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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

L'instruction et le savoir...

À rebours de ses contemporains, Victor Hugo a pris le parti de l'enfance malmenée au XIXe siècle au travers de ce vibrant appel à l'éducation et à la fermeture des bagnes. Lisez les souvenirs mémorables d'un collégien désabusé sous la plume d'Anatole France : deux visions de l'éducation...

Victor Hugo, école, enfants, bagne, fermeture, éducation

 Repères : thème de l'école : vers et prose

Instruction publique

Découvrez le vibrant manifeste pour une instruction publique offerte à tous rédigé par Victor Hugo à la suite d'une visite décisive dans un bagne peuplé d'enfants malheureux. Notre cher poète a été un des premiers à dénoncer le travail des enfants.

Puis, plus légèrement, lisez les souvenirs mémorables d'un collégien désabusé sous la plume d'Anatole France..

 

**************

Écrit après la visite d'un bagne
 

Chaque enfant qu'on enseigne est un homme qu'on gagne.
Quatre-vingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagne
Ne sont jamais allés à l'école une fois,
Et ne savent pas lire, et signent d'une croix.

C'est dans cette ombre-là qu'ils ont trouvé le crime.
L'ignorance est la nuit qui commence l'abîme.
Où rampe la raison, l'honnêteté périt.

Dieu, le premier auteur de tout ce qu'on écrit,
A mis, sur cette terre où les hommes sont ivres,
Les ailes des esprits dans les pages des livres.
Tout homme ouvrant un livre y trouve une aile, et peut
Planer là-haut où l'âme en liberté se meut.
L'école est sanctuaire autant que la chapelle.
L'alphabet que l'enfant avec son doigt épelle
Contient sous chaque lettre une vertu ; le cœur
S'éclaire doucement à cette humble lueur.
Donc au petit enfant donnez le petit livre.
Marchez, la lampe en main, pour qu'il puisse vous suivre.

La nuit produit l'erreur et l'erreur l'attentat.
Faute d'enseignement, on jette dans l'état
Des hommes animaux, têtes inachevées,

Tristes instincts qui vont les prunelles crevées,
Aveugles effrayants, au regard sépulcral,
Qui marchent à tâtons dans le monde moral.
Allumons les esprits, c'est notre loi première,
Et du suif le plus vil faisons une lumière.
L'intelligence veut être ouverte ici-bas ;
Le germe a droit d'éclore ; et qui ne pense pas
Ne vit pas.
Ces voleurs avaient le droit de vivre.
Songeons-y bien, l'école en or change le cuivre,
Tandis que l'ignorance en plomb transforme l'or.

Je dis que ces voleurs possédaient un trésor,
Leur pensée immortelle, auguste et nécessaire ;
Je dis qu'ils ont le droit, du fond de leur misère,
De se tourner vers vous, à qui le jour sourit,
Et de vous demander compte de leur esprit ;
Je dis qu'ils étaient l'homme et qu'on en fit la brute ;
Je dis que je nous blâme et que je plains leur chute ;
Je dis que ce sont eux qui sont les dépouillés ;
Je dis que les forfaits dont ils se sont souillés
Ont pour point de départ ce qui n'est pas leur faute ;
Pouvaient-ils s'éclairer du flambeau qu'on leur ôte ?
Ils sont les malheureux et non les ennemis.
Le premier crime fut sur eux-mêmes commis ;
On a de la pensée éteint en eux la flamme :
Et la société leur a volé leur âme.


Victor HUGO, Les quatre vents de l'esprit (1881)

 

Souvenirs d'un collégien

Pierre qui est un enfant à l'imagination débordante est inscrit à un collège de Paris à la fin du XIXème siècle. Le jour de la rentrée, il copie la liste des ouvrages qui vont être étudiés en classe. À l'évocation du nom d'Esther et d'Athalie, il imagine un roman champêtre plein de promesses savoureuses...

«— Je vais, nous dit-il ensuite, vous dicter la liste des livres que vous devrez vous procurer le plus tôt possible.

