était guère florissant en Angleterre. C'est ainsi que dès le début de 1946, la galerie du manoir fut progressivement vidée de ses meubles. La toiture avait pu être rafistolée en attendant mieux. Mais l'intérieur de la bâtisse donnait des signes de délabrement et le jardin n'était plus dignement entretenu. Il fallait encore faire des sacrifices. Vendre, encore vendre, se disait Charles mécontent ! Il retarda l'échéance mais en 1947, il dut se résigner à céder quelques peintures.
La première qu'il mit sur sa liste fut celle de l'aïeule peinte par Gainsborough. Il fit décrocher le tableau, déposa le cadre, puis examina, en connaisseur, l'œuvre pour la première fois de sa vie. Il chercha la signature du maître sur le côté droit, sous le vernis sombre, à la loupe. Il n'y avait rien ; l'œuvre n'était pas signée ! Il pesta intérieurement contre la croyance religieuse de la famille qui lui avait fait prendre des vessies pour des lanternes. Tant de sermons déployés devant une simple copie du maître. Quelle ironie ! Sa mère devenue veuve n'avait plus toute sa tête et n'y entendait rien. Dépité, il fit raccrocher la toile.
Mais cela n'arrangeait pas ses finances. C'est ainsi que Charles fut amené à se séparer de ses plus belles pièces. Il vendit d'abord les œuvres dont il jugea qu'il pouvait se défaire sans trop souffrir. Mais cela ne suffit plus. Il devait céder même celles qui lui étaient chères. Un crève cœur. Au bout de plusieurs années, il ne restait dans cet immense hall aux couleurs délavées que l'inénarrable aïeule avec son allure pleine de fierté qui n'avait plus cours en ces temps sombres. Il la haïssait désormais cordialement. Mais au fond de toutes choses, il ressentait son échec dans la gestion de cet héritage empoisonné. La question lancinante que Charles se posait était celle de savoir si son cadet dans les mêmes circonstances aurait fait mieux.
À Noël de l'année 1950, Thomas revint pour voir sa mère à Johnston Park. Il affichait une réussite éblouissante qui agaça l'aîné au plus au point. Il n'a que le mot dollar à la bouche ! pestait-il. La chose qui retenait en outre Thomas au domaine de son enfance, c'était l'aïeule de Gainsborough. Lorsqu'il vit la fonte du trésor familial, il s'étonna de ce que ce tableau de valeur n'ait pas encore été vendu. Sans sourciller, l'aîné lui indiqua qu'on ne vendait pas un tel trésor de famille. Et pourtant les finances du domaine appellent à bien des sacrifices ! C'est ainsi que Thomas fit jurer à son frère de ne jamais céder cette œuvre à un tiers mais de la lui vendre. Le bien resterait dans la famille ! Il trouverait bien au Texas une maison assez grande pour l'abriter. Au besoin, il en ferait construire une ! Ces paroles blessèrent l'aîné, fou de jalousie. Soudainement, il vint à ce dernier une idée fulgurante qui le fit sourire intérieurement. L'occasion fait le larron ! Charles déclara solennellement qu'il acceptait d'ores et déjà de vendre à son cadet le tableau. L'honneur de la famille serait ainsi sauf ! Thomas jubilait ! Il se rengorgea, le prix n'avait pas été évoqué. Il ne voulait pas se faire abuser par son frère. Il le connaissait trop bien. Avec son sens des affaires qu'il n'entendait pas affaiblir par des considérations purement familiales, Thomas proposa que la valeur du tableau soit fixée à dire d'expert. Les deux frères se serrèrent la main d'un air convenu. Puis, l'Américain repartit au soulagement de l'aîné.
Des jours passèrent.
