Analyse-Livres & Culture pour tous
9 Novembre 2009
Le thème de l'humour peut aussi traiter de la vie de bureau : ses charmes et ses ridicules. La paresse est un sujet de moquerie sous la plume de Courteline au travers d'un personnage truculent, Monsieur Badin.
Repère à suivre: le thème de l'humour : présentation
Dans l'article précédent, nous avons évoqué la destinée humaine, voyons comment la paresse humaine peut nous amuser.
Et si la paresse était une attitude que l'on stigmatiserait de manière générale en oubliant sa cause ? Une injustice en somme à réparer !
La Gazette Littéraire propose ainsi de nous intéresser aux motifs de la paresse.
Vous ne déconsidérerez plus la fainéantise après la lecture de cette saynette (petite pièce comique jouée autrefois à l'entracte dans le théâtre espagnol).
Né en 1858, Georges Courteline est un auteur extrêmement prolifique de romans et de pièces de théâtre. Son humour est légendaire.
Entrez sous sa plume dans l'univers impitoyable de la vie de bureau au sein d'une administration.
Faites la rencontre de Monsieur Badin, simple employé, qui est absent depuis plus de quinze jours sans donner de raison.
Un matin, il réapparaît et se fait convoquer par le directeur de service qui cherche à se passer d'un tel paresseux. Il n'est pas au bout de ses surprises...
*****
« Monsieur Badin : ― Eh bien ! monsieur, c’est une chose épouvantable, et c’est là ma vie, cependant. Tous les matins, je me raisonne, je me dis : " Va au bureau, Badin ; voilà plus de huit jours que tu n’y es allé ! " Je m’habille, alors, et je pars ; je me dirige vers le bureau. Mais ouitche ! j’entre à la brasserie ; je prends un bock..., deux bocks..., trois bocks ! Je regarde marcher l’horloge, pensant : " Quand elle marquera l’heure, je me rendrai à mon ministère. " Malheureusement, quand elle a marqué l’heure, j’attends qu’elle marque le quart ; quand elle a marqué le quart, j’attends qu’elle marque la demie...
Le directeur : ― Quand elle a marqué la demie, vous vous donnez un quart d’heure de grâce...
Monsieur Badin : ― Parfaitement ! Après quoi je me dis : " Il est trop tard. J’aurais l’air de me moquer du monde. Ce sera pour une autre fois ! " Quelle existence ! Quelle existence ! Moi qui avais un si bon estomac, un si bon sommeil, une si belle gaieté, je ne prends plus plaisir à rien, tout ce que je mange me semble amer comme du fiel ! Si je sors, je longe les murs comme un voleur, l’œil aux aguets, avec la peur incessante de rencontrer un de mes chefs ! Si je rentre, c’est avec l’idée que je vais trouver chez le concierge mon arrêté de révocation ! Je vis sous la crainte du renvoi comme un patient sous le couperet !... Ah ! Dieu !...
Le directeur : ― Une question, monsieur Badin. Est-ce que vous parlez sérieusement ?
Monsieur Badin : ― J’ai bien le cœur à la plaisanterie !... Mais réfléchissez donc, monsieur le directeur. Les trois mille francs qu’on me donne ici, je n’ai que cela pour vivre, moi ! Que deviendrais-je, le jour, inévitable, hélas ! où on ne me les donnera plus ? Car, enfin, je ne me fais aucune illusion : j’ai trente-cinq ans, âge terrible où le malheureux qui a laissé échapper son pain doit renoncer à l’espoir de le retrouver jamais !... Oui, ah ! Ce n’est pas gai, tout cela ! Aussi, je me fais un sang ! Monsieur, j’ai maigri de vingt livres, depuis que je ne suis jamais au ministère ! (Il relève son pantalon). Regardez plutôt mes mollets, si on ne dirait pas des bougies. Et si vous pouviez voir mes reins ! des vrais reins de chat écorché ; c’est lamentable. Tenez, monsieur (nous sommes entre hommes, nous pouvons bien nous dire cela), ce matin, j’ai eu la curiosité de regarder mon derrière dans la glace. Eh bien ! j’en suis encore malade, rien que d’y penser. Quel spectacle ! Un pauvre petit derrière de rien du tout, gros à peine comme les deux poings !... Je n’ai plus de fesses, elles ont fondu ! Le chagrin, naturellement ; les angoisses continuelles, les affres !... Avec ça, je tousse la nuit, j’ai des transpirations ; je me lève des cinq et six fois pour aller boire au pot à eau !... (Hochant la tête) Ah ! ça finira mal, tout cela ; ça me jouera un mauvais tour.
Le directeur (ému) : ― Eh bien ! Mais, venez au bureau, monsieur Badin.
Monsieur Badin : ― Impossible, monsieur le directeur.
Le directeur : ― Pourquoi ?
Monsieur Badin : ― Je ne peux pas... Ça m’embête.
Le directeur : ― Si tous vos collègues tenaient ce langage...
Monsieur Badin (un peu sec) : ― Je vous ferai remarquer, monsieur le directeur, avec tout le respect que je vous dois, qu’il n’y a pas de comparaison à établir entre moi et mes collègues. Mes collègues ne donnent au bureau que leur zèle, leur activité, leur intelligence et leur temps : moi, c’est ma vie que je sacrifie ! (Désespéré.) Ah ! tenez, monsieur, ce n’est plus tenable !
Le directeur (se levant) : ― C’est assez mon avis.
Monsieur Badin (se levant également) : ― N’est-ce pas ?
Le directeur : ― Absolument. Remettez-moi votre démission ; je la transmettrai au ministre.
Monsieur Badin (étonné) : ― Ma démission ? Mais, Monsieur, je ne songe pas à démissionner ! je demande seulement une augmentation.
Le directeur : ― Comment, une augmentation !
Monsieur Badin (sur le seuil de la porte) : ― Dame, monsieur, il faut être juste. Je ne peux pourtant pas me tuer pour deux cents francs par mois."
Courteline, Monsieur Badin, scène de la vie de Bureau, (1897) source : Wikisource.
repère à suivre : les petits maux du quotidien (Feydeau)
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