Analyse-Livres & Culture pour tous
29 Mars 2013
(litteratus)
repères : thème de soi : le feuilleton
Résumé : il a été indiqué précédemment que la convalescence de Théodore de Lauzun au Val de Grâce se déroule dans des conditions extrêmement douloureuses. Il se voit comme un être fini à vingt ans. Il décide alors avec toute l'inconscience de la jeunesse de jeter toutes ses dernières forces dans une ultime bataille : il ne veut plus répondre aux moindres sollicitations de l'extérieur. Théodore choisit la radicalité. Il fait l'expérience d'une mort imminente, se sentant retenu par l'attraction des mots. Il recouvre alors sa santé et voit arriver le jour où peut débuter un véritable travail de reconstruction physique : l'orthopédie.
Dûment appareillé, notre héros apprécie enfin de quitter son lit et de pouvoir marcher. Depuis son expérience insolite, le jeune homme conçoit des projets bien précis : la vérité au risque de la transparence.
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La création littéraire
C'est la plume qui l'occupa désormais. Durant son hospitalisation à Neuilly sur Marne, il mûrit son projet littéraire. Dès qu'il serait rendu à la vie civile, Théodore de Lauzun savait qu'il n'aurait pas besoin de travailler eu égard à la fortune familiale. Les revenus des Ormes permettaient de subvenir à ses besoins futurs. On le lui avait assez dit. Le jeune homme qui avait retenu la leçon jouissait d'un avenir dégagé de toute contingence matérielle, ce qui n'était pas le cas de ses compagnons d'armes. Obsédé par son projet, il n'en conçut aucune reconnaissance. Il trouva naturel d'être à la tête d'une petite fortune dans la mesure où il considérait qu'elle ne compenserait jamais les souffrances subies. Chacun ne voit les choses qu'à l'aune de ses propres œillères. L'aveuglement du jeune homme restait bien total. "La vérité au risque de la transparence" ne s'appliquait pour l'heure qu'aux autres. Après tout, Théodore, cadeau du ciel, n'avait toujours vécu que pour lui-même. Rien n'avait véritablement changé de ce point de vue depuis son opération.
Cependant il ne comptait pourtant pas demeurer oisif. Il entendait au contraire mettre son énergie à mettre en mots toute cette souffrance. Il conçut l'idée que la douleur devait être révélée dans son aspect le plus cru avant d'être totalement sublimée. Le jeune homme comprit que sa souffrance physique allait de pair avec sa douleur morale. La vérité qu'il poursuivait en lui-même devait voir le jour. Il était prêt à révéler à tous ce que le destin lui avait pris. Il avait ce dessein littéraire en tête et rien ne pourrait le faire varier.
La critique de son temps
La guerre avait fait advenir en lui un homme dur, sans concessions. La vérité qu'il avait à dire passait par la violence de ses mots. Il n'y avait pas de place pour la nuance, la mièvrerie. il devint en quelques mois un fervent anarchiste. Ses propos choquaient les bien-pensants. Sa jeunesse le conduisit à tâter de la contestation qu'il poursuivit de toute son ardeur : il rejeta en bloc, la tradition et ses valeurs, la religion et l'armée et enfin l'État. Cette haine profonde lui fit oublier toute décence. Il était passé de l'autre côté du miroir. Au sein de l'hôpital de Neuilly sur Marne, ses propos firent beaucoup de bruits. On s'en émut partout. L'hôpital fut ainsi sa première tribune. Les mutilés souvent désœuvrés écoutaient poliment le jeune homme qui savait si bien leur expliquer le dessous des cartes de cette boucherie sans nom. Certains le suivirent dans ses vitupérations mais l'administration sut les faire rentrer dans le droit chemin. Le pourfendeur des torts rencontra aussi des résistances auprès de ses coreligionnaires. Il n'avait pas le monopole de la souffrance. Les controverses furent alors houleuses ; on en vint aux invectives. Le personnel hospitalier avait fort à faire pour calmer les ardeurs de tous ces hommes. On trouva une chambre seule pour le trouble-fête.
Le corps médical regarda ce jeune homme dont la liberté de ton frisait l'incorrection. Le personnel était si dévoué qu'il se sentait visé par les paroles quasi blasphématoires. «Quand on est en vie, on se tait et on remercie le ciel ! » disait-on à son égard. Mais justement Théodore ne voulait plus se taire. Il couchait par écrit ce qu'il déclarait et qu'il croyait découvrir du plus profond de son être. Il critiqua l'État-Major qui, en ce début d'année 1918, n'était toujours pas à même de mettre fin à ces combats meurtriers. « Du sang, toujours du sang ! » proférait notre jeune homme. On considéra rapidement que son attitude jouait un rôle de sape et de désolation parmi les blessés. Ce n'était pas bon pour leur moral, pour leur convalescence. On chercha à le faire taire. Mais le héros en avait trop vu.
On se demanda enfin s'il n'était pas devenu fou. Son comportement le fit passer devant des médecins spécialisés qui ne diagnostiquèrent aucun trouble mental. Certains estimaient que la guerre avait fait naître une moisson de mauvais sujets comme Théodore de Lauzun. On prédisait alors la lente décadence de la société : il leur suffisait de voir, ainsi qu'ils le disaient, ceux qui revenaient du front avec le mot « paix » dans la bouche alors que le terme « vengeance » leur paraissait plus approprié. « Des traites à leur patrie ! Voilà tout ! » concluait-on.
Mais de son asile de Champs sur Marne, Théodore de Lauzun ne fut pas davantage inquiété. On le plaignait bien un peu. « Dommage, un jeune homme qui tourne mal ! »
Avec soulagement, on lui signa enfin son bon de sorti et il fut ainsi renvoyé à la vie civile. « Encore un mauvais patriote qu'il fallait éloigner ! Il se calmerait bien de retour chez lui. » On ne fait pas taire celui qui croit avoir la vérité au bout des doigts...
Repères à suivre : feuilleton : La liberté au bout des doigts (5)