Analyse-Livres & Culture pour tous
13 Mars 2014
Repères : thème de l’île : vers et prose
Après avoir évoqué l’île de Jersey, fidèle à elle-même sous la plume de Victor Hugo, découvrons chez Baudelaire le sentiment inverse, c’est-à-dire la transformation du spectacle d’une île.
Là encore, il ne s’agit pas de n’importe quelle île, mais celle de Cythère au sud du Péloponnèse qui renvoie à la mythologie grecque et à son mythe qui a traversé les siècles : une île sacrée dédiée à Aphrodite et à l’amour. Une nature enchantée a donc symbolisée le décor de Cythère.
Découvrons à présent la vision de l’île de Cythère sous la plume de Baudelaire : on assiste à une description bien morbide. Ce poème iconoclaste résulte d’un fait divers rapporté par Nerval ;
C’est bien une vision sombre de cette île qui résulte de la lecture du poème dont le champ lexical est celui du supplicié : celui-ci est d’oppositions nombreuses entre les vestiges de son passé « Belle île aux myrtes verts » (vers 13) et la vision du poète quelle est donc cette île triste et noire ? » (vers 5). Plus on avance dans le poème et plus on sombre dans le macabre…
UN VOYAGE À CYTHÈRE
Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l’entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré du soleil radieux.
Quelle est cette île triste et noire ? — C’est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.
— Île des doux secrets et des fêtes du cœur !
De l’antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arome,
Et charge les esprits d’amour et de langueur.
Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des cœurs en adoration
Roulent comme l’encens sur un jardin de roses
Ou le roucoulement éternel d’un ramier !
— Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.
J’entrevoyais pourtant un objet singulier !
Ce n’était pas un temple aux ombres bocagères,
Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;
Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,
Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.
De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;
Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,
L’avaient à coups de bec absolument châtré.
Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;
Une plus grande bête au milieu s’agitait
Comme un exécuteur entouré de ses aides.
Habitant de Cythère, enfant d’un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau.
Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis, à l’aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;
Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.
— Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,
Le cœur enseveli dans cette allégorie.
Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout
Qu’un gibet symbolique où pendait mon image…
— Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !
Baudelaire Un voyage à Cythère, Les fleurs du mal,
http://fr.wikisource.org/wiki/Un_voyage_%C3%A0_Cyth%C3%A8re_%281868%29
Repères à suivre : l’île de Cythère de Verlaine