Analyse-Livres & Culture pour tous
13 Septembre 2013
Repères : thème des mathématiques : présentation
Pascal, l'inventeur de la calculatrice
Pour achever nos articles consacrés à la numération, il convient de mettre en avant une invention du XVIIème siècle : la calculatrice. On la doit à Blaise Pascal qui -à 19 ans et pour soulager son père des opérations de comptabilité- l'a mise au point et qui, dans l'extrait qui vous est proposé, vous explique son maniement.
Il vous sera proposé de voir cette petite trouvaille avec la vidéo qui suit :
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"Ami lecteur, cet avertissement servira pour te faire savoir que j'expose au public une petite machine de mon invention, par le moyen de laquelle seul tu pourras, sans peine quelconque, faire toutes les opérations de l'arithmétique, et te soulager du travail qui t'a souvent fatigue l'esprit, lorsque tu as opéré par le jeton ou par la plume : je puis, sans présomption, espérer qu'elle ne te déplaira pas, après que Monseigneur le Chancelier l'a honorée de son estime, et que, dans Paris, ceux qui sont les mieux versés aux mathématiques ne l'ont pas jugée indigne de leur approbation. Néanmoins, pour ne pas paraître négligent à lui faire acquérir aussi la tienne, j'ai cru être obligé de t'éclairer sur toutes les difficultés que j'ai estimées capables de choquer ton sens lorsque tu prendras la peine de la considérer.
Je ne doute pas qu'après l'avoir vue, il ne tombe d'abord dans ta pensée que je devais avoir expliqué par écrit et sa construction, et son usage, et que, pour rendre ce discours intelligible, j'étais même obligé, suivant la méthode des géomètres, de représenter par figures les dimensions, la disposition et le rapport de toutes les pièces et comment chacune doit être placée pour composer l'instrument, et mettre son mouvement en sa perfection : mais tu ne dois pas croire qu'après n'avoir épargné ni le temps, ni la peine, ni la dépense pour la mettre en état de t'être utile, j'eusse négligé d'employer ce qui était nécessaire pour te contenter sur ce point, qui semblait manquer à son accomplissement si je n'avais été empêché de le faire par une considération si puissante, que j'espère même qu'elle te forcera de m'excuser. Oui, j'espère que tu approuveras que je me sois abstenu de ce discours, si tu prends la peine de faire réflexion d'une part sur la facilité qu'il y a d'expliquer de bouche et d'entendre par une brève conférence la construction et l'usage de cette machine, et, d'autre part, sur l'embarras et la difficulté qu'il y eût eu d'exprimer par écrit les mesures, les formes, les proportions, les situations et le surplus des propriétés de tant de pièces différentes ; lors tu jugeras que cette doctrine est du nombre de celles qui ne peuvent être enseignées que de vive voix, et qu'un discours par écrit en cette matière serait autant et plus inutile et embarrassant que celui qu'on emploierait à la description de toutes les parties d'une montre, dont toutefois l'explication est si facile, quand elle est faite bouche à bouche ; et qu'apparemment un tel discours ne pourrait produire d'autre effet qu'un infaillible dégout en l'esprit de plusieurs, leur faisant concevoir mille difficultés où il n'y en a point du tout.
Maintenant (cher lecteur), j'estime qu'il est nécessaire de t'avertir que je prévois deux choses capables de former quelques nuages en ton esprit. Je sais qu'il y a nombre de personnes qui font profession de trouver à redire partout, et qu'entre ceux-là il s'en pourra trouver qui te diront que cette machine pouvait être moins composée ; c'est là la première vapeur que j'estime nécessaire de dissiper. Cette proposition ne te peut être faite que par certains esprits qui ont véritablement quelque connaissance de la mécanique ou de la géométrie, mais qui, pour ne les savoir joindre l'une et l'autre, et toutes deux ensemble à la physique, se flattent ou se trompent dans leurs conceptions imaginaires et se persuadent possibles beaucoup de choses qui ne le sont pas, pour ne posséder qu'une théorie imparfaite des choses en général, laquelle n'est pas suffisante de leur faire prévoir en particulier les inconvénients qui arrivent, ou de la part de la matière, ou des places que doivent occuper les pièces d'une machine dont les mouvements sont différents afin qu'ils soient libres et qu'ils ne puissent s'empêcher l'un l'autre. Lors donc que ces savants imparfaits te proposeront que cette machine pouvait être moins composée, je te conjure de leur faire la réponse que je leur ferais moi-même s'ils me faisaient une telle proposition, et de les assurer de ma part que je leur ferai voir, quand il leur plaira, plusieurs autres modèles, et même un instrument entier et parfait, beaucoup moins composé, dont je me suis publiquement servi pendant six mois entiers, et ainsi, que je n'ignore pas que la machine peut être moins composée, et particulièrement si j'eusse voulu instituer le mouvement de l'opération par la face antérieure, ce qui ne pouvait être qu'avec une incommodité ennuyeuse et insupportable, au lieu que maintenant il se fait par la face supérieure avec toute la commodité qu'on saurait souhaiter et même avec plaisir. Tu leur diras aussi que, mon dessein n'ayant jamais visé qu'a réduire en mouvement réglé toutes les opérations de l'arithmétique, je me suis en même temps persuadé que mon dessein ne réussirait qu'à ma propre confusion. si ce mouvement n'était simple, facile, commode et prompt à l'exécution, et que la machine ne fut durable, solide, et même capable de souffrir sans altération la fatigue du transport, et enfin que, s'ils avaient autant médité que moi sur cette matière et passé par tous les chemins que j'ai suivis pour venir à mon but, l'expérience leur aurait fait voir qu'un instrument moins composé ne pouvait avoir toutes ces conditions que j'ai heureusement données à cette petite machine.
