27 Juin 2011
La compagnie La Prudence regroupée au sein d'un grand groupe d'assurance poursuivait bon an mal an, son activité tant dans le domaine des assurances de personnes que dans celui des assurances toutes branches. Cependant la direction avait été ainsi contrainte de réorganiser la compagnie dans son intégralité. Des coupes sombres dans la masse salariale s'annonçaient implacablement. Le service courrier n'allait pas être épargné...
Repères: thème de la nourriture: feuilleton
Les bureaux de la compagnie d'assurance la Prudence dont le siège social, sis dans le quartier de la Trinité, au sein du neuvième arrondissement de Paris, occupaient tout un immeuble haussmannien en pierre de taille noircie par le temps. L'activité dans les lieux n'avait guère connu de modifications depuis la création de la compagnie en 1885, en dépit d'une part, de l'épisode de la nationalisation du secteur des assurances, après la Seconde Guerre mondiale, puis d'autre part, des péripéties autour de la concentration du secteur en 1968.
Mais, en ce lundi 8 février 1993, la Prudence regroupée au sein d'un grand groupe d'assurance poursuivait bon an mal an, son activité tant dans le domaine des assurances de personnes que dans celui des assurances toutes branches. Cependant des pressions économiques s'exerçaient avec plus d'acuité sur cette vénérable institution. La direction avait été ainsi contrainte par la maison-mère d'élaborer de savantes études destinées à réorganiser la compagnie dans son intégralité. Des coupes sombres dans la masse salariale s'annonçaient implacablement. Un audit social avait été mené. On attendait les conclusions.
Le rez de chaussée de l'immeuble sous le porche, du côté droit, se voyait occupé par le service courrier. Ce dernier était composé d'une quinzaine de personnes préposées à des tâches diverses, allant dans un sens à la réception d'un volumineux courrier, à son ouverture, en passant par l'enregistrement des missives, enfin à sa distribution, puis dans l'autre sens, à la collecte du courrier dans les services et à son expédition finale. Un circuit bien huilé. Ce travail impliquait le maniement de lourdes caisses de correspondances à répartir toute la journée sur plusieurs niveaux. La présence de gros bras facilitait grandement cette tâche somme toute pénible. Mais l'équipe formée majoritairement d'hommes, d'âge mûr, accueillait aussi en son sein quelques éléments féminins. Ces dernières femmes se voyaient allouer la mission plus délicate d'ouvrir et d'enregistrer le courrier.
Âgée d'une bonne quarantaine d'années, petite à la taille arrondie, les cheveux courts poivre et sel, aux yeux sombres, vêtue d'un jean et d'un pull tricoté main, Maryse Nadal, par ailleurs mariée et mère de deux grands enfants, exerçait depuis plus de vingt ans ses fonctions de rédactrice au sein de la compagnie. Munie d'un dé destiné à manier la correspondance sans jamais perdre la moindre page, elle enregistrait avec méticulosité les références des courriers sur un grand registre savamment tenu. Elle avait parfaitement intériorisé cette obsession du service qui consistait à ce que rien ne se perde. Elle ne se laissait point distraire facilement de cette mission qui lui était dévolue, laquelle, quoique routinière, nécessitait de l'expérience et du jugé. Nul autre qu'elle ne savait, sans faillir, attribuer le courrier à son bon destinataire. De la même manière, Maryse n'hésitait pas à être impitoyable avec les courriers incomplets adressés par des assurés. Inflexible avec le règlement, elle faisait ainsi un tri implacable. C'est ainsi que la fidélité et le sérieux de l'employée lui avaient valu d'être décorée au titre de la médaille du travail. Cette récompense parfaitement honorable s'accompagna d'un chèque qui lui avait servi à la tenue d'un repas gastronomique encore présent dans le souvenir de ses collègues, car Maryse savait se faire apprécier par sa générosité, sa joie de vivre et ses fous-rires.
C'est dans ces conditions que les tâches réparties entre les employés s'effectuaient dans le service courrier de la Prudence. Mais ce travail particulièrement répétitif aurait pu leur paraître intolérable sans l'existence de petits rituels entretenus depuis des années comme l'élaboration de la grille du loto outre la concrétisation de paris en tout genre, ce qui occupait grandement les esprits quitte à les échauffer.
Le rez de chaussée était en effet connu pour cette ambiance originale souvent assourdissante qui perçait sous le jour des portes. Le travail s'y effectuait néanmoins avec un rendement tel qu'il faisait taire toutes les velléités de mise au pas du service. Chacun poursuivait donc quotidiennement sa petite routine, entrecoupée de conversations nourries surtout lorsqu'il s'agissait d'aborder la rubrique politique, sujet particulièrement épineux, car s'ils aspiraient tous à une évolution salariale, ils ne partageaient pas les mêmes opinions pour tendre à cette fin. À côté de ces questions sensibles, des conversations littéraires et philosophiques avaient également droit de cité, il n'était pas rare que deux bibliophiles puissent, tout en manipulant de lourdes caisses, disserter librement sur des sujets pointus, tels que l'ordre exact des tomes de la Recherche du Temps Perdu de Proust.
Chez les femmes, Maryse revendiquait, quant à elle, haut et fort son intérêt pour la cuisine.
Rien ne pouvait l'empêcher d'acheter son magazine hebdomadaire fétiche et de se consacrer librement à cette douce passion. Depuis plus de dix années, elle avait religieusement tenu à jour ses recettes et les avait goûtées pour son plus grand bonheur. Chaque recette était ainsi minutieusement lue, découpée et finalement collée dans un grand cahier à l'épaisseur inouïe au fil du temps. Elle pouvait consacrer à la cuisine tout son temps, son mari, fin gourmet, n'était pas le dernier à s'en plaindre. Depuis sa préretraite, le plaisir de ce dernier dans la vie était de se mettre à table pour déguster les petits plats de sa femme. Mais la seule limite que Maryse s'imposait était relative au coût induit par son hobby : elle ne pouvait s'offrir de cuisiner des mets trop chers. Mais loin de se plaindre de son sort, elle travestissait avec joie les recettes pour les assortir avec des ingrédients davantage à la portée de sa bourse.
Et c'était là que se trouvait le génie de Maryse. Nul autre qu'elle ne savait en effet faire partager la générosité d'un plat puisqu'elle invitait plus souvent qu'à son tour ses amis de la Prudence. Elle n'aurait jamais imaginé que ce cahier serait la cause de tous ses ennuis, ce jour précisément...
Repères à suivre: feuilleton : une sanction injuste (la suite)