13 Avril 2014
Des enfants à l’usine, situation normale au XIXe siècle en France. Il faut attendre Victor Hugo et sa voix pénétrante pour dénoncer cette injustice et rappeler la nécessité de leur apporter une instruction. Il exprime cette opinion dans ses poésies, notamment dans le célèbre Melancholia (1838) : étude et analyse.
repères : thème de l'industrie : présentation
Restons dans le socialisme avec non plus Eugène Sue, mais Victor Hugo qui, dans son célèbre poème Melancholia, en date de 1838, dénonce notamment le travail des enfants dans les usines insalubres. On est au tout début de l'industrialisation qui donnera lieu à la Révolution industrielle.
Il vous est proposé de lire ce poème célèbre avant d'en dégager des éléments d'analyse avec la méthode propre à la Gazette : il s’agit de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant :
6 GROSSES CLEFS
Gr : grammaire C : Conjugaison
OS : oppositions le : champ lexical
SE : les 5 sens FS : figures de style
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! La cendre est sur leur joue./
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : — Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! —
Ô servitude infâme imposée à l’enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait — c’est là son fruit le plus certain ! —
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !/
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !/
https://fr.wikisource.org/wiki/Melancholia_%28Hugo%29
Il vous est proposé une analyse de ce poème en mettant le relief sur les points centraux. Ainsi le poème est écrit en alexandrins avec des rimes suivies AABB. On peut y voir la volonté du poète de rechercher une musicalité immédiate, proche du monde de l’enfance : simplicité des effets produits par les rimes pour mettre en relief la profondeur du fond de l’expression poétique. On peut subdiviser le poème en trois parties :
C’est le point de départ de la démonstration du poète qui est le témoin d’une situation qu’il prend sur le vif. Emploi du présent de narration descriptif et détaillé : convocation du sens de la vue avec « on voit ».
Rythme ternaire avec ces trois interrogations poignantes : lieu (où), qui « tous ces enfants », personnes indéterminées « êtres pensifs », dans lesquelles on aperçoit le genre féminin « filles de huit ans ». Notons qu’au XIXe siècle, les filles étaient traditionnellement employées à l’intérieur du logis.
La question de la manière implique l’apparence physique des enfants « maigre », leur solitude « seules » et des êtres sans aucune joie de vivre « personne ne rit ». Constat choquant d’une enfance interdite : c’est la commune destinée offerte aux jeunes travailleurs.
Il faut voir l'opposition entre dehors et dedans : « cheminer » impliquant encore une forme de liberté dans le mouvement et « prison » qui est une métaphore d’un lieu de réclusion, fermé.
Il existe une allitération en s et en d, glissantes, introduisant le thème du mouvement avec les verbes aller « vont » répétés trois fois, « cheminer », « travailler », « faire » : position horizontale puis verticale, « accroupi ».
Notons le recours aux articles démonstratifs « ces êtres », « ces filles ».
Il s’agit d’un questionnement purement rhétorique puisque la réponse est donnée au vers 4.
Le poète utilise le pronom neutre « ils » pour qualifier les enfants pris dans leur généralité. Reprise du thème du mouvement, cette fois avec des locutions temporelles : gradation du temps « quinze heures », puis passage au temps élargi, « de l’aube au matin » qui débouche enfin sur l’adverbe « éternellement » ; c’est un effet de redondance. Il s’agit de restituer l’impression ressentie de pesanteur et de déterminisme. Cette notion apparaît avec la répétition « même » au vers 6.
Le thème de l’Industrie se place avec les termes « machine », mais sous l’angle éminemment péjoratif, avec l’emploi de la métaphore « monstre hideux ». Ces termes renvoient à la littérature enfantine notamment avec des créatures dévorantes, « les dents ». Mais dans ce cas, c’est un cauchemar industriel qui est pointé par le poète : il s’agit d’un travail sans sens « on ne sait quoi », idée que l’on retrouvera dans le questionnement que se posent les enfants eux-mêmes.
Au cœur de l’usine, les couleurs sont contrastées avec le rouge de la forge, « enfer », traduisant aussi la chaleur insoutenable qui y règne et le gris d’une pièce « sombre », mal éclairée, « le fer », « l’airain » « la cendre ».
Notons le jeu du rejet « Ils travaillent » au vers 10 qui cause un malaise profond voulu par le poète : effet saisissant avec les hyperboles aux vers précédents qui débouchent sur une réalité brutale et prosaïque, le labeur.
Il suffit en deux vers de résumer la situation avec l’emploi de tournures impersonnelles « tout » et « on » employées l’une de manière affirmative et l’autre de manière négative « jamais ». La redondance permet d’insister sur l’horreur de la situation. C’est aussi la négation du monde de l’enfance.
"Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue. »
La description s’achève par la couleur blanche, celle de l’innocence qui fait écho aux « anges » perdus dans un monde hostile, « les enfers ». Cette métaphore ouvre le champ lexical de la religion développé dans les deux parties suivantes.
Le poète se fait l’intermédiaire de ces enfants en réduisant la distance entre eux et les hommes. Il adopte un point de vue interne au rythme ternaire : « ils sont déjà bien las. »,« Ils ne comprennent rien » ,« Ils semblent dire ».
Il se fait lyrique « hélas ! », « Ô servitude infâme ». On trouve une succession de phrases exclamatives marquant l’indignation et la colère.
La prière des enfants est portée par le poète : on entre dans le champ lexical de la religion. Cette prière est exprimée au mode de l’impératif, de l’imploration : « voyez ce que nous font les hommes ! » : là encore, c’est sur un constat visuel que la divinité est appelée à jeter les yeux.
