Analyse-Livres & Culture pour tous
10 Avril 2021
Retrouvez la suite de la nouvelle de Marie Aragnieux, le ballon dirigeable, librement inspirée du célèbre arrêt Clément Bayard du 3 août 1915. Il a été indiqué qu'en 1908, les habitants de la commune d'Hermine sur Oise voient avec fierté l'implantation d'une usine d'aéronefs par un ancien enfant du pays, Auguste Mayard. Ouvrier ingénieux, ce dernier s'est lancé dans l'industrie du cycle avant de se passionner pour la maîtrise des airs. Mais dans le concert de louanges, un homme dans le pays ne partage pas cet engouement : ce voisin malicieux entend ceinturer sa parcelle à l'aide de planches surmontées de piquets...
Repères : thème du Mouvement : le feuilleton
Paysan âgé de trente huit ans, passablement vieilli et aigri par une vie de labeur, Victor Raturel regardait d'un mauvais œil l'arrivée de cette population braillarde venue de la ville. Ils vont nous détourner du seul travail véritable, celui de la terre ! pensait-il. Quelle honte que le fils du maréchal-ferrant préfère travailler dans l'usine ! Les jeunes du pays semblaient, en effet, éblouis par ces gens venus d'un autre univers que celui de la terre. Cette fascination irrésistible déplaisait prodigieusement à Victor Raturel. En outre, ce dernier qui appréciait le dimanche de boire son petit muscadet avec les gars de la commune pendant que sa femme et ses enfants allaient à l'église, ne trouvait plus de place pour s'asseoir, ni de conversations honnêtes pour passer le temps. Les aéronefs, ils n'ont plus que cela à la bouche ! fulminait-il. Il quittait alors le bistrot dès la fin de l'office religieux pour rentrer à la maison et subir la tyrannie domestique de sa femme, Germaine. Victor Raturel n'aimait pas la nouveauté.
Mais loin de se désintéresser de l'avancement des réalisations industrielles, Raturel épiait au contraire les va-et-vient incessants du personnel entre les ateliers et le hangar. Une fourmilière de wagonnets remplis de planches de bois, de boulons, de rivets et autres matériels que notre paysan n'avait jamais vus. Un spectacle passionnant quoiqu'il en dise.
En 1909, sortit du hangar une drôle de machine brinquebalante qui ressemblait, une fois en l'air, à une baleine du ciel ! On aura tout vu ! dit Raturel qui se prit alors à rire d'une manière irrépressible. Mais la nouvelle fit l'objet d'une publication dans la presse, preuve de l'importance de l'exploit. Ce dernier fut réédité, la même année, grandeur nature lors de l'expédition au-dessus de la Manche : le transport de la bête volante fit grand bruit à Hermine sur Oise avant d'arriver à Compiègne, point de départ du périple vers la perfide Albion : plus de trois cents kilomètres réalisés par l'animal céleste. Le nationalisme français s'empara du défi relevé haut la main par l'industrie française, à la barbe des ballons teutons. L'affaire prenait un tour éminemment politique.
En bon terrien prudent mais doté d'un flair sûr, Raturel sentit qu'un profit personnel pouvait sortir de cette épopée aéronautique. Il ne mit pas longtemps à trouver son affaire.
Le père Fauvent avait une pièce de terre qu'il cherchait à vendre depuis des années et qui n'intéressait personne compte tenu de sa faible superficie, comparable à celle d'un potager, que tous possédaient déjà par ailleurs. Cette portion de terre attendait paisiblement un preneur, d'autant plus que la construction des établissements Mayard à proximité immédiate était loin de susciter un quelconque intérêt. Or, Victor Raturel mit une seconde pour mesurer l'avantage qu'il pourrait tirer de l'acquisition de la parcelle en cause. Il alla donc voir le Père Fauvent et lui proposa tout à trac de la lui acheter pour un prix d'ami.
- Pensez, Père Fauvent, depuis le temps que vous cherchez à vendre cette parcelle, je veux bien vous la prendre, mais c'est bien pour vous dépanner, car depuis qu'il y a les établissements Mayard, votre terre ne vaut plus rien et vous mourrez avant de l'avoir vendue.
- Mais qu'est-ce que tu vas en faire de cette bande de terre ? lui demanda le Père Fauvent.
- La Germaine veut modifier la disposition de notre potager ; je m'y oppose bien sûr, mais elle ne veut rien entendre. C'est pourquoi, je vais lui donner votre terre à labourer, puis à planter et je verrai bien si ses idées vont donner le jour à de meilleurs légumes.
Le père Fauvent ne se le fit pas dire deux fois, trop heureux, en effet, de pouvoir recueillir quelques sous de ce terrain en friche depuis des années, dur comme de la pierre. La vente se fit en 1910 par-devant notaire.
Le village s'étonna de cette vente impromptue. Victor Raturel reprit alors son refrain en joignant les actes à la parole : son épouse Germaine fut prestement envoyée labourer cette rude terre caillouteuse. Mais de son côté, cette dernière n'aima pas du tout cette besogne ingrate et inutile. Elle s'en plaignit amèrement à son mari qui n'en eut cure. Elle fut sommée de faire pousser ses légumes. Filou, Raturel s'avisa un jour en public que Germaine travaillerait mieux protégée des vents violents qui soufflaient dans la plaine. La pauvre ! Elle n'est pas aidée par ces vents ! J'ai beau lui dire de ne pas s'entêter dans ses projets. Que voulez-vous ! Elle aime ça retourner la terre ! Il faut bien que je l'aide un peu ! clama-t-il. Il lui prit alors l'idée de ceinturer la parcelle en utilisant deux vieilles carcasses de bois de quinze mètres de long et hautes de dix mètres qu'il mit sur une longueur de trente mètres. Pour couronner le tout, au dessus de la palissade, il fit installer des piquets en fer de trois mètres de haut. C'est ainsi que la parcelle de Raturel se trouva étrangement clôturée d'un seul côté. Sa femme le prit pour un fou. Il lui demanda avec une énergie rare de le laisser faire ; mais il ne l'obligea plus à aller au potager...
Victor Raturel attendit patiemment une réaction de la part des établissements Mayard...
repère à suivre : l'avarie causé au Mayard V
M. Aragnieux