10 Octobre 2012
La désillusion balzacinenne
(Repères : thème de l'illusion : présentation)
Après l'illusion du bonheur, entrons aujourd'hui dans ce qui est convenu d'appeler la désillusion.
L'ambition conduit à échafauder bien des projets plus ou moins réalistes. Il arrive cependant que tous les efforts ne soient pas couronnés de succès.
La Gazette Littéraire ne pouvait que mettre à l'honneur un célèbre auteur pour qui le mot « illusions » n'était pas un vain mot puisqu'il traverse de part en part toute sa prodigieuse œuvre, la comédie humaine. Balzac, puisque c'est de lui dont il s'agit, montre pleinement combien il est difficile de s'élever socialement.
Voyons aujourd'hui la distance qui sépare le rêve de la réalité surtout lorsqu'on est désargenté et issu de la province la plus reculée.
Lucien Chardon -qui portera bientôt le patronyme maternel de Rubempré- est invité à paraître à Angoulême, à l'hôtel de Bargeton : la gloire est à la portée de la main.
Après des péripéties, il quittera sa province pour « monter à la capitale », ce qui constitue la clé de voûte de toute ambition sous la Restauration (1814-1830).
Il y connaîtra de nombreux échecs, de véritables désillusions, comme nous en avertit déjà l'auteur dans ce texte sublime...
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" Vous seuls, pauvres ilotes* de province pour qui les distances sociales sont plus longues à parcourir que pour les Parisiens aux yeux desquels elles se raccourcissent de jour en jour, vous sur qui pèsent si durement les grilles entre lesquelles chaque monde s’anathématise et se dit Raca** , vous seuls comprendrez le bouleversement qui laboura la cervelle et le cœur de Lucien Chardon quand son imposant Proviseur lui dit que les portes de l’hôtel de Bargeton allaient s’ouvrir devant lui ! la gloire les avait fait tourner sur leurs gonds ! il serait bien accueilli dans cette maison dont les vieux pignons attiraient son regard quand il se promenait le soir à Beaulieu avec David, en se disant que leurs noms ne parviendraient peut-être jamais à ces oreilles dures à la science lorsqu’elle partait de trop bas. Sa sœur fut seule initiée à ce secret. En bonne ménagère, en divine devineresse, Ève sortit quelques louis du trésor pour aller acheter à Lucien des souliers fins chez le meilleur bottier d’Angoulême, un habillement neuf chez le plus célèbre tailleur. Elle lui garnit sa meilleure chemise d’un jabot qu’elle blanchit et plissa elle-même. Quelle joie, quand elle le vit ainsi vêtu ! combien elle fut fière de son frère ! combien de recommandations ! Elle devina mille petites niaiseries. L’entraînement de la méditation avait donné à Lucien l’habitude de s’accouder aussitôt qu’il était assis, il allait jusqu’à attirer une table pour s’y appuyer ; Ève lui défendit de se laisser aller dans le sanctuaire aristocratique à des mouvements sans gêne. Elle l’accompagna jusqu’à la porte Saint-Pierre, arriva presque en face de la cathédrale, le regarda prenant par la rue de Beaulieu, pour aller sur la Promenade où l’attendait monsieur du Châtelet. Puis la pauvre fille demeura tout émue comme si quelque grand événement se fût accompli. Lucien chez madame de Bargeton, c’était pour Ève l’aurore de la fortune. La sainte créature, elle ignorait que là où l’ambition commence, les naïfs sentiments cessent. (...)"
Les Illusions perdues, Balzac, 1ère partie
http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Deux_Po%C3%A8tes
*îlote : personne opprimée
**Raca : bon à rien
repères à suivre : la tromperie (La
Rochefoucauld)