Analyse-Livres & Culture pour tous
27 Mars 2013
(litteratus)
repères : thème de soi : le feuilleton
résumé : il a été indiqué précédemment que la convalescence de Théodore de Lauzun au Val de Grâce se déroule dans des conditions extrêmement douloureuses. Il se voit comme un être fini à vingt ans. Il décide alors avec toute l'inconscience de la jeunesse de jeter toutes ses dernières forces dans une ultime bataille : il ne veut plus répondre aux moindres sollicitations de l'extérieur. Théodore choisit la radicalité.
***
Étanchéité au monde extérieur
Les yeux fermés, Théodore de Lauzun resta désormais mutique toute la journée. Le jeune homme demeurait indifférent aux choses extérieures. Autour de lui, on s'en alarma. On avait beau lui parler, le secouer, il ne réagissait plus. Sa santé ne présentait pourtant pas d'aggravation. Ses plaies cicatrisaient. Le corps médical resta parfaitement dubitatif : il ne comprenait pas les raisons qui poussaient soudainement un tel patient à se laisser aller. Les médecins se sentirent impuissants face à la progression de ce mal inexpliqué. Il fallut le nourrir à la petite cuiller. Le blessé se laissait faire comme un enfant. Il mangeait et buvait en petite quantité. Il se mit à dépérir.
La famille de Théodore de Lauzun dûment prévenue chercha bien à le ramener à la raison ou du moins, à la vie. Sa mère lui parlait sans cesse avec sa voix douce, mais elle n'obtenait aucune réponse. La pauvre femme voyait son enfant lui échapper pour de bon. Elle pensa que Dieu avait déjà pris une bonne part de son fils, maintenant Il voulait sa vie tout entière. Elle songea au sacrifice de la mater dolorosa. Sa foi fut mise à l'épreuve, elle se trouva écartelée entre son abandon à Dieu, d'une part, et son attachement viscéral à son fils, d'autre part. Elle se surprit -entre deux prières- à le secouer physiquement, vaine tentative pour le ramener à un semblant de conscience. Le désarroi d'une mère la conduit souvent à forcer sa nature. Mais de marbre, le jeune homme ne bougeait pas. Il lui échappait....
Le monde intérieur de Théodore de Lauzun
Devant tant de souffrances, le jeune homme avait choisi de demeurer non présent au monde extérieur, mais dans une partie de lui-même, étanche à toute souffrance. Perdu dans des horizons épurés, il errait dans une contrée inaccessible à celui qui n'a pas connu le paroxysme de la douleur. Ses pensées s'enchaînaient sans ordre, les mots se reflétant les uns dans les autres. Il n'était plus avec Enée ni même Enée lui-même ; il ne récitait plus des vers virgiliens. Il devenait lui-même le Verbe, révélateur des mots. « Lumière, Vérité ! ». Il conçut l'étrange citation, « la vérité ultime au risque de la transparence ». Son langage prenait une tournure singulière. Le blessé entretenait un feu bouillonnant, un foisonnement de mots. Les mots primaient l'idée.
Or, il arriva à un point de rupture. Il vit un tunnel qui l'attirait irrésistiblement. Théodore de Lauzun n'avait qu'à se laisser aller doucement pour se sentir totalement happé ; il était prêt, totalement apaisé, réceptif aux bruits des sirènes annonciatrices d'une fin proche. Il accueillerait la paix enfin. Mais quelque chose le retenait pourtant. Il refusa de partir vers le néant : sa passion pour les mots emporta alors la partie décisive : Lumière, Vérité, Transparence. L'univers des mots l'appelait à un complet relèvement. Cette parenthèse unique, intraduisible pour le commun des mortels, prit donc la forme d'une expérience de mort imminente. Théodore n'en parla jamais. Il ne l'évoquerait que dans ses œuvres posthumes...
Durant cette semaine, il fut maintenu en vie par les soins constants prodigués par le personnel médical. Autour de lui, on pensa qu'il n'en avait plus que pour quelques jours. Le jeune homme se laissait visiblement mourir. Contre toute attente, on le retrouva éveillé pour la première fois, au bout du huitième jour. Théodore avait puisé en lui les raisons de vivre. Il recouvra rapidement ; mais le jeune homme avait changé. Une expression de gravité ardente troublait ceux qui le regardaient. Une conscience particulière des choses l'animait. A sa vue, on baissait désormais plus facilement le regard.
Puis vint le moment où il put quitter la position couchée pour débuter un véritable travail de reconstruction physique. Théodore de Lauzun était appelé à devenir un homme debout...
Repères à suivre : le feuilleton : un homme debout (3)