Attendant la nuit pour mettre son projet à exécution, Charles demanda un matin de l'aide pour décrocher le tableau. Il le fit déposer dans son bureau, déclarant que laisser cette toile dans cette galerie vide n'avait plus aucun sens, pire, sans chauffage, elle s'abîmait. Il ne pouvait pas faire cela à son frère ! Cela suffit pour endormir la vigilance de tous. Le reste était pour lui un jeu d'enfant. Vers une heure du matin, lorsque tout sembla endormi, il défit le cadre avec minutie. Puis il alla chercher son matériel de peinture. Il prit d'abord un crayon et commença délicatement à apposer la mention connue du peintre : Thos Gainsborough. Il avait déjà consulté maints ouvrages pour choisir la meilleure des dates. Il savait qu'il devait l'apposer immédiatement après la signature pour donner de l'authenticité à son œuvre de faussaire. Connaissant parfaitement le travail de ce peintre anglais, il choisit la période de la fin de sa vie soit 1777. Une date facile à retenir ! C'est alors qu'il prit son pinceau et repassa délicatement sur les traits effectués au crayon. Un travail d'orfèvre. Il prit son temps. A la fin, il considéra que l'opération semblait vraisemblable. Il ne lui resterait plus qu'à vernir lorsque l'huile aurait séché. En véritable maître, il savait qu'il devait ensuite altérer le tout pour lui donner une patine véritablement concordante avec l'ensemble de l'œuvre. Une simple question de semaines. Il n'était pas pressé. Il fallait bien laisser du temps à son œuvre de mystificateur.
Avant de partir, Charles ferma soigneusement son bureau à clé. Il avait bien conscience qu'il avait commis un délit au préjudice de son frère. Il l'assumait pleinement. Il se sentait soulagé à l'idée de ne plus voir enfin cette toile maudite sous ses yeux. Par ailleurs, il était heureux d'en tirer parti, en monnaie sonnante et trébuchante. Tant pis s'il lui jouait un tour ! C'est bien lui qui désirait tant ce tableau. De toute façon, il ne verrait même pas la supercherie ! Un nouveau riche, un inculte de toute manière !
Il restait à fixer le prix. La partie s'annonçait serrée. Charles s'était préparé mentalement ; il avait répété son
texte. Le faussaire laissa la place au bonimenteur : le travail du peintre, la légende familiale autour
de Lady Catherine, le soin jaloux de la famille à préserver ce bijou. Il savait comment prendre tous
ces prétendus spécialistes ! Un jeu d'enfant que de les berner ! S'il connaissait bien la peinture de Gainsborough, il prenait néanmoins des risques avec cette fausse signature toujours
décelable.
C'est dans ces conditions qu'un célèbre expert de Londres vint pour estimer le tableau en cause. L'œuvre lui sembla à l'évidence intéressante. L'expert semblait honoré d'avoir été le premier à estimer ce chef d'œuvre -encore non répertorié- dans les collections privées. Charles le complimenta, le cajola. L'homme de l'art se sentit flatté. Au soulagement du faussaire, il ne découvrit nullement la supercherie. C'est dans ces conditions que le prix de vente fut fixé. On avoisinait une somme follement extravagante. Mais comme Thomas tenait à ce vestige du 18ème siècle, il était prêt à tout pour se payer sa danceuse. Il régla dès lors sans contester. Les formalités douanières expédiées, le tableau de Lady Catherine Johnston peinte par Gainsborough s'embarqua sur un bateau transatlantique pour un long voyage sans retour.
La somme obtenue de la vente de l'œuvre permit un temps à Charles de conserver le patrimoine. Mais les difficultés financières persistèrent. Le domaine allait être mis en vente. Thomas essaya de racheter Johnston Park, c'est alors que l'aîné se paya le luxe de refuser de lui céder. Après le tableau, le domaine ! Il n'en n'était pas question ! La jalousie rongeait durablement le cœur de Charles. Il n'était pas prêt à voir son frère s'installer à sa place. Il n'y connaît rien du tout ! Le bâtiment et le parc furent cédés en 1952 à une Fondation du Patrimoine Anglaise.
Les deux frères furent irrévocablement fâchés et ne se revirent pas avant le décès de Charles
survenu en 1953. Il restait enfin à Thomas la satisfaction d'avoir pu sauver du naufrage le tableau de famille, celui qu'il contemplait dans son ranch et qui lui rappelait tellement les
douceurs d'antan. Mais ce maigre plaisir ne lui fut pas accordé de manière durable.
L'escroquerie fut découverte en 1970 au cours d'une banale expertise ordonnée à des fins d'assurance : l'œuvre fut sondée aux rayons X. Surprise ! On y vit parfaitement des traits grossiers de crayon sous différentes couches de peinture et de vernis. Un vrai travail du faussaire ! Si on spécula bien sur le nom du falsificateur, Thomas sut, lui, immédiatement qui était l'auteur de la tromperie.
Il se sentit dépossédé de la seule qui chose qui lui restait de Johnston Park. Un destin d'éternel
lésé...
M. Aragnieux
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