Analyse-Livres & Culture pour tous
24 Janvier 2014
Repères : les mythes : l’intertextualité
Dans l’article précédent, nous avons brièvement présenté la notion d’intertextualité. Gardons en mémoire le fait qu’il s’agit d’étudier un double aspect, celui classique de l’influence chronologique de la première sur la seconde œuvre, mais également de reconsidérer la relecture du mythe à l’aune de la seconde œuvre. Voyons aujourd’hui un cas d’application au travers de l’usage d’une citation tirée d’un mythe célèbre. Il vous est proposé de vous intéresser à la référence explicite qu’Aragon a faite de Bérénice de Racine dans son roman Aurélien.
Au chapitre 1er, à la vue d’une jeune femme dénommée Bérénice, le héros se remémore un vers de la pièce de Racine :
« Je demeurai longtemps errant dans Césarée… »
Il s’agit d’un vers extrait de l’Acte 1, scène 4 aux termes duquel Antiochus, l’amoureux transi, révèle enfin ses sentiments à Bérénice. Ce vers est répété à trois reprises dans le premier chapitre de ce roman, preuve du caractère obsédant de la référence racinienne.
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Voyons l’influence de cette référence chez Aragon avant de procéder, à l’inverse, l’apport de ce roman sur la tragédie de Racine.
Bienvenue en pleine intertextualité !
La triple référence à ce vers précis fait le pendant avec un autre vers placé en ouverture du roman : «Voici le temps enfin qu'il faut que je m'explique. » (Acte 2, scène 2).
Ces mots sont là encore mis dans la bouche d’un homme, autre protagoniste de la tragédie, Titus, qui bien qu’épris de Bérénice dont il est en retour aimé, se voit contraint de la repousser.
On peut rechercher l’intérêt de placer ces deux vers précis dans ce roman. On sent l’étau de Racine sur ce roman entier : sous cet éclairage racinien, on expose le thème principal, celui de l’amour impossible, thème de ce roman qui est également celui de la tragédie racinienne. Ce sont les hommes dans les deux cas qui ferment la possibilité d’un amour par loyauté chez Titus ou par une absence de maturité chez Aurélien. Ce dernier reste prisonnier d'une jeunesse qu’il n’a pas vécue durant ces huit années sous les drapeaux.
Dans le chapitre 1er, ce ne sont pas les mots de l’héroïne qui pourraient être mis en exergue et pourtant, il existe mille et un vers flamboyants qui auraient pu faire l’office comme ce vers au rythme ternaire :
« Titus m'aime, il peut tout, il n'a plus qu'à parler.» (vers 297-298)
Aragon a choisi précisément « Je demeurai longtemps errant dans Césarée » en indiquant de l’aveu même d’Aurélien que ce n’était même pas le plus beau vers. Curieux choix qui relèverait, à la lecture du texte, plus d’une libre association d’idées que d’une volonté précise du héros. En réalité, ce choix précis résulte de plusieurs explications pouvant être librement proposées.
On pourrait convenir que l’allusion est incidente, le héros se souvenant de la pièce de théâtre qu’il a vue avec une Bérénice-brune-et non blonde comme l’est celle qu’il trouve « franchement laide ». Mais cela n’emporte pas la conviction car la volonté d’Aragon de tirer parti de cette référence résulte notamment du parallélisme entre ces deux œuvres : il convient de relever que les deux références se situent au début des deux intrigues. On sent une commune volonté de figer le cadre d’exposition.
On comprend à la lecture de ce premier chapitre que cette ville de Césarée l’obsède plus que la personnalité de l’héroïne racinienne. On peut estimer que la référence à Césarée nous la convoque par l'esprit en cendres après la « pacification » de la Judée par les Romains aidés par le roi Antiochus. « Une ville frappée par le malheur » (page 28). C’est bien une image de mort comme celle que le héros a vu en face durant les années de guerre. Le thème funéraire est récurrent dans cette œuvre d’Aragon.
C’est surtout le thème de l’errance qui résonne précisément dans le texte d’Aragon : depuis son retour à la vie civile, Aurélien n’a nullement réussi à se réadapter à un nouveau rythme. « il n’avait jamais retrouvé le rythme de la vie » (page 29).
On peut considérer enfin que l’argument du temps est le point de contact entre les deux textes : Antiochus a mis plus de cinq ans avant de révéler sa flamme à Bérénice et Aurélien a attendu de nombreuses années avant de faire la rencontre de celle qu’il aimera toujours. Dans les deux cas, on assiste à un amour malheureux car impossible…
On voit qu’une simple référence à une citation peut engendrer bien des questionnements. Qu’en est-il à l’inverse de la relecture de cette tragédie au regard de l’œuvre d’Aragon ?
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La relecture de Bérénice au regard du roman d’Aragon
"Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée."
La relecture de ce simple vers qui en réalité se poursuit par une apposition nous rend ces alexandrins plus singuliers. Le champ lexical de la mort et de l’errance d’une ville en ruines s’oppose à un lieu de bonheur et de souvenirs. L’incursion d’Aragon dans le répertoire classique sublime une œuvre finement renouvelée.
Repères à suivre : l’intertextualité par voie de parodie