3 Juin 2011
"Les destinées d'un peuple dépendent et de sa nourriture et de son régime." dixit Balzac dans son traité des excitants modernes, liant ainsi nourriture et culture.
Repères : thème de la nourriture : présentation
La première question qui s'impose, avant de débuter notre série d'articles dédiés aux plaisirs de la table, est celle de savoir s'il existe un lien entre la destinée d'un peuple et son régime alimentaire.
Un questionnement théorique qui s'inscrit dans la droite ligne de Montesquieu et de son développement sur la théorie des climats.
Vaste question !
Sous la plume de Balzac, la réponse ne manque pas de nous intéresser, voire de nous surprendre.
Vous saurez tout sur d'étranges expérimentations alimentaires !
Que peut-on en déduire ? On ne peut que vanter les mérites des régimes équilibrés...
"Les destinées d'un peuple dépendent et de sa nourriture et de son régime. Les céréales ont créé les peuples artistes. L'eau-de-vie a tué les races indiennes. J'appelle la Russie une aristocratie soutenue par l'alcool. Qui sait si l'abus du chocolat n'est pas entré pour quelque chose dans l'avilissement de la nation espagnole, qui, au moment de la découverte du chocolat, allait recommencer l'empire romain ? Le tabac a déjà fait justice des Turcs, des Hollandais, et menace l'Allemagne. Aucun de nos hommes d'Etat, qui sont généralement plus occupés d'eux-mêmes que de la chose publique, à moins qu'on ne regarde leurs vanités, leurs maîtresses et leurs capitaux comme des choses publiques, ne sait où va la France par excès de tabac, par l'emploi du sucre, de la pomme de terre substituée au blé, de l'eau-de-vie, etc. (...)
Voici le résultat d'une expérience faite à Londres, dont la vérité m'a été garantie par deux personnes dignes de foi, un savant et un homme politique, et qui domine les questions que nous allons traiter.
Le gouvernement anglais a permis de disposer de la vie de trois condamnés à mort, auxquels on a donné l'option ou d'être pendus suivant le formule usitée dans ce pays, ou de vivre exclusivement, l'un de thé, l'autre de café, l'autre de chocolat, sans y joindre aucun autre aliment de quelque nature que ce fût, ni boire d'autres liquides. Les drôles ont accepté. Peut-être tout condamné en eut-il fait autant. Comme chaque aliment offrait plus ou moins de chances, ils ont tiré le choix au sort.
L'homme qui a vécu de chocolat est mort après huit mois.
L'homme qui a vécu de café a duré deux ans.
L'homme qui a vécu de thé n'a succombé qu'après trois ans.
Je soupçonne la Compagnie des Indes d'avoir sollicité l'expérience dans l'intérêt de son commerce.
L'homme au chocolat est mort dans un effroyable état de pourriture, dévoré par les vers. Ses membres sont tombés un à un, comme ceux de la monarchie espagnole.
L'homme au café est mort brûlé, comme si le feu de Gomorrhe l'eût calciné. On aurait pu en faire de la chaux. On l'a proposé, mais l'expérience a paru contraire à l'immortalité de l'âme.
L'homme au thé est devenu maigre et quasi diaphane, il est mort de consomption, à l'état de lanterne ; on voyait clair à travers son corps ; un philanthrope a pu lire le Times, une lumière ayant été placée derrière le corps. La décence anglaise n'a pas permis un essai plus original.
Je ne puis m'empêcher de faire observer combien il est philanthropique d'utiliser le condamné à mort au lieu de le guillotiner brutalement. On emploie déjà l'adipocire des amphithéâtres à faire de la bougie, nous ne devons pas nous arrêter en si beau chemin. Que les condamnés soient donc livrés aux savants au lieu d'être livrés au bourreau.
Une autre expérience a été faite en France, relativement au sucre.
Monsieur Magendie a nourri des chiens exclusivement de sucre ; les affreux résultats de son expérience ont été publiés, ainsi que le genre de mort de ces intéressants amis de l'homme, dont ils partagent les vices (les chiens sont joueurs) ; mais ces résultats ne prouvent encore rien par rapport à nous. »
Le traité des excitants modernes, Balzac,
https://fr.wikisource.org/wiki/Trait%C3%A9_des_excitants_modernes