12 Avril 2012
Repères : thème du commerce dans la Littérature
Des techniques de vente peu scrupuleuses
Après le client qui cherche à se faire consentir indûment un crédit qu'il n'envisage à aucun moment de rembourser, voyons l'hypothèse inverse, à savoir le commerçant peu scupuleux qui entraîne l'acquéreur à sa perte.
Marchand de nouveautés, M.Lheureux connaît toutes les ficelles du métier de VRP. Cajoleur, il vante les mérites des articles à la mode sans réclamer de paiement. Monsieur Lheureux fait du crédit à la consommation avec une malignité insigne. Mais sa complaisance cesse dès qu'il exige in petto le paiement de ses factures : le commerçant vil qui sommeille en lui devient menaçant.
La pauvre Emma Bovary se laisse appâter par toutes ces offres alléchantes. L'extrait qui est proposé aujourd'hui permet à l'héroïne de se sortir du mauvais pas. Mais loin de lui servir de leçon, ce premier paiement la fait entrer dans un engrenage terrible.
Son endettement va s'accroître avec d'autres commandes toujours plus onéreuses qui vont la conduire à la ruine et au déshonneur auquel elle cherchera à se soustraire en mettant fin à ses jours.
***
"C’était M. Lheureux, le marchand, qui s’était chargé de la commande ; cela lui fournit l’occasion de fréquenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux déballages de Paris, de mille curiosités féminines, se montrait fort complaisant, et jamais ne réclamait d’argent. Emma s’abandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la donner à Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait à Rouen dans un magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine d’après, la lui posa sur sa table.
Mais le lendemain il se présenta chez elle avec une facture de deux cent soixante et dix francs, sans compter les centimes. Emma fut très embarrassée : tous les tiroirs du secrétaire étaient vides ; on devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deux trimestres à la servante, quantité d’autres choses encore, et Bovary attendait impatiemment l’envoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque année, de le payer vers la Saint-Pierre.
Elle réussit d’abord à éconduire Lheureux ; enfin il perdit patience ; on le poursuivait, ses capitaux étaient absents, et, s’il ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcé de lui reprendre toutes les marchandises qu’elle avait.
— Eh ! reprenez-les ! dit Emma.
— Oh ! c’est pour rire ! répliqua-t-il. Seulement, je ne regrette que la cravache. Ma foi ! je la redemanderai à Monsieur.
— Non ! non ! fit-elle.
— Ah ! je te tiens ! pensa Lheureux.
Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi-voix et avec son petit sifflement habituel :
— Soit ! nous verrons ! nous verrons !
Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière entrant, déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu, de la part de M. Derozerays. Emma sauta dessus, l’ouvrit. Il y avait quinze napoléons. C’était le compte. Elle entendit Charles dans l’escalier ; elle jeta l’or au fond de son tiroir et prit la clef.
Trois jours après, Lheureux reparut.
— J’ai un arrangement à vous proposer, dit-il ; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez prendre…
— La voilà, fit-elle en lui plaçant dans la main quatorze napoléons.
Le marchand fut stupéfait. Alors, pour dissimuler son désappointement, il se répandit en excuses et en offres de service qu’Emma refusa toutes ; puis elle resta quelques minutes palpant dans la poche de son tablier les deux pièces de cent sous qu’il lui avait rendues. Elle se promettait d’économiser, afin de rendre plus tard…"
Madame Bovary, 2ème partie, chapitre XII, Flaubert
http://fr.wikisource.org/wiki/Madame_Bovary/Deuxi%C3%A8me_partie
Repères à suivre : thème du commerce dans la Littérature : la dure loi du commerce