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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

L'obtention de la chaîne d'or par Ctésias (Gautier)

Poursuivons la lecture de la nouvelle de Théophile Gautier, la chaîne d'or (1837). La belle Plangon exerce sur son amant qu'elle a chassé un chantage odieux : il doit lui apporter une chaîne en or. Pour cela, il doit quitter Athènes pour se rendre à Samos chez Bacchide...

 

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repère : thème de la passion : la chaîne d'or (Gautier)

Durant ce mois, nous découvrons une nouvelle de Théophile Gautier, la Chaîne d'Or, qui nous fait entrer dans un trio amoureux à l'époque grecque.

RÉSUMÉ
  • Plangon, la magnifique, celle qui, à Athènes, est adulée par tous.
  • Ctésias, le bel éphèbe, amoureux de Plangon, mais qui a dissimulé un pan de sa vie. Il devra en payer le prix aux termes d'un voyage...
  • Bacchide, celle qui aurait des raisons d'être jalouse...

Dans l'article précédent, nous avons vu le chantage que Plangon, folle de jalousie, a exercé sur Ctésias. Voyons aujourd'hui le départ du jeune homme d'Athènes.

UNE TRAVERSÉE

Ctésias s'embarque pour Samos retrouver Bacchide qu'il a aimée avant de l'oublier. 

Il doit la convaincre de lui donner une chaîne d'or...

Que représente cette chaîne ?

***

"La chaîne de Bacchide la Samienne n’était pas, comme l’on pourrait se l’imaginer, un simple collier faisant deux ou trois fois le tour du cou, et précieux par l’élégance et la perfection du travail ; c’était une véritable chaîne, aussi grosse que celle dont on attache les prisonniers condamnés au travail des mines, de plusieurs coudées de long et de l’or le plus pur.

Bacchide ajoutait tous les mois quelques anneaux à cette chaîne ; quand elle avait dépouillé quelque roi de l’Asie Mineure, quelque grand seigneur persan, quelque riche propriétaire athénien, elle faisait fondre l’or qu’elle en avait reçu et allongeait sa précieuse chaîne.

Cette chaîne doit servir à la faire vivre quand elle sera devenue vieille, et que les amants, effrayés d’une ride naissante, d’un cheveu blanc mêlé dans une noire tresse, iront porter leurs voeux et leurs sesterces chez quelque hétaïre* moins célèbre, mais plus jeune et plus fraîche. Prévoyante fourmi, Bacchide, à travers sa folle vie de courtisane, tout en chantant comme les rauques cigales, pense que l’hiver doit venir et se ramasse des grains d’or pour la mauvaise saison. Elle sait bien que les amants, qui récitent aujourd’hui des vers hexamètres et pentamètres devant son portique, la feraient jeter dehors et pelauder à grand renfort de coups de fourche par leurs esclaves si, vieillie et courbée par la misère,elle allait supplier leur seuil et embrasser le coin de leur autel domestique. Mais avec sa chaîne, dont elle détachera tous les ans un certain nombre d’anneaux, elle vivra libre, obscure et paisible dans quelque bourg ignoré, et s’éteindra doucement, en laissant de quoi payer d’honorables funérailles et fonder quelque chapelle à Vénus protectrice. Telles étaient les sages précautions que Bacchide l’hétaïre avait cru devoir prendre contre la misère future et le dénuement des dernières années ; car une courtisane n’a pas d’enfants, pas de parents, pas d’amis, rien qui se rattache à elle, et il faut en quelque sorte qu’elle se ferme les yeux à elle-même.

Demander la chaîne de Bacchide, c’était demander quelque chose d’aussi impossible que d’apporter la mer dans un crible ; autant eût valu exiger une pomme d’or du jardin des Hespérides. La vindicative Plangon le savait bien ; comment, en effet, penser que Bacchide pût se dessaisir, en faveur d’une rivale, du fruit des épargnes de toute sa vie, de son trésor unique, de sa seule ressource pour les temps contraires ? Aussi était-ce bien un congé définitif que Plangon avait donné à notre enfant, et comptait-elle bien ne le revoir jamais.

Cependant Ctésias ne se consolait pas de la perte de Plangon. Toutes ses tentatives pour la rejoindre et lui parler avaient été inutiles, et il ne pouvait s’empêcher d’errer comme une ombre autour de la maison, malgré les quolibets dont les esclaves l’accablaient et les amphores d’eau sale qu’ils lui versaient sur la tête en manière de dérision.

Enfin il résolut de tenter un effort suprême ; il descendit vers le Pirée et vit une trirème qui appareillait pour Samos ; il appela le patron et lui demanda s’il ne pouvait le prendre à son bord. Le patron, touché de sa bonne mine et encore plus des trois pièces d’or qu’il lui glissa dans la main, accéda facilement à sa demande.

On leva l’ancre, les rameurs, nus et frottés d’huile, se courbèrent sur leurs bancs, et la nef s’ébranla. C’était une belle nef nommée l’Argo ; elle était construite en bois de cèdre, qui ne pourrit jamais. Le grand mât avait été taillé dans un pin du mont Ida ; il portait deux grandes voiles en lin d’Égypte, l’une carrée et l’autre triangulaire ; toute la coque était peinte à l’encaustique, et sur le bordage on avait représenté au vif des néréides et des tritons jouant ensemble. C’était l’ouvrage d’un peintre devenu bien célèbre depuis, et qui avait débuté par barbouiller des navires.

