Analyse-Livres & Culture pour tous
25 Août 2013
Repères : Tour d'Angleterre : West Yorkshire
Une fratrie exceptionnelle
Nous voici dans le Nord de l'Angleterre, dans le West Yorkshire à Haworth; nous avons rendez-vous avec une famille exceptionnelle du point de vue du foisonnement littéraire : les sœurs Brontë.
Vous pourrez visiter le musée dédié aux écrivains qui n'est autre que leur ancien domicile et le
presbytère.
Nous présenterons aujourd'hui l'originalité de la fratrie avant de nous intéresser -dans les articles à venir- aux trois écrivains pris séparément en commencant par la cadette, Anne (née en 1820), puis Emily (née en 1818) et enfin l'aînée Charlotte (née en 1816).
Trois sœurs et un frère, Patrick Branwell : c'est sous la plume d'un Français, René Crevel, qu'il vous est loisible d'entrer dans leur intimité.
***
« Sœurs Brontë, de votre naissance à votre mort, vous n’avez connu d’autre réalité que celle de vos rêves impétueux. Or voici que vos existences, libres de toute anecdote, après bientôt un siècle, s’amplifient jusqu’à devenir symbole.
Le chien d’Emily mène le troupeau de vos cerfs volants, mais oui, des cerfs qui ne sont plus métaphoriques et volent, pour de vrai, pour de bon, parmi les nuages où l’enfant voit galoper le lion, le loup, la gazelle.
Filles d’un homme d’église, vous n’avez point perdu cette innocence païenne dont le masochisme judéen fit le péché originel.
Les habits noirs, le pensionnat cruel, l’harmonium, le culte dans le temple trop bien ciré, le froid carrelage en guise de plancher, et toutes les méchancetés d’une religion menaçante qui se débitent en sermons dans votre maison même, rien n’a triomphé de vos cœurs libres.
Et voilà bien le miracle.
Les yeux fermés, vous suivez les spirales en plein ciel, les arcs de vertige d’un astre à l’autre, dont le plus pâle reflet sur le sol quotidien aveuglerait les autres créatures.
Les Brontë, tonnerre et vent, respectent la flore et la faune tourbillonnantes que leurs songes nourrirent.
Elles ne cueillent nulle fleur, n’arrachent nulle plume, pour leur parure.
Elles savent ce qu’il y aurait de sacrilèges dans d’aussi mesquines coquetteries.
Elles ne sont point des modistes.
Et puis tous les vains trophées, à pendre le long des murs, si vite, deviennent défroques.
Le frère, Patrick Branwell, d’abord dépêché à Londres, en brillant éclaireur, et, après mille folies, abus, échecs, soudain assagi, du moins quant à l’apparence, précepteur dans une respectable famille, ne sera point fâché, lorsque les voluptés paisibles que lui dispense généralement la mère de ses élèves se trouveront interrompues par la jalousie du mari.
Il regagne son Yorkshire.
Une fille saoule qui, de son trottoir professionnel, chante :
« Mon soleil, c’est les becs de gaz », ne met pas le moindre mensonge poétique dans cette affirmation.
Quel autre astre pourrait donc bien se rappeler la vierge folle des faubourgs ? Elle dort tant qu’il fait clair et les enseignes lumineuses ont tué la lune. Il n’y a plus d’étoiles que l’hiver, quand vient de passer l’allumeur de réverbères.
Ainsi, le jeune Anglais, aux classiques boucles blondes du XIXe siècle, lors de son passage dans les ateliers de Chelsea, contre l’alcool et les drogues, a troqué les éléments dont s’étaient grisées ses premières armées, sur les collines du Nord.
Mais il n’y a pas eu trahison.
Il demeure fidèle à sa fatalité.
Il ignore la mise en scène des paradis artificiels.
Cet adolescent, par les siens décrété génial, peintre et poète dédaigneux des tableaux et des vers, il est donc revenu gorgé de chair, de boissons distillées et fermentées, d’opium, et il va continuer de mener un fier sabbat. Ses sœurs, les vierges ivres de l’unique tempête, ne vont point se scandaliser pour si peu.