Et il nous dénombra d'une voix lente et monotone des titres rébarbatifs tels que lexiques et rudiments (ne les pouvait-on nommer avec plus de douceur à de très jeunes enfants ?), les fables de Phèdre, une arithmétique, une géographie, le Selectae e profanis..., que sais-je encore ? Et il termina sa liste par cette mention, nouvelle pour moi. Esther et Athalie. Aussitôt je vis devant moi, dans un vague délicieux, deux femmes gracieuses, vêtues comme sur les images, qui se tenaient par la taille et qui se disaient des choses que je n'entendais pas, mais que je devinais touchantes et jolies. La chaire et le professeur, le tableau noir, les murs gris avaient disparu. Les deux femmes marchaient lentement dans un étroit sentier entre des champs de blé, fleuris de bleuets et de coquelicots, et leurs noms chantaient à mes oreilles : Esther et Athalie.

Je savais déjà qu'Esther était l'aînée. Elle était bonne. Athalie, plus petite, avait des nattes blondes, autant que je pouvais le discerner. Elles habitaient la campagne. Je devinais un hameau, des chaumières qui fumaient, un berger, des villageois dansant; mais tous les traits de ce tableau restaient incertains, et j'étais avide de connaître les aventures d'Esther et d'Athalie. Le professeur, en m'appelant par mon nom, me tira de ma rêverie.

Dormez-vous? Vous êtes dans la lune, Allons! Allons! soyez attentif et écrivez.

Le maître nous dictait les devoirs et les leçons pour le lendemain : un thème latin à faire, une fable de Fénelon à réciter.(...)

Nous respirâmes nos livres avec plaisir : ils sentaient la colle et le papier. Ils étaient tout frais. Nous inscrivîmes nos noms sur le titre. Certains d'entre nous firent un pâté sur la couverture de quelque grammaire ou dictionnaire, et ils en gémirent. Et pourtant, ces bouquins étaient destinés à recevoir plus de taches d'encre que les vitres de l'épicier de la rue des Saints-Pères ne reçoivent de taches de boue en hiver. Mais la première macule désespère : les autres vont de soi. Ces considérations, pour peu qu'on les poussât, nous mèneraient loin des grammaires et des dictionnaires. Quant à moi, je cherchai tout de suite dans mon paquet de livres Esther et Athalie. Par un coup du sort, qui me fut cruel, cet ouvrage manquait; l'économe, auquel je le réclamai, me dit que je l'aurais en temps utile et que je n'avais pas à m'inquiéter.

Ce fut seulement quinze jours plus tard, le jour des Morts, que je reçus Esther et Athalie. Un petit volume cartonné à dos de toile bleue, qui portait sur le plat ce titre en papier gris : Racine, Esther et Athalie, tragédies tirées de l'écriture sainte, édition à l'usage des classes. Ce titre ne m'annonçait rien de bon. J'ouvris le livre : c'était pis qu'on n'eût pu craindre. Esther et Athalie étaient en vers. On sait que tout ce qui est écrit en vers se comprend mal et n'intéresse pas. Esther et Athalie formaient deux pièces distinctes et tout en vers. En grands vers. Ma mère avait cruellement raison. Alors Esther n'était pas fermière, Athalie n'était pas une petite mendiante, Esther n'avait pas rencontré Athalie au bord du chemin. Alors j'avais rêvé! Rêve charmant! Que la réalité était triste et ennuyeuse auprès de mon songe ! Je fermai le livre et me promis bien de ne jamais le rouvrir. Je ne me suis pas tenu parole.

O doux et grand Racine ! le meilleur, le plus cher des poètes! telle fut ma première rencontre avec vous. Vous êtes maintenant mon amour et ma joie, tout mon contentement et mes plus chères délices. C'est peu à peu, en avançant dans la vie, en faisant l'expérience des hommes et des choses, que j'ai appris à vous connaître et à vous aimer. (…)

Mais je n'ai pas dit qu'ayant refusé d'apprendre la prière d'Esther : O mon souverain roi (et ce sont là les plus beaux vers de la langue française), mon professeur de huitième me fît copier cinquante fois le verbe : Je n'ai pas appris ma leçon. Mon professeur de huitième était un mortel profane. Ce n'est pas ainsi qu'on venge la gloire d'un poète. Aujourd'hui, je sais Racine par cœur, et il m'est toujours nouveau. Quant à toi, vieux Ricliou. (c'était le nom de mon professeur de huitième), je déteste ta mémoire. Tu profanais les vers de Racine en les faisant passer par ta bouche épaisse et noire. Tu n'avais pas le sens de l'harmonie. Tu méritais le sort de Marsyas. Et je m'approuve d'avoir refusé d'apprendre Esther, tant que tu fus mon régent.(..) »

Anatole France, Le Petit Pierre, 1918, extrait du chapitre 34, collégien, (Wikisource)

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