Car pour la simplicité du mouvement des opérations, j'ai fait en sorte qu'encore que les opérations de l'arithmétique soient en quelque façon opposées l'une à l'autre, comme l'addition à la soustraction et la multiplication à la division, néanmoins elles se pratiquent toutes sur cette machine par un seul et unique mouvement.
Pour la facilité de ce même mouvement des opérations, elle est toute apparente, en ce qu'il est aussi facile de faire mouvoir mille et dix mille roues tout à la fois, si elles y étaient, quoique toutes achèvent leur mouvement très parfait, que d'en faire mouvoir une seule (je ne sais si, après le principe sur lequel j'ai fondé cette facilité, il en reste un autre dans la nature). Que si tu veux, outre la facilité du mouvement de l'opération, savoir quelle est la facilité de l'opération même, c'est-à-dire la facilité qu'il y a en l'opération par cette machine, tu le peux, si tu prends la peine de la comparer avec les méthodes d'opérer par le jeton et par la plume. Tu sais comme, en opérant par le jeton, le calculateur (surtout lorsqu'il manque d'habitude) est souvent obligé, de peur de tomber en erreur, de faire une longue suite et extension de jetons, et comme la nécessité le contraint après d'abréger et de relever ceux qui se trouvent inutilement étendus ; en quoi tu vois deux peines inutiles, avec la perte de deux temps. Cette machine facilite et retranche en ses opérations tout ce superflu ; le plus ignorant y trouve autant d'avantage que le plus expérimenté : l'instrument supplée au défaut de l'ignorance ou du peu d'habitude, et, par des mouvements nécessaires, il fait lui seul, sans même l'intention de celui qui s'en sert, tous les abrégés possibles à la nature, et à toutes les fois que les nombres s'y trouvent disposés. Tu sais de même comme, en opérant par la plume, on est à tous les moments obligé de retenir ou d'emprunter les nombres nécessaires, et combien d'erreurs se glissent dans ces rétentions et emprunts à moins d'une très longue habitude et en outre d'une attention profonde et qui fatigue l'esprit en peu de temps. Cette machine délivre celui qui opère par elle de cette vexation ; il suffit qu'il ait le jugement, elle le relève du défaut de la mémoire ; et, sans rien retenir ni emprunter, elle fait d'elle-même ce qu'il désire, sans même qu'il y pense. Il y a cent autres facilités que l'usage fait voir, dont le discours pourrait être ennuyeux.
Quant à la commodité de ce mouvement, il suffit de dire qu'il est insensible, allant de la gauche à la droite, et imitant notre méthode vulgaire d'écrire, fors qu'il procède circulairement.
Et, enfin, quant à sa promptitude, elle parait de même, en la comparant avec celle des autres deux méthodes du jeton et de la plume : et si tu veux encore une plus particulière explication de sa vitesse, je te dirai qu'elle est pareille à l'agilité de la main de celui qui opère : cette promptitude est fondée, non seulement sur la facilité des mouvements qui ne font aucune résistance, mais encore sur la petitesse des roues que l'on meut a la main, qui fait que, le chemin étant plus court, le moteur peut le parcourir en moins de temps ; d'où il arrive encore cette commodité que, par ce moyen, la machine, se trouvant réduite en plus petit volume, elle en est plus maniable et portative.
Et quant à la durée et solidité de l'instrument, la seule dureté du métal dont il est composé pourrait en donner à quelque autre la certitude : mais d'y prendre une assurance entière et la donner aux autres, je n'ai pu le faire qu'après en avoir fait l'expérience par le transport de l'instrument durant plus de deux cent cinquante lieues de chemin, sans aucune altération."
La machine d'arithmétique, Pascal
http://fr.wikisource.org/wiki/La_Machine_d%E2%80%99arithm%C3%A9tique
repères à suivre : l'algèbre (Descartes)