Vices et vertus ?
D’un être, elles le savent, compte seul l’écho flamboyant qui le double.
Ni la vie à l’ombre du temple, ni les courts voyages au pays des hommes ne les ont ternies des pudibonds préjugés.
Charlotte, la myope, s’est bien éprise d’un mesquin maître d’école.
Plus bas-bleu que les deux autres, la passion cependant ne la secouera point de ce délire tarabiscoté si propre à tous les buveurs et buveuses d’encre. Le cuistre grassouillet n’aura été, somme toute, pour la petite institutrice, que prétexte au plus beau rendez-vous.
Le rendez-vous avec soi-même.
Pas plus que ses sœurs, Patrick Branwell n’y manquera.
Le quatuor échappe au mensonge qui poursuit l’humanité vulgaire jusque dans les plus secrets replis de ses intempérances extasiées, de ses amours et de son inconscient.
Car il n’y a pas que le mensonge de la vie quotidienne.
Question de rythmes et de degrés, contraste formel et non d’essences dans les diverses manières que les hommes ont de composer avec leurs pensées, leurs états d’âme. Rien de plus théâtral que les propos zigzagants de certaines ivrogneries, les déclarations d’amants très épris et les perspectives de cauchemars pourtant indéniables.
Sans doute, pourrait-on objecter que le propre de certains êtres étant le théâtral, ils ne manquent point à leur nature si, comme eux, sous l’empire d’une émotion, d’un élan, se déforme, s’amplifie l’insincérité qui fait le fond d’eux-mêmes.
Mais justement, nous aimons, nous louons les Brontë, parce que nous les avons imaginés dédaigneux de ces guenilles que les autres, à force de s’en déguiser, prennent pour les lambeaux de leur propre chair.
Patrick Branwell aime le whisky, le suc de pavot, avec la même imprudence qu’Emily le vent.
À Londres, les écrivains civilisés, Quincey, Coleridge, ont les mêmes goûts. Mais eux pèsent, dosent, car ils ne veulent pas mourir, fût-ce de leurs beaux, de leurs chers poisons.
À trente et un ans, Patrick Branwell, incapable de ces économies, aura cessé de vivre.
Dans ses mémoires, Quincey, se livrant à des considérations pharmaceutiques, préviendra que l’opium dont il a usé, dix lustres durant, l’aura préservé d’une phtisie héréditaire.
Or, les Brontë ne respirent pas mieux que les Quincey, mais les Brontë, poètes, usent dangereusement de ce qu’ils aiment. Quincey, lui, n’oublie pas son Codex et au risque, préfère les médicaments. Grâce aux ordonnances et recettes littéraires, il édulcorera même le vitriol du crime. Et l’assassinat devient un des beaux-arts.
Les beaux-arts pour les messieurs. Les arts d’agrément pour les demoiselles. On va beaucoup parler de peinture en Angleterre où il est si rare qu’on sache tenir un pinceau. Mais, prenez un critique à systèmes et une jeune fille aquarelliste. Jetez-les au fond de la même marmite, laissez-les cuire dans leur jus, à petit feu et, d’ici vingt-cinq ans, lorsque vous soulèverez le couvercle, vous aurez une belle brochette de bas bleus et de chaussettes roses.
Prisme écœurant des esthètes à tout prix, des intellectuelles minaudières, œillets verts, orchidées naïvement vénéneuses, contorsion moderne style, bois blanc peinturluré et, pour conclure, exposition des arts, qui de beaux, puis d’agrément, finissent par mourir décoratifs.
Mais le vent continue de hurler et de battre les hauts. »
Sœurs Brontë, filles du vent, René Crevel (1929)
http://fr.wikisource.org/wiki/Les_S%C5%93urs_Bront%C3%AB,_filles_du_vent
repères à suivre : Anne Brontë