Analyse-Livres & Culture pour tous
6 Septembre 2013
Repères : thème des mathématiques : présentation
L'intuition mathématique
Après avoir vu que l'esprit mathématique vient indifféremment aux hommes et aux femmes en dépit de préjugés surannés, il reste que cette capacité à percevoir les données algébriques ou géométriques n'est pas donnée équitablement à tous. La Gazette littéraire vous propose de découvrir sous la plume d'un savant et d'un philosophe français le don qui existe chez les uns et qui fait si cruellement défaut aux autres : il s'agit de l'intuition qui suscite une compréhension pleine et entière des données mathématiques.
La bosse des maths ne serait donc qu'une question d'intuition qui elle-même est innée et non acquise...
Voilà une nouvelle qui réjouira ceux qui ont souffert durant ces longues heures de cours....
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"Un premier fait doit nous étonner, ou plutôt devrait nous étonner, si nous n’y étions si habitués. Comment se fait-il qu’il y ait des gens qui ne comprennent pas les Mathématiques ? Si les Mathématiques n’invoquent que les règles de la Logique, celles qui sont acceptées par tous les esprits bien faits, si leur évidence est fondée sur des principes qui sont communs à tous les hommes et que nul ne saurait nier sans être fou, comment se fait-il qu’il y ait tant de personnes qui y soient totalement réfractaires ?
Que tout le monde ne soit pas capable d’invention, cela n’a rien de mystérieux. Que tout le monde ne puisse retenir une démonstration qu’il a apprise autrefois, passe encore. Mais que tout le monde ne puisse pas comprendre un raisonnement mathématique au moment où on le lui expose, voilà qui paraît bien surprenant quand on y réfléchit. Et pourtant ceux qui ne peuvent suivre ce raisonnement qu’avec peine sont en majorité ; cela est incontestable, et l’expérience des maîtres de l’enseignement secondaire ne me contredira certes pas.
Et il y a plus ; comment l’erreur est-elle possible en Mathématiques ? Une intelligence saine ne doit pas commettre de faute de logique, et cependant il y a des esprits très fins, qui ne broncheront pas dans un raisonnement court tel que ceux que l’on a à faire dans les actes ordinaires de la vie, et qui sont incapables de suivre ou de répéter sans erreur les démonstrations des Mathématiques qui sont plus longues, mais qui ne sont, après tout, qu’une accumulation de petits raisonnements tout à fait analogues à ceux qu’ils font si facilement. Est-il nécessaire d’ajouter que les bons mathématiciens eux-mêmes ne sont pas infaillibles ?
(…)
Une démonstration mathématique n’est pas une simple juxtaposition de syllogismes : ce sont des syllogismes placés dans un certain ordre, et l’ordre dans lequel ces éléments sont placés est beaucoup plus important que ne le sont ces éléments eux-mêmes. Si j’ai le sentiment, l’intuition, pour ainsi dire, de cet ordre, de façon à apercevoir d’un coup d’œil l’ensemble du raisonnement, je ne dois plus craindre d’oublier l’un des éléments ; chacun d’eux viendra se placer de lui-même dans le cadre qui lui est préparé, et sans que j’aie à faire aucun effort de mémoire.
Il me semble alors, en répétant un raisonnement appris, que j’aurais pu l’inventer ; ou plutôt, même si cela est une illusion, si je ne suis pas assez fort pour créer par moi-même, je le réinvente moi-même, à mesure que je le répète.
On conçoit que ce sentiment, cette intuition de l’ordre mathématique, qui nous fait deviner des harmonies et des relations cachées, ne puisse appartenir à tout le monde. Les uns ne posséderont ni ce sentiment délicat et difficile à définir, ni une force de mémoire et d’attention au-dessus de l’ordinaire, et alors ils seront absolument incapables de comprendre les Mathématiques un peu élevées ; c’est le plus grand nombre. D’autres n’auront ce sentiment qu’à un faible degré, mais ils seront doués d’une mémoire peu commune et d’une grande capacité d’attention. Ils apprendront par cœur les détails les uns après les autres ; ils pourront comprendre les Mathématiques et quelquefois les appliquer, mais ils seront hors d’état de créer. Les autres, enfin, posséderont à un plus ou moins haut degré l’intuition spéciale dont je viens de parler, et alors non seulement ils pourront comprendre les Mathématiques, quand même leur mémoire n’aurait rien d’extraordinaire, mais ils pourront devenir créateurs et chercher à inventer avec plus ou moins de succès, suivant que cette intuition est chez eux plus ou moins développée."
Science et méthode, Henri Poincaré (livre 1)
http://fr.wikisource.org/wiki/Science_et_m%C3%A9thode/Livre_premier,_%C2%A7_III
repères : une question de logique (Verlaine)