C’est la qualité de victimes d’une injustice qui est mise en exergue. Cette prière se fait incantatoire avec ce « Notre père » totalement revisité.
On se situe dans le registre d’une religion déiste et non chrétienne ainsi que le professait justement Voltaire en voulant écraser l’« infâme », c’est-à-dire la religion catholique. Notons l’emploi de cette référence implicite, « servitude infâme ». Le renvoi à Apollon est, en outre, une référence à la mythologie grecque. Le terme « Dieu » est donc à prendre au sens large.
Pour autant, on pénètre dans l’univers de la création biblique avec « souffle », « Dieu », « fait », « œuvre », « beauté », « fruit ».
Mais cette nouvelle création est mauvaise, aliénante « servitude infâme » : elle va surtout à l’inverse du projet « divin ».
C’est en réalité une création à l’envers comme le suggèrent les termes « défait », « étouffant(e) ».
On note l’opposition entre Dieu et les hommes et la volonté dominatrice de ces derniers de réduire les enfants à une tâche.
Le résultat de cette création « humaine », est d’être abrutissante ; le passif est employé pour dire toute l’innocence des victimes, « imposée à l’enfant ».
Le travail des enfants produit du mauvais « fruit », celui qui rend laid « bossu » et bête « crétin ». Le poète recourt au conditionnel « Et qui ferait » pour montrer le caractère tragique de la situation si elle était réalisée.
Le champ lexical du corps est déjà présent avec « joue » auquel s’ajoutent « fronts » « cœurs ». Il dit les ravages du travail sur de jeunes organisme : « Rachitisme ! », dénonciation implacable du poète.
On note l’opposition entre deux valeurs positives, celle « d’Apollon » et de « Voltaire » quintessence de l’intelligence, les deux réduites au néant à l’épreuve du travail dans les usines. Mais pire, cette création « tue » : on note la personnification employée, montrant le caractère irréversible d’un tel traitement sur des enfants.
Enfin arrive la conclusion de ce « Travail mauvais » et des trois propositions relatives qui suit une gradation « qui prend » « Qui produit » « Qui se sert ». On note la personnification du travail qui réside sur un terrain matérialiste avec l’idée d’une captation égoïste « prend », « Se sert ».
Le poète part ainsi de l’enfance « âge tendre » pour aller vers la « misère » et finir par « outil ». L’enfant représenté par la métaphore de fleurs en « serre » va devenir une machine tandis que la machine devient -à l’inverse- un être animé.
La création de la « richesse » s’effectue à l'aide de son opposé la « misère » ; il s’agit de pointer l’exploitation des enfants, avec l’emploi « qui se sert » avec la comparaison avec « outil ».
C’est le temps de la dénonciation du progrès.
Retour du pronom impersonnel « on » et du poète dans son rôle d’interrogateur. Parallélisme avec les trois questions du début.
Cette fois, rythme binaire : « Où va-t-il ? Que veut-il ? » : c’est le progrès qui est mis en accusation puisqu’il n’a pas de réponse. Il n'y a, en effet, pas de réponse à l’absurdité des tâches écrasantes effectuées par des enfants et à la finalité la création de la richesse par de la misère.
Pour le poète, c’est le temps de la dénonciation avec la même technique de la proposition relative répétée trois fois pour faire naître une emphase.
On obtient l’annihilation de l’enfant, représenté toujours sous les traits d’une fleur. Cet enfant n’est plus qu’une chose, là encore redondance exprimée plus haut.
Mais cette fois, il ne s’agit plus d’outil, mais d’une « machine ».
Le progrès s’incline devant son nouveau dieu : l’industrie. Cette dernière est personnifiée avec une « âme » alors qu’à l’inverse le labeur retire cette dignité humaine à l’enfant. On note le mouvement de cause à effet et l’opposition entre les deux verbes « donne » et « retire ». C’est une inversion des valeurs dont le poète s’indigne dans ses phrases exclamatives.
C’est alors que le poète en arrive à se faire dieu à la place de Dieu dans un rite de purification.
Il recourt au mode du subjonctif, celui de la consécration d’une parole mûrement réfléchie. Le poète « maudit » lui-même à trois reprises le travail. Ce rythme ternaire a une fonction incantatoire.
Le recours à l’anaphore et aux comparaisons donne un aspect purement lyrique.
Cette malédiction se veut violente : « haï ». Elle consiste à le détruire par une mise à distance avec le mécanisme de l’« opprobre » ou du « blasphème ».
Il s’agit de réduire à néant cette fausse création humaine qui désunie : « abâtardit ».
On revient alors au registre liturgique « au nom de » répété deux fois « « ô Dieu ! » invoqué n’est plus qu’une interjection. Ce qui est célébré c’est le « vrai travail » avec son cortège trinitaire d’épithètes : « sain, fécond, généreux ». Cette action a purgé le travail qui revient à sa seule finalité : la liberté et le bonheur pour les hommes.
Il faut attendre les deux lois de Jules Ferry de 1881 pour rendre l'école primaire publique gratuite et dispensée par des maîtres ayant reçu un brevet d'enseignement.
La loi scolaire de 1882 parachève l'édifice en imposant la scolarisation obligatoire des garçons et des filles de 6 à 13 ans. Si ce n'est pas une révolution pour les garçons des villes, ce dispositif le devient à l'égard des filles, habituées aux tâches ménagères, et à l'égard des enfants de la campagne envoyés aux champs.
La loi du 30 octobre 1886 sur l'organisation primaire écarte les membres des congrégations religieuses des écoles publiques.
Sources : les lois scolaires de Jules Ferry
Repères à suivre : présentation : la révolte ouvrière