30 Septembre 2011
Repères : thème du langage
- le feuilleton : chapitre précédent
Résumé : le 9 janvier 1903, William Smith, jeune cocher passionné de mécanique, ramène l'omnibus de Clapham tiré par deux chevaux. Un événement heureux, une course automobile prévue pour le lendemain, le met littéralement en joie. L'évolution de la technologie est inéluctable : le quartier de Clapham a vu l'arrivée des chemins de fer et bientôt du métropolitain, vouant les hippomobiles à un proche abandon. L'industrie automobile offre donc dans ce contexte des perspectives alléchantes. William compte bien se faire embaucher par un atelier ; les ouvriers spécialisés sont si rares : sa présence à cette manifestation sportive s'avère cruciale. Le lendemain, la course a enfin lieu. Après avoir réussi à se faire emmener à bord d'un bolide par Lord Rochester, riche excentrique, en récompense d'une réparation de fortune réalisée, le jeune William Smith jubile de joie. Mais la course tourne court, une avarie survient et l'engin finit contre la barrière de protection tuant un père de famille et blessant de nombreuses personnes. Une enquête sur les circonstances du drame est initiée...
***
Une enquête sérieuse fut menée par la police métropolitaine car les accidents de voiture sur la voie publique devenaient une source de contentieux nouveaux. La ville de Londres s'apparentait désormais à une sombre jungle où chacun menait à sa guise sa voiture motorisée provoquant l'emballement des chevaux à la vue de ces engins bruyants. Il fallut faire un exemple de ce cas qui atterrit trois mois plus tard sur le bureau du magistrat. Lord Rochester et l'Automobile Club de Londres en charge de l'organisation de la course furent assignés à comparaître par la veuve du spectateur. Le procès s'ouvrant, William Smith fut appelé à déposer en tant que témoin dans le cadre de l'affaire. Il déclina son identité et sa profession de conducteur d'omnibus à Clapham. Puis avec une certaine timidité, il raconta les circonstances de l'accident survenu au préjudice du père de famille mortellement blessé. Il en vint à parler de sa réparation de fortune, lui, qui n'avait aucune qualification avérée. Il se sentit affreusement coupable mais sa responsabilité n'intéressa guère. Son interrogatoire allait prendre fin lorsqu'il lui fut posé une question alambiquée par le conseil de l'Automobile Club de Londres. "En sa qualité de conducteur de l'omnibus de Clapham, le témoin pouvait-il indiquer à la Cour si, de son point de vue, les barrières installées le long d'un parcours jouent un rôle de protection absolue contre les accidents de voitures ?" Instinctivement, il sentit que cette question sinueuse le prenait au piège. On ne s'intéressait pas à lui en tant que tel mais à l'homme du peuple, le vulgaire quidam, l'anglais moyen de service, reçu comme un visiteur de passage sous les ors du Tribunal. Il perçut cruellement l'humiliation qui pointait derrière cette interrogation. Sa profession servait aux yeux de tous d'étalon de valeur. Il se fit un silence pesant. William réfléchit avant de répondre. Il comprit que sa qualité de cocher allait jouer un rôle décisif dans la décision rendue. Il jeta un regard en direction de la veuve. Il voulait faire quelque chose pour elle. Il chercha ses mots. La question lui fut reposée une seconde fois car on craignit que l'entendement du simple cocher ne soit pas à la hauteur de l'interrogation posée. Humiliation toujours...Mais ce dernier, plus fin qu'il en avait l'air, fit, à la surprise générale, une réponse en deux temps. Il indiqua de manière presque assurée que les barrières de protection servaient à positionner les spectateurs, à les éloigner des véhicules lancées à vive allure. De son point de vue, elles servaient donc de protection.
Mais l'avocat de l'Automobile Club ne l'entendit pas de la sorte. Il était évidemment hors de question que la réponse de ce jeune cocher se retourne contre ce prestigieux établissement. Il reformula donc la question de manière brutale : "le témoin n'a pas répondu à la question pourtant simple qui lui était posée : voulez vous dire à la Cour si les barrières de protection garantissent absolument les spectateurs de tout danger". L'assistance retint son souffle. William Smith sentit que sa tentative avait échoué et qu'il devait affirmer ce que tout le monde voulait entendre. Il déclara d'une voix sourde qu'une barrière de protection ne protégeait pas absolument des écarts de conduite de ces bolides.
La réponse sembla enfin convenir à l'audience soulagée. L'homme de l'omnibus de Clapham, qui n'a pas de spécialisation particulière, venait d'indiquer à la Cour que nul ne pouvait ignorer le danger d'assister à une course automobile. Cette connaissance du danger impliquait l'acceptation des risques encourus. Adieu indemnisation donc ! Il ne pouvait plus que rester à la veuve que ses yeux pour pleurer.
William Smith disparut de la Cour la rage au cœur. En répondant comme il avait été obligé de le faire, il avait abandonné cette pauvre femme à une vie sans ressources. Il détesta cette modernité qu'il jugea arrogante. Désenchanté, il se détourna de ce sport mécanique au luxe inconséquent. Replié à Clapham, il vécut apaisé en tenant un commerce de quincaillerie pendant de nombreuses années sans savoir, lui, qui renonça à jamais à toute forme d'étude, que L'homme de l'omnibus de Clapham était entré dans les annales judiciaires pour ne plus en sortir...
M.Aragnieux
Repères à suivre : thème de la Mémoire
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