Les curieux venaient souvent examiner le bordage de l’Argo pour comparer les chefs-d’oeuvre du maître à ses commencements ; mais, quoique Ctésias fût un grand amateur de peinture et qu’il se plût à former des cabinets, il ne jeta pas seulement ses yeux sur les peintures de l’Argo. Il n’ignorait pourtant pas cette particularité, mais il n’avait plus de place dans le cerveau que pour une idée, et tout ce qui n’était pas Plangon n’existait pas pour lui.

L’eau bleue, coupée et blanchie par les rames, filait écumeuse sur les flancs polis de la trirème. Les silhouettes vaporeuses de quelques îles se dessinaient dans le lointain et fuyaient bien vite derrière le navire ; le vent se leva, l’on haussa la voile, qui palpita incertaine quelques instants et finit par se gonfler et s’arrondir comme un sein plein de lait ; les rameurs haletants se mirent à l’ombre sous leurs bancs, et il ne resta sur le pont que deux matelots, le pilote et Ctésias, qui était assis au pied du mât, tenant sous son bras une petite cassette où il y avait trois bourses d’or et deux poignards affilés tout de neuf, sa seule ressource et son dernier recours s’il ne réussissait pas dans sa tentative désespérée.

Voici ce que l’enfant voulait faire : il voulait aller se jeter aux pieds de Bacchide, baigner de larmes ses belles mains, et la supplier, par tous les dieux du ciel et de l’enfer, par l’amour qu’elle avait pour lui, par pitié pour sa vieille mère que sa mort pousserait au tombeau, par tout ce que l’éloquence de la passion pourrait évoquer de touchant et de persuasif, de lui donner la chaîne d’or que Plangon demandait comme une condition fatale de sa réconciliation avec lui.

Vous voyez bien que Ctésias de Colophon avait complètement perdu la tête. Cependant toute sa destinée pendait au fil fragile de cet espoir ; cette tentative manquée, il ne lui restait plus qu’à ouvrir, avec le plus aigu de ses deux poignards, une bouche vermeille sur sa blanche poitrine pour le froid baiser de la Parque.

Pendant que l’enfant colophonien pensait à toutes ces choses, le navire filait toujours, de plus en plus rapide, et les derniers reflets du soleil couchant jouaient encore sur l’airain poli des boucliers suspendus à la poupe, lorsque le pilote cria : « Terre ! terre ! »

L’on était arrivé à Samos.

Dès que l’aurore blonde eut soulevé du doigt les rideaux de son lit couleur de safran, l’enfant se dirigea vers la demeure de Bacchide le plus lentement possible ; car, singularité piquante, il avait maudit la nuit trop lente et aurait été pousser lui-même les roues de son char sur la courbe du ciel, et maintenant il avait peur d’arriver, prenait le chemin le plus long et marchait à petits pas. C’est qu’il hésitait à perdre son dernier espoir et reculait au moment de trancher lui-même le noeud de sa destinée ; il savait qu’il n’avait plus que ce coup de dé à jouer ; il tenait le cornet à la main, et n’osait pas lancer sur la table le cube fatal.

Il arriva cependant, et, en touchant le seuil, il promit vingt génisses blanches aux cornes dorées à Mercure, dieu de l’éloquence, et cent couples de tourterelles à Vénus, qui change les coeurs.

Une ancienne esclave de Bacchide le reconnut.

« Quoi ! c’est vous, Ctésias ? Pourquoi la pâleur des morts habite-t-elle sur votre visage ? Vos cheveux s’éparpillent en désordre ; vos épaules ne sont plus frottées d’essence ; le pli de votre manteau pend au hasard ; vos bras ni vos jambes ne sont plus épilés. Vous êtes négligé dans votre toilette comme le fils d’un paysan ou comme un poète lyrique. Dans quelle misère êtes-vous tombé ? Quel malheur vous est-il arrivé ? Vous étiez autrefois le modèle des élégants. Que les dieux me pardonnent ! votre tunique est déchirée à deux endroits.

– Ériphile, je ne suis pas misérable, je suis malheureux. Prends cette bourse, et fais-moi parler sur-le-champ à ta maîtresse. »

La vieille esclave, qui avait été nourrice de Bacchide, et à cause de cela jouissait de la faveur de pénétrer librement dans sa chambre à toute heure du jour, alla trouver sa maîtresse, et pria Ctésias de l’attendre à la même place.

« Eh bien, Ériphile ? dit Bacchide en la voyant entrer avec une mine compassée et ridée, pleine d’importance et de servilité à la fois.

– Quelqu’un qui vous a beaucoup aimée demande à vous voir, et il est si impatient de jouir de l’éclat de vos yeux, qu’il m’a donné cette bourse pour hâter les négociations.

– Quelqu’un qui m’a beaucoup aimée ? fit Bacchide un peu émue. Bah ! ils disent tous cela. Il n’y a que Ctésias de Colophon qui m’ait véritablement aimée.

– Aussi est-ce le seigneur Ctésias de Colophon en personne.

Ctésias dis-tu ? Ctésias, mon bien-aimé Ctésias ! Il est là qui demande à me voir ? Va, cours aussi vite que tes jambes chancelantes pourront te le permettre, et amène-le sans plus tarder. »

Ériphile sortit avec plus de rapidité que l’on n’eût pu en attendre de son grand âge." 

  hétaïre* : courtisane, prostituée

 

repère à suivre: La suite 

 

 

 

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