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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

De l'art de l'attente (1)

De l'art de l'attente (1)

 

 

Repères : thème de l'illusion : le feuilleton

 

Clémence Petit, brune aux yeux bleu velours et au teint mat, quarante-cinq ans, regarde sa montre et peste contre sa nouvelle cliente qui manque de ponctualité. C'était bien la peine de solliciter un rendez-vous en urgence. "Cela va décaler tous mes rendez-vous de la journée !" Elle considère que son activité professionnelle ne souffre pas la moindre désorganisation. De la rigueur, voilà ce qui lui a permis de constituer une clientèle et de réussir dans un secteur bien particulier, à Orléans. Une ville où le hasard des rencontres l'a menée. Elle se rappelle alors avec bonheur les circonstances de sa venue dans ce chef lieu du Loiret, l'amour. Elle se sent enveloppée par un halo lumineux et chaud...


Petite-fille de l'écrivain sulfureux, Théodore de Lauzun, elle a arrêté ses études de lettres après être tombée follement amoureuse de Jean-Bernard Petit, avocat à Orléans. Ce dernier a constitué au premier regard son alpha et son oméga. Un coup de foudre ! Elle s'est occupée naturellement de son époux et rapidement des cinq enfants du couple, trois filles et des jumeaux. "Je n'ai pas chômé en huit ans !" Le quotidien de Clémence est ainsi bien rythmé, lui laissant finalement peu de temps pour elle. Mais la quarantaine bien sonnée et les enfants grandissant, Clémence Petit semble plus désemparée devant le vide intersidéral de sa vie finalement axée sur le bien-être des siens. Elle se sent bien seule. Son confort de vie ne lui apporte plus autant de satisfaction qu'auparavant. Elle mène la vie d'une bourgeoise de province. Pour dire les choses, son bonheur a un peu passé comme la blancheur éclatante du linge avec le temps. "Une référence à mon quotidien si prosaïque. Les lessives..."

Jean-Bernard ne lui parle plus autant qu'avant. D'ailleurs qu'a-t-elle d'intéressant à lui raconter de ses journées ? "Mes petits papotages à l'école, mes courses au supermarché ?" Une vraie crise existentielle se fait jour en elle. "Quelle est ma place dans la société ?" Heureusement que ses bonnes amies lui ont conseillé de rendre visite à un thérapeute qui la met sur la voie : il lui déclare qu'il lui faut une activité bien à elle où elle s'éloignerait de la pure gestion domestique, mari et enfants. Une révélation pour cette "desperate woman", sa série préférée...

 

Elle a une idée lumineuse qui jaillit de son cerveau fertile ; comme elle aime à rédiger, elle le fera pour les autres. Ce n'est après tout que la continuité du travail de son grand-père. "Oh ! je n'ai pas le talent de ce dernier ! Je ne joue pas dans la même cour ! La cour ! Et dire que j'essaye de créer une zone étanche bien à moi où les enfants ne viendraient pas me solliciter en permanence ! Reprenons"... C'est ainsi qu'elle propose ses services à la commune d'Orléans et qu'elle rédige à la permanence de la mairie des courriers administratifs rencontrant la misère de l'illettrisme. Elle remet en forme les demandes les plus simples en empruntant un vocabulaire qui fait toujours impression auprès de ses clients. "Ah ! ce besoin de reconnaissance ! J'ai l'honneur de bien vouloir porter à votre attention.... ", elle reconnaît que c'est bien un peu ampoulé !

Puis, les consultations ont lieu chez elle, rue Théophile Chollet. Un bureau, un canapé et deux fauteuils : le tour est joué. Rien de plus enfantin ("non, disons de plus commode !") que de se réaménager une pièce dans ce grand appartement d'angle. Une rencontre décisive qui oriente sa vie professionnelle...


Une vieille dame avec son petit sac à main vient à sa rencontre. Elle ne sollicite aucune aide pour ses papiers administratifs. Désireuse de laisser un témoignage à ses petits-enfants, elle demande à Clémence de mettre en forme l'histoire de sa vie. Quel bonheur pour notre écrivain public que d'écouter le récit de ses exploits héroïques durant la Seconde Guerre Mondiale ! Une épopée à rendre, par son talent d'écriture, didactique et passionnante. Le travail de l'écrivain public prend alors soudainement un tout autre sens, plus absolu. Chaque vie recèle des moments de vérité. Du fait de son intérêt majeur, l'ouvrage finit par dépasser le simple cadre familial pour être publié par une maison d'édition. "Cette œuvre constitue mon bâton de maréchal, la thèse que je n'ai jamais faite !" Cette expérience permet une véritable reconnaissance de son travail. Puis le bouche à oreille s'est mis en route comme c'est fréquent dans des villes de province. On la sollicite désormais uniquement en qualité de « nègre » et les récits prennent forme sous ses doigts comme la glaise d'un sculpteur. "J'aime tant l'art..."

L'essor du numérique a fait naître beaucoup de vocations d'écrivain et, parmi eux, d'auteurs par procuration. Chacun voit un intérêt à coucher par écrit les actes de sa vie. Tout peut enfin s'auto-éditer facilement, à moindre coût. Encore faut-il trouver une personne habituée à la rédaction. Clémence répond précisément à cette exigence bien particulière. "Un talent de famille," dit-elle à ses clients. "Mais qui connaît encore Théodore de Lauzun ?" lui objecte son mari...


Évidemment la question qui s'est posée est celle de savoir comment donner du relief à des récits souvent plats ? Elle se force chaque fois à ne pas juger de la qualité des récits. Son métier consiste à narrer, "mon impératif catégorique à moi", il ressemble beaucoup à celui de l'Art français de la guerre, d'Alexis Jenni, le prix Goncourt 2011. De ce point de vue, les résultats dépassent ses espérances, son activité est en plein essor. On se bouscule pour obtenir un rendez-vous avec elle. Des clients de Paris, à une heure de train, viennent même la rencontrer. Son empathie fait merveille, elle remplit à la fois l'office de psychanalyste et d'amie. Clémence a ainsi trouvé sa vocation, sa voie. Son bonheur est sans mélange. "J'ai créé une entreprise littéraire fructueuse !" Son mari paraît satisfait d'avoir une femme plus équilibrée à la maison. Il est plus gentil avec elle, enfin.

 

Pourtant, elle n'a reçu au préalable que la molle bénédiction d'un époux qui, de loin en loin, s'est investi exclusivement dans sa carrière d'avocat. Jean-Bernard a ouvert un cabinet secondaire à Paris qui draine une clientèle de plus en plus nombreuse. En semaine, il se fait de plus en plus rare au domicile conjugal. La seule condition qu'il lui a imposée est de ne rien changer à la vie de famille. Il accepte que sa femme ''s'amuse'' à une activité mais cela ne ne doit pas modifier l'harmonie domestique et encore moins ses petites habitudes, son linge bien repassé, ses petits plats. Habituée à gérer le quotidien des siens, elle ne s'est pas fait répéter deux fois cette semi-autorisation et s'est lancée dans cette folle occupation, "ma réussite éclatante !"


Ah ! mais la nouvelle cliente vient enfin de sonner à l'interphone... trente minutes de retard ! peste-t-elle.

 

Repères à suivre : le feuilleton : Une autobiographie précoce